L'eunomia de Dracon (fin du VII° siècle)
On sait peu de choses de ce personnage mais on rapporte que c'est à son instigation que la législation d'Athènes fut, pour la première fois, écrite. Par cet acte fort, on marque d'abord la volonté de rendre le droit intangible et de l'inscrire dans la durée ; mais le passage de l'oral à l'écrit provoque aussi des changements importants dans la relation des citoyens à la loi. Les magistrats continuent de veiller à son respect mais en fonction de critères identiques et connus de tous. Les Athéniens garderont pendant toute la période démocratique le souvenir de cette rigueur "draconienne" au point que la tradition, rapportée tardivement par Plutarque (Vie de Solon, 17, 3), indique que les textes "avaient été écrits avec du sang et non avec de l'encre". (Δι΄ αἵματος, οὐ διὰ μέλανος, τοὺς νόμους ὁ Δράκων ἔγραψεν),
La législation nouvelle répond donc incontestablement à un souci de justice mais, sur le plan économique, l'eunomia de Dracon ne soulage en rien les classes défavorisées, la situation reste la même et le fossé continue de se creuser entre les plus riches et les pauvres, ces derniers étant de plus en plus nombreux.
L'eunomia de Solon (début du VI° siècle)
La sisachtie : la réforme de Solon permettra de sortir une partie importante de la population de l'Attique du "fardeau" de la servitude. C'est le sens exact de la "sisachtie" (ἡ σεισάχθεια, "le soulagement d'un fardeau"). La loi promulguée annule les dettes publiques et privées, supprime toutes les bornes ("Γῆ μέλαινα͵ τῆς ἐγώ ποτε ὅρους ἀνεῖλον...", "j'ai arraché les bornes à la terre noire...") qui marquaient les propriétés hypothéquées et interdit de recourir désormais à la pratique du gage des corps. Mieux, elle prend un effet rétroactif et autorise les victimes réduites en esclavage à retrouver leur liberté et leurs droits civils. Cet effacement de la dette constitue une étape importante dans l'évolution d'Athènes vers une citoyenneté démocratique. Si la mesure a avant tout un caractère économique, elle témoigne aussi, pour la première fois, d'une préoccupation sociale associée à une volonté politique.
La nouvelle citoyenneté : La sisachtie s'accompage d'une série de réformes : la nouvelle législation porte sur la famille, les droits de succession, la circulation et le commerce des biens de première nécessité. Solon ne cherche pas à réduire les inégalités de fortune - les citoyens rétablis dans leurs droits civils ne récupèrent pas les biens qui leur avaient été confisqués- mais ses lois ont un double objectif : rétablir l'homogénéité du corps social dans toutes ses composantes et permettre aux plus pauvres de participer effectivement à la vie de la cité.
C'est à Solon qu'Aristote attribue la répartition de la population en quatre classes (τὰ τέτταρα τέλη) dites censitaires parce qu'elles reposent sur la fortune : par ordre décroissant, on les appelle classe des pentacosiomédimnes (οἱ πεντακοσιομέδιμνοι), des chevaliers (οἱ ἱππείς), des zeugites (οἱ ζευγῖται) et des thètes (οἱ θητικοί), cette dernière regroupant les plus pauvres, les paysans sans terre. Il est probable, en réalité, qu'au moins les trois premières de ces classes existaient déjà depuis la période monarchique mais l'important est que la réforme fait entrer les thètes à l'Ecclesia (ἡ Ἐκκλησία). Cette "assemblée" ne regroupait jusqu'alors que les citoyens capables de s'armer comme hoplites et son rôle était purement consultatif. Outre son ouverture aux citoyens les plus pauvres, Solon modifie considérablement sa fonction en lui donnant en plus le pouvoir de désigner les magistrats en lieu et place de l'Aréopage. Celui-ci perd ainsi une partie essentielle de ses prérogatives et de son indépendance puisqu'il était composé surtout d'anciens archontes. Le déclin de la vieille assemblée oligarchique est confirmé par une véritable révolution sur le plan judiciaire. En effet, un nouveau tribunal est institué : l'Héliée (ἡ Ἡλιαία). Dès son origine, celui-ci compte 6000 citoyens tirés au sort parmi toutes les classes sociales. L'intention politique est évidente : il s'agit de mettre la justice entre les mains de l'ensemble des citoyens. Chacun a désormais le pouvoir de juger mais aussi le droit et le devoir d'intenter des actions en justice au nom de la cité. Ce principe fondamental sera plus tard une des bases du régime démocratique : Athènes ne connaîtra jamais de magistrature professionnelle.
