La notion d'égalité, inscrite dans la devise de la République française et dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, est au cœur des préoccupations du démocrate moderne. Même si, comme celle de liberté, il est clair qu'elle ne signifie pas la même chose pour tous, elle sous-tend nombre de discours et réflexions politiques. On souhaite, par exemple, garantir l' "égalité des chances", ou on se fixe comme objectif la "réduction des inégalités." L'égalité absolue apparaît donc sinon comme un idéal, du moins comme un objectif, une cible virtuelle (celle de Zénon ?) qui motive les modes d'action et fonde les idéologies.
Pour les Athéniens du V° et du IV° siècle, rien de tel. Si le préfixe grec de l'égalité ("ἰσο" ou "ἰση") se retrouve dans trois des principes fondateurs de la démocratie : l'isogonie, l'iségorie et l'isonomie, en étudiant de près le sens de ces termes, on voit clairement que leur sens est purement politique et qu'il ne prend jamais la forme d'un idéal philosophique ou social.
Il ne semble pas que le régime démocratique ait jamais tenté de corriger ou de réduire les inégalités sociales. L'histoire de la citoyenneté montre que celles-ci n'ont plus été contestées depuis les réformes de Clisthène. La constitution entérine les différences de fortunes, ce qui a des conséquences sur les droits et devoirs du citoyen. Inversement, la fortune ne donne pas accès à la citoyenneté. Si riche soit-il, un métèque ne sera jamais citoyen.
L''égalité de nature, elle, est totalement étrangère à l'esprit grec. Pour un Athénien, seul compte le mérite personnel. Chaque citoyen reçoit en partage un droit à exercer sa citoyenneté mais c'est à lui de l'exercer, à lui de faire reconnaître son mérite personnel en s'inspirant des exemples fournis par les ancêtres.
La notion d'"égalité des chances" qui nous est chère doit donc être analysée en fonctions des préoccupations de l'époque. Il est évident, par exemple, que l'accès à l'éducation était très différent selon les origines sociales et devait nécessairement avoir des conséquences sur le plan politique. Comment ne pas voir que la fréquentation des maîtres sophistes et des écoles de rhétorique donnait un avantage considérable dans les prises de parole à l'assemblée ? Comment ignorer l'influence politique que la fortune pouvait conférer aux citoyens les plus aisés ? Voila qui nous surprend. Les Athéniens, quant à eux, semblent donc toujours avoir pensé que l'égalité des chances ne dépendait pas d'une égalité de nature ou de fortune. Elle équivalait, selon l'expression de J.-P. Vernant, à "celle des athlètes sur la ligne de départ".
L'égalité ne peut donc avoir qu'un sens politique, c'est-à-dire le droit à la même protection légale et un droit égal aux débats et aux prises de décision. Cela n'est pas rien dans une démocratie directe. C'est peut-être quand Thésée, dans les Suppliantes d'Euripide, qualifie Athènes d'ἰσόψηφος (isopsephos, "où le droit de vote est égal") que le préfixe "iso" prend tout son sens.
Καὶ γάρ κατέστησ' αύτὸν ἐς μοναρχίαν
ἐλευθερώσας τήνδ' ἰσόψηφον πόλιν. Les Suppliantes, vers 352-353
Car j'ai préparé ce peuple au pouvoir monarchique, après avoir rendu libre cette cité et égal le suffrage.