Sans même évoquer les "droits de l'homme" et la vocation universelle qui leur est conférée, la notion de droits de l'individu semble totalement incongrue à Athènes aux V° et IV° siècles, principalement parce que dans la Grèce de cette époque, le citoyen n'est rien en dehors de sa cité. Il n'existe que dans la πόλις et le groupe humain qui la constitue. Comment imaginer qu'il puisse avoir conscience de ses droits individuels, les revendiquer ou les exercer, pour lui-même ou ses proches, et, chose encore plus extraordinaire mais essentielle à l'idée que nous nous faisons aujourd'hui d'un régime démocratique, qu'il puisse éventuellement les faire valoir contre l'État lui-même ?
Pourtant la πολιτεία athénienne garantit bien aux citoyens (et parfois aux non-citoyens) des droits dont ne jouissaient pas ceux qui vivaient sous un système oligarchique ou monarchique et que nous pouvons "à bon droit" qualifier de "démocratiques".
La liberté d'expression :
Cela semble aller de soi et pourtant, on ne peut que s'émerveiller devant la tolérance dont le régime a fait preuve pendant près de deux siècles. L'iségorie (ἡ ἰσηγορία) ne se limitait pas au droit de prendre la parole à l'assemblée. Celui-ci pouvait s'exercer aussi sur l'Agora et dans tout l'espace public. Peut-on pour autant parler de liberté de conscience ? Le dramatique épisode de la condamnation de Socrate est là pour nous rappeler que non. On citera aussi les procès de Protagoras ou d'Anaxagore pour ce que nous appellerions aujourd'hui des délits d'opinion mais il faut noter que ces épisodes interviennent dans une situation politique particulièrement tendue, la démocratie venant tout juste d'être restaurée et la cité libérée de l'occupation spartiate et du gouvernement des Trente. On chercherait en vain d'autres atteintes graves du pouvoir politique à la liberté d'expression, si l'on excepte les affaires religieuses et les intermèdes oligarchiques pendant lesquels, précisément, la démocratie fut mise entre parenthèses.
Bien au contraire, il suffit de lire Aristophane, Platon, Xénophon ou même Aristote pour constater la capacité de la démocratie athénienne à tolérer les critiques et parfois les atteintes les plus graves aux principes même de sa constitution. On peut lire à ce sujet un texte de Démosthène.
Le contrôle de la probité des hommes au pouvoir :
L 'exercice des magistratures était étroitement contrôlé. Pour éviter tout enrichissement personnel pendant la période où tel ou tel se trouvait en fonction, la constitution prévoyait la vérification des comptes par la procédure de l'euthyna (ἡ εὔθυνα)
Mais le droit de contrôle ne s'arrêtait pas là et un texte d'Aristote nous montre que chaque citoyen pouvait, s'il le souhaitait, alerter (ou réveiller) à titre personnel le redresseur de comptes de sa tribu pour porter plainte contre les abus de pouvoir d'un magistrat après la reddition de comptes de celui-ci. Par ailleurs, les actions d'eisangélie et l'ostracisme représentaient toujours une menace potentielle, même après l'exercice d'une charge.
La protection de l'individu contre l'arbitraire
A Athènes, la justice s'applique à des individus. Un citoyen ne peut être jugé que sur ses propres actes et non en fonction de l'appartenance à un groupe ou à un clan. C'est cette justice humaine et raisonnable que réclame Oedipe dans Oedipe à Colone de Sophocle et que lui accorde Thésée, roi mythique et incarnation sympbolique des valeurs démocratiques de la cité. Ceci signifie, en principe, que personne ne peut être condamné à une amende ou à un châtiment plus grave sans que cela fasse l'objet d'une instruction et d'une action judiciaire. Parallèlement, "nul n'est censé ignorer la loi" et chacun doit s'y soumettre, sous le regard de la collectivité.
Il faut pourtant relativiser cette protection juridique. Un collège de magistrats spécifique, les Onze, avait à Athènes, le pouvoir d'arrêter, d'interroger, de condamner et d'exécuter les individus qualifiés de κακοῦργοι (kakourgoi). Le terme désignait des "malfaisants", criminels convaincus d'acte de piraterie, de vol, ou de violences diverses. Cette confusion entre les pouvoirs de police et de justice est évidemment incompatible avec l'idée que nous nous faisons aujourd'hui des droits de l'homme dans une société démocratique et on mesure ici tout ce qui nous sépare des Athéniens des V° et IV° siècles. Pour eux, une telle notion n'existe pas. Les criminels pris sur le fait ou ayant avoué leur crime n'ont donc nul besoin d'être jugés. Il faut tout de même noter que les Onze n'ont rien d'une juridiction d'exception semblable à celles qu'on peut en trouver dans les dictatures modernes. Ce sont des citoyens ordinaires, désignés démocratiquement par tirage au sort et renouvelés tous les ans. Il faut aussi noter qu'un kakourgos n'est pas dépourvu de droits. S'il proteste de son innocence, il a droit à un procès ; les Onze doivent alors instruire l'affaire et la transmettre au tribunal.
Outre le droit d'être jugé, la constitution garantit à chaque citoyen, celui d'accuser et de juger .Cette particularité a naturellement provoqué au V° et au IV° siècles, une inflation des procédures qu' Aristophane a habilement pointée du doigt dans les Guêpes. Mais cette oeuvre, trop souvent commentée dans le sens de la charge que son auteur a léguée à la postérité, ne saurait faire oublier au lecteur citoyen du XXI° siècle qu'Athènes garantissait par là un droit individuel qui nous semble aussi évident aujourd'hui qu'il pouvait paraître suspect à certains contemporains. C'est ce que nous montre ce texte d'Isocrate.
Par ailleurs, il convient de rappeler que, si l'exercice de la justice est l'affaire de tous, le jugement de l'accusé est de la responsabilité personnelle de chaque juré. Le vote se fait à bulletins secrets, à l'abri de toute pression collective. Le soin mis par les Athéniens à protéger la confidentialité de ce scrutin montre le prix qu'ils attachaient à la notion de conscience individuelle.