On attribue enfin à Solon la création de la première Boulè (ἡ Βουλή), "Conseil" composé de quatre cents membres (cent par tribu). Le rôle de cette assemblée aurait été de préparer les réunions de l'Ecclesia.
Aux dires d'Aristote, la législation de Solon constitue une étape importante sur la voie de la citoyenneté démocratique. Les lois sont gravées dans la pierre et exposées aux yeux de tous les citoyens sur l'Agora, sous le portique royal. Solon refuse cependant toute idée de réforme agraire et de réduction des inégalités.Les citoyens restent répartis dans leurs classes censitaires différentes , chacune correspondant à des droits et des charges différents sur le plan de la citoyenneté. L'eunomia solonienne repose donc sur un ordre social garanti par la loi qui perdurera pendant la période démocratique mais entérine des disparités qui devaient nécessairement déboucher sur des troubles. Au milieu du VI° siècle, deux factions entrent en conflit : le "parti des gens de la plaine" (ἡ στάσις τῶν πεδιακῶν) et celui "de la montagne" (ἡ στάσις τῶν διακρίων) . Le premier regroupe les Eupatrides, mécontents de la perte de leurs privilèges politiques, le second rassemble tous les petits paysans sans terre aspirant à une véritable réforme agraire. Entre les deux, le développement économique fait émerger une classe nouvelle de commerçants et d'artisans, vivant principalement dans la zone urbaine et sur les rivages de l'Attique, qu'Aristote appelle "ceux de la côte" (ἡ στάσις τῶν παραλίων) .
La tyrannie : 561 - 510
L'affrontement des trois factions finit par paralyser le pouvoir politique et favorise les ambitions personnelles. Pisistrate, chef du parti de la montagne, exploite habilement la situation et s'empare du pouvoir en s'appuyant sur le mécontement populaire. Il devient officiellement tyran (τύραννος) d'Athènes de 561 à 528. Sur le plan politique, cette période de cinquante ans de pouvoir personnel constitue une parenthèse dans la marche d'Athènes vers une constitution démocratique. La prééminence de la loi écrite, que Dracon et Solon avaient réussi à établir pendant la première moitié du VI° siècle, cède la place à la volonté solitaire du monarque. Sur le plan constitutionnel, la régression est considérable : les magistrats sont nommés directement par le palais, l'Aréopage devient une simple chambre d'enregistrement. Avec la suppression du service militaire et le recours exclusif au mercenariat, les citoyens sont privés d'un des acquis fondamentaux de la révolution hoplitique. L'Ecclesia n'est plus convoquée, l'Héliée ne siège plus. Pourtant, les historiens ont très vite reconnu dans la tyrannie un épisode nécessaire à la formation de la citoyenneté athénienne.
Le progès social : pour établir son pouvoir, Pisistrate applique une politique populiste. il écarte les aristocrates et s'appuie sur la masse des plus pauvres. Il engage pour cela les réformes sociales égalitaires que Solon n'avait pas voulu entreprendre, distribuant aux paysans sans terre les propriétés confisquées aux Eupatrides exilés, attribuant nourriture et subventions. Il réussit ainsi à rétablir sur le territoire de l'Attique une classe paysanne aisée. La période coïncidant avec une stabilité remarquable sur le plan extérieur, la prodution agricole se développe considérablement. Le règne de Pisistrate est donc une période de prospérité dont le peuple athénien gardera un bon souvenir. En revanche, l'aristocratie ne se remettra jamais de cet intermède, la tyrannie mettant pour longtemps un terme aux tentatives de restauration oligarchique.
L'unité de la cité : c'est sous la tyrannie qu'Athènes commence à prendre le visage qui fera l'admiration de tous au V° siècle. Pour donner du travail aux plus pauvres, Pisistrate engage une politique de grands travaux, faisant construire sur l'Acropole un premier temple monumental : l'Hécatonpédon ( ὁ ἑκατόμπεδος, temple de 100 pieds), ancêtre du ParThénon. Les cultes officiels, à caractère politique, se multiplient et, très vite, deux divinités dominent le panthéon de la cité : Athéna, déesse tutélaire, dont la chouette emblématique, frappée sur la monnaie nationale, deviendra bientôt le symbole de l'hellénisme dans le monde méditérranéen, et Dionysos. En instaurant les fêtes officielles en l'honneur de ce dieu, le tyran fait entrer au coeur de l'espace urbain un culte d'origine rurale. Des cérémonies qui se déroulent à l'occasion des Grandes Dionysies naissent le dithyrambe, le drame satyrique, la comédie et la tragédie. Les représentations théâtrales données au pied de l'Acropole dans le théâtre de Dionysos et qui constitueront bientôt le ciment de la vie politique, religieuse et artistique de la cité démocratique sont nées sous la tyrannie.
