Thesmos, nomos, psephisma
On trouve dans les textes grecs trois mots différents qu'on traduit habituellement par "loi": Thesmos (ὁ θεσμός), nomos (ὁ νόμος) et psephisma (τὸ ψήφισμα).
- Thesmos signifie étymologiquement "ce qui est posé, établi", la "règle fixée". Le terme a d'abord une signification religieuse et sacrée, puis correspond en termes civils à ce qu'on pourrait appeler la coutume, le droit légué par les ancêtres.
- Nomos, c'est "ce qui est établi en partage", ce qui signifie à la fois l'usage collectif et le droit qui vaut également pour toute une communauté.
- Psephisma équivaut à une "décision votée", un décret. Le terme vient de psefos (ἡ ψῆφος), le caillou, parce qu'à l'origine le vote se faisait au moyen de petites pierres de couleurs différentes déposées dans une urne.
Le plus ancien est le mot thesmos. C'est celui qui devrait qualifier les lois de Dracon et de Solon, concernant essentiellement le droit privé et criminel. Nomos n'apparaît qu'avec la réforme de Clisthène et inclut aussi le droit constitutionnel. Quant aux psephismata, ce sont les décret, les décisions législatives prises par l'Ecclesia.
La distinction entre les trois termes n'est pas toujours évidente. Plutarque emploie le terme "nomos" pour parler de la législation de Dracon (Τοὺς νόμους ὁ Δράκων ἔγραψεν) Dans le passage des Helléniques relatant le procès des généraux des Arginuses, Xénophon emploie indifféremment nomos et psephisma, preuve que dans son esprit, ils sont parfaitement synonymes. La distinction se fait pourtant peu à peu pendant la période démocratique entre les nomoi, qui ont une valeur générale et s'inscrivent dans la durée, et les psephismata, décisions circonstancielles à portée limitée. Dans la Politique, Aristote différencie clairement les deux. Parmi les critiques qu'il formule à l'encontre des régimes démocratiques, le philosophe décrit une situation malsaine dans laquelle les "décrets" l'emportent sur les "lois".
Pourtant l''idée que le nomos doit primer s'impose donc peu à peu dans l'esprit des Athéniens. C'est le terme qui est employé pour introduire la fameuse prosopopée du Criton de Platon. C'est aussi celui qu'utilise Démosthène dans le Contre Aristogiton. Cette prééminence accordée au nomos accompagne probablement une prise de conscience de la notion même de "loi", dont les contours se précisent progressivement pendant la période démocratique.
Qu'est-ce que la loi ?
Ce n'est en effet qu'au début du quatrième siècle, avec la restauration de la démocratie, que les Athéniens prirent soin de publier une définition du terme, celle-ci prenant elle-même la forme d'une loi promulguée. L'extrait suivant nous est parvenu sous forme de citation dans un discours d'Andocide datant probablement de 399.
Νόμοι Ἀγράφῳ δὲ νόμῳ τὰς ἀρχὰς μὴ χρῆσθαι μηδὲ περὶ ἑνός. Ψήφισμα δὲ μηδὲν μήτε βουλῆς μήτε δήμου νόμου κυριώτερον εἶναι. Μηδὲ ἐπ΄ ἀνδρὶ νόμον ἐξεῖναι θεῖναι, ἐὰν μὴ τὸν αὐτὸν ἐπὶ πᾶσιν Ἀθηναίοις, ἐὰν μὴ ἑξακισχιλίοις δόξῃ κρύβδην ψηφιζομένοις. (Andocide, Sur les Mystères, 87) |
Lois Aucune loi non écrite ne sera appliquée par les magistrats, en aucun cas. Aucun décret, qu'il émane du Conseil ou du peuple, ne prévaudra sur une loi. Il ne sera pas permis d'établir une loi pour un individu si la même loi ne s'applique pas à tous les Athéniens, sauf si la décision est prise par 6 000 votants dans un scrutin à bulletin secret." |
Cette définition pose trois principes fondamentaux :
- Seule compte la loi écrite. L'initiative remonte à Dracon. Même si beaucoup de citoyens ne savent pas lire à cette époque, il s'agit d'une étape fondamentale dans l'histoire du droit. Une loi affichée, publiée, se dégage ainsi du droit coutumier et devient propriété commune. Par ailleurs, "écrite avec du sang", gravée dans la pierre ou, plus tard, archivée sur des papyrus, elle prend valeur d'engagement pour la cité tout entière.
- La même loi s'applique à tous. La dernière phrase pose cependant problème. Elle ménage manifestement une porte de sortie pour les situations exceptionnelles qui ne pouvaient être réglées par un simple décret.