Le régime ne survit que quelques années à la mort de Pisistrate. Ses fils Hipparque et Hippias, les Pisistratides, faibles et incompétents, sont rapidement chassés du pouvoir. En 510, Athènes se retrouve libérée de l'intermède monarchique. Bien que de jeunes nobles soient à l'origine de la chute des tyrans, la classe aristocratique, affaiblie, décimée, divisée, exilée, est incapable de reprendre le pouvoir, malgré l'appui de l'oligarchie spartiate. Au contraire, le demos (ὁ δῆμος, le peuple citoyen), a pris conscience de sa force et de son identité ; dès lors Athènes est prête à recevoir sa constitution "démo-cratique".
Le refus de la réforme agraire par Solon
Πάλιν δ΄ ἀποφαινόμενος περὶ τοῦ πλήθους͵ ὡς αὐτῷ δεῖ χρῆσθαι
" Δῆμος δ΄ ὧδ΄ ἂν ἄριστα σὺν ἡγεμόνεσσιν ἕποιτο,
μήτε λίαν ἀνεθεὶς μήτε βιαζόμενος.
Τίκτει γὰρ κόρος ὕβριν, ὅταν πολὺς ὄλβος ἕπηται
ἀνθρώποισιν, ὅσοις μὴ νόος ἄρτιος ᾖ."
Καὶ πάλιν δ΄ ἑτέρωθί που λέγει περὶ τῶν διανείμασθαι τὴν γῆν βουλομένων·
"Οἳ δ΄ ἐφ΄ ἁρπαγαῖσιν ἦλθον, ἐλπίδ΄ εἶχον ἀφνεάν͵
κἀδόκουν ἕκαστος αὐτῶν ὄλβον εὑρήσειν πολύν,
καί με κωτίλλοντα λείως τραχὺν ἐκφανεῖν νόον.
χαῦνα μὲν τότ΄ ἐφράσαντο, νῦν δέ μοι χολούμενοι
λοξὸν ὀφθαλμοῖσ΄ ὁρῶσι πάντες ὥστε δήιον.
Οὐ χρεών· ἃ μὲν γὰρ εἶπα, σὺν θεοῖσιν ἤνυσα,
ἄλλα δ΄ οὐ μάτην ἔερδον, οὐδέ μοι τυραννίδος
ἁνδάνει βίᾳ τι ῥέζειν, οὐδὲ πιείρας χθονὸς
πατρίδος κακοῖσιν ἐσθλοὺς ἰσομοιρίαν ἔχειν"
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Solon explique encore comment on doit en user avec le peuple :
"Le peuple n'obéit bien à ses chefs que si on ne le tient ni trop lâche, ni trop serré. Car la satiété engendre la violence, quand une grande richesse échoit à des hommes dont l'esprit est au-dessous de cette fortune."
Et ailleurs encore, il dit de ceux qui voulaient qu'on leur partageât la terre :
"Ceux-ci venaient ardents au pillage et avaient de riches espérances : chacun d'eux croyait trouver une grande fortune, et, malgré la douceur de mon langage, ils pensaient que je laisserais voir bientôt la violence de mes projets. Vaine pensée ! Maintenant, pleins d'irritation contre moi, ils me regardent de travers, comme un ennemi. Et pourquoi? Les promesses que j'ai faites, je les ai tenues avec l'aide des Dieux. Quant au reste, je n'ai pas agi sans raison : il ne me plaisait pas de rien faire par la violence de la tyrannie, ni de voir les bons et les méchants posséder une part égale de la riche terre de la patrie."
Aristote. Constitution d'Athènes. Traduction B. Haussoullier. Ed°. Bouillon, Paris, 1890.
La sisachtie de Solon
Κύριος δὲ γενόμενος τῶν πραγμάτων, Σόλων τόν τε δῆμον ἠλευθέρωσε καὶ ἐν τῷ παρόντι καὶ εἰς τὸ μέλλον͵ κωλύσας δανείζειν ἐπὶ τοῖς σώμασιν͵ καὶ νόμους ἔθηκε καὶ χρεῶν ἀποκοπὰς ἐποίησε͵ καὶ τῶν ἰδίων καὶ τῶν δημοσίων͵ ἃς σεισάχθειαν καλοῦσιν͵ ὡς ἀποσεισάμενοι τὸ βάρος. ἐν οἷς πειρῶνταί τινες διαβάλλ[ει]ν αὐτόν· συνέβη γὰρ τῷ Σόλωνι μέλλοντι ποιεῖν τὴν σεισάχθειαν προειπεῖν τισι τῶν γνωρίμων͵ ἔπειθ΄ ὡς μὲν οἱ δημοτικοὶ λέγουσι͵ παραστρατηγηθῆναι διὰ τῶν φίλων͵ ὡς δ΄ οἱ βουλόμενοι βλασφημεῖν͵ καὶ αὐτὸν κοινωνεῖν. Δανεισάμενοι γὰρ οὗτοι συνεπρίαντο πολλὴν χώραν͵ καὶ μετ΄ οὐ πολὺ τῆς τῶν χρεῶν ἀποκοπῆς γενομένης ἐπλού τουν. Ὅθεν φασὶ γενέσθαι τοὺς ὕστερον δοκοῦντας εἶναι παλαιοπλούτους. Οὐ μὴν ἀλλὰ πιθανώ]ερος ὁ τῶν δημοτικῶν λόγος· οὐ γὰρ εἰκὸς ἐν μὲν τοῖς ἄλλοις οὕτω μέτριον γενέσθαι καὶ κοινόν͵ ὥστ΄ ἐξὸν αὐτῷ τοὺς ἑτέρους ὑποποιησάμενον τυραννεῖν τῆς πόλεως͵ ἀμφοτέροις ἀπεχθέσθαι καὶ περὶ πλείονος ποιήσασθαι τὸ καλὸν καὶ τὴν τῆς πόλεως σωτηρίαν ἢ τὴν αὑτοῦ πλεονεξίαν, ἐν οὕτω δὲ μικροῖς καὶ ἀναξίοις καταρρυπαίνειν ἑαυτόν. Ὅτι δὲ ταύτην ἔσχε τὴν ἐξουσίαν͵ τά τε πράγματα νοσοῦντα μαρτυρεῖ, καὶ ἐν τοῖς ποιήμασιν αὐτὸς πολλαχοῦ μέμνηται, καὶ οἱ ἄλλοι συνομολογοῦσι πάντες. Ταύτην μὲν οὖν χρὴ νομίζειν ψευδῆ τὴν αἰτίαν εἶναι.
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Devenu maître du pouvoir, Solon affranchit le peuple, en défendant que dans le présent et à l'avenir la personne du débiteur servît de gage. Il donna des lois et abolit toutes les dettes, tant privées que publiques. C'est la réforme qu'on appelle la délivrance du fardeau (seis‹xyeia), par allusion à la charge qu'ils avaient comme rejetée de leurs épaules.
On a essayé d'attaquer Solon à ce sujet. Au moment en effet où il projetait l'abolition des dettes, il lui arriva d'en parler à l'avance à quelques-uns des nobles, et ses amis, selon la version des démocrates, firent, à l'encontre de ses projets, une manoeuvre, dont il aurait aussi profité, ajoutent ceux qui le veulent calomnier. Ils s'entendirent pour emprunter de l'argent et acheter beaucoup de terre, et l'abolition des dettes survenant presque aussitôt, ils firent fortune. Ce fut, dit-on, l'origine de ces fortunes que dans la suite on fit remonter à une si haute antiquité. Mais la version des démocrates est plus plausible ; l'autre n'a pas la vraisemblance pour elle : comment un homme, qui fut si modéré et si attaché aux intérêts publics que, pouvant tourner les lois à son profit et établir sa tyrannie dans la ville, il s'attira plutôt la haine de l'un et de l'autre parti, mettant l'honneur et le salut de la cité au-dessus de ses propres intérêts, se serait-il sali à d'aussi petites et aussi indignes opérations ? Et ce n'est pas le pouvoir qui lui manqua et c'est bien lui qui porta remède au mauvais état des affaires : lui-même l'a rappelé souvent dans ses vers et tous les auteurs sont d'accord sur ce point. Il faut donc regarder comme mensongère une telle accusation.
Aristote. Constitution d'Athènes. Traduction B. Haussoullier. Ed°. Bouillon, Paris, 1890.