- La loi (nomos) prévaut sur le décret (psephisma). Un décret peut annuler un autre décret mais doit toujours rester conforme à la loi. Si ce principe a été aussi clairement formulé à cette époque, c'est sans doute qu'il ne l'était pas auparavant et que les deux intermèdes oligarchiques avaient été l'occasion d'une rélexion collective sur les principes fondateurs de la démocratie. Il prouve en tous cas, à l'encontre de bien des idées reçues, que les citoyens du IV° siècle étaient parfaitement conscients de la nécessité de la stabilité des lois.
Les procédures de révisions du code
Si la force de la loi l'emporte sur toute décision circonstancielle, la législation ne court-elle pas le risque de la sclérose ? Les Athéniens étaient conscients de la nécessité d'adapter le code aux évolutions de la société mais aussi de la gravité de l'acte. Démosthène, défenseur inlassable de l'intangibilité des lois, fait à ce propos, dans le Contre Timocrate, l'éloge d'une coutume fort dissuasive en usage chez les Locriens ! Sans aller jusqu'à ces extrémités, la constitution athénienne prévoyait des procédures lourdes et contraignantes :
- Le principe de la révision (qu'il s'agit d'une modification ou de l'ajout d'une nouvelle loi) fait d'abord l'objet d'un vote de l'Ecclesia.
- La Boulè se charge de la de la rédaction des probouleumata et de la publication de la proposition sur le monument des héros éponymes.
- Une commission de nomothètes est nommée pour examiner la proposition. La procédure prend l'aspect d'un jugement des lois. Celles-ci sont défendues par des avocats choisis par l'Ecclesia alors que l'auteur de la proposition joue le rôle de l'accusateur. Les nomothètes font office de jurés et votent à la majorité simple.
En réalité, les procédures de révision furent rares. Les lois de Dracon et Solon, promulguées au VI° siècle, restèrent en vigueur pendant toute la période démocratique. La cité procéda néanmoins, à deux reprises, à un examen général et à une actualisation partielle de sa législation.
- Après le premier épisode oligarchique des Quatre-Cents, les Athéniens, pour affermir la démocratie restaurée, ressentirent la nécessité de recenser et de préciser le sens les lois en usage. Il semble cependant qu'aucune modification fondamentale ne fut apportée. Le code mis à jour fut gravé dans la pierre sous le portique royal -celui de l'archonte roi-, sur l'Agora.
- Une nouvelle révision eut lieu en 399, après le deuxième intermède oligarchique des Trente. C'est à cette occasion que fut créé un nouveau corps de magistrats : les nomothètes. (οἱ νομοθέται), chargés à la fois de recenser à nouveau toutes les lois (les Trente ayant probablement fait effacer le code gravé sous le portique royal) mais d'actualiser le code. Chaque loi fut examinée en détail et fit l'objet d'un vote avant d'être à nouveau gravée sous le portique royal. A cette occasion, on adjoignit aux lois du VI° siècle toutes les lois votées pendant la période démocratique.
Le vote des décrets et des lois
Tout citoyen a le droit de proposer un décret à l'Assemblée. La menace de poursuites judiciaires ne semble pas avoir découragé les initiatives, qui se multiplient après les intermèdes oligarchiques des Quatre-Cents et des Trente. En revanche, la révision des lois et à la promulgation de lois nouvelles sont du ressort des nomothètes, ce qui doit garantir la stabilité de la législation.
Pourtant, au quatrième siècle, Démoshène se plaint d'une inflation de lois nouvelles. Les lois, nous dit-il, perdent de leur prééminence. Certaines seraient même votées dans le seul but de rendre la législation conforme aux décrets votés sur la Pnyx. Ces affirmations ne semblent pas confirmées par les sources historiques. M.H. Hansen recense au quatrième siècle 7 lois adoptées contre 488 décrets approuvés sur la Pnyx. La disproportion est considérable et prouve que le filtre des nomothètes fonctionnait parfaitement.
Pourquoi, en ce cas, l'orateur lance-t-il de telles accusations ? Il ne faut pas oublier que le Contre Aristogiton, le Contre Leptine et le Contre Timocrate sont des plaidoiries de l'accusation prononcées dans le cadre d'une graphè para nomon. Il est donc normal que l'orateur force le trait. Mais les avertissements que Démosthène adresse à ses concitoyens témoignent sans doute aussi d'une dégradation du climat politique et d'une perte de confiance dans les institutions, accentuée par les menaces extérieures.