- Visions antiques et médiévales

La littérature hellénistique sur le Phare

Le premier témoignage, contemporain de la construction, est celui d'un auteur d'épigrammes célèbre à son époque et ami de Callimaque, Poseidippos de Pella : le propre de cette épigramme est d'être descriptive, mais elle place le Phare réel dans la continuité mythique de la littérature classique grecque par l'invocation à Protée qui l'ouvre et qui la clôt. Le Phare est une merveille dans la mesure où il tend à abolir les frontières entre la terre et le ciel, la mer et la terre, le jour et la nuit, la forme géométrique et le dieu du mouvant.
Il est difficile de dater la courte épigramme de Diodore, mais la merveille qui s'annonce (à la première personne) sous forme d'énigme résout d'une certaine manière une contradiction : ce qui jaillit du récif est un symbole rassurant, un repère et une source de paix dans la nuit.
Que dit enfin le roman d'Achille Tatius l'Alexandrin, l'Aventure de Leucippé et Clitophon ? que le Phare est un monstre prodigieux, une "montagne dans la mer", mais ce géant qui touche les nuages se transfigure aux yeux des héros : l'île était effrayante ; elle devient un lieu protégé comme par un dieu.

Rome et l'Egypte : la littérature de l'empire gréco-romain

César a dans la Guerre Civile une appréciation toute technique de la merveille : une haute tour "mirificis operibus extructa" ; dans le récit de la Guerre d'Alexandrie écrit par Hirtius ou un autre de ses officiers, l'île de Pharos est le lieu stratégique d'où il attaque la ville d'Alexandrie ; ce lieu lui porte chance : c'est pourquoi le Phare apparaîtra associé dans son triomphe comme symbole de sa victoire, comme le rapporte Florus dans son Abrégé.
Strabon, qui commence sa Géographie sous Auguste et la publie probablement sous Tibère, est le premier à décrire véritablement le Phare de manière précise : son propos n'étant pas d'admirer, il place comme César son émerveillement dans la technique architecturale : "thaumastôs kataskeuasmenon", "admirablement construit" semble faire écho au "mirificis operibus extructa" de l'historien.
Sous les Flaviens, deux textes aussi différents que la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe et l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien se rejoignent au moins sur un point : le retour de l'admiration pour le grandiose et le merveilleux : c'est Flavius Josèphe qui écrit que le Phare, megistos purgos, se voit la nuit de 300 stades ; tandis que Pline insiste au livre XXVI sur le coût énorme de la construction (80 000 talents) et le risque que ce feu si haut placé dans le ciel ne soit confondu par les marins avec une étoile !

On remarquera que chez Pline le nom de Ptolémée se perd au profit d'"un roi". La connaissance romaine de l'histoire du monde hellénistique est obnubilée par la reine Cléopâtre et l'époque de la conquête. C'est sans doute ce qui explique qu'au IVe siècle, Solin, dans ses Merveilles du monde, gomme complètement le nom du constructeur et du commanditaire, tandis qu'Ammien Marcellin, pourtant historien, attribue la construction et même l'idée du Phare - et de l'Heptastade - à la reine Cléopâtre, comme moyen de se libérer de l'hégémonie rhodienne...

L'âge encyclopédique : le nom et la chose

Même s'il aventureux de comparer la somme encyclopédique de l'évêque occidental Isidore de Séville et les travaux des scholiastes, commentateurs des textes anciens, qui sont restés dans la tradition philologique alexandrine, il est intéressant de noter que le Phare est l'objet à partir du VIe siècle de spéculations qui tendent à expliquer le mot si on ne peut expliquer la chose. Alors que "phare" est devenu un nom commun désignant précisément les tours à feux qui se sont construites sur le modèle de la "merveille", l'étymologie cherche à justifier cette désignation.
 

Isidore de Séville, au livre XV des ses Étymologies, dit que le nom de farus en latin ou pharos en grec vient de "l'usage de la chose même". La résolution vient à la fin : la chose, c'est en en fait la vérité cachée sous les mots : pharos = phôs (en grec la lumière) + horos (rattaché au verbe horaô, voir), donc, "ce qui permet de voir la lumière". Le trajet par la contingence d'un nom propre (l'île égyptienne de Pharos) est annulé l'évidente nécessité, l'aveuglante clarté devant laquelle il faut se rendre : le nom annonçait l'usage qui devait en être fait. La merveille est ici une merveille étymologique. Le nom de pharos est en outre "naturalisé", inscrit dans l'ordre du monde en étant rattaché à phôsphorosLucifer, nom de l'étoile du Matin.

La démarche du scholiaste aux Halieutiques d'Oppien est moins conceptuelle : elle consiste à rassembler tous les sens possibles de pharos, de classer par genres grammaticaux, d'en déduire une homonymie, et d'isoler le sens de pharos, ou"le phare" par rapport pharos, ous, "pièce d'étoffe servant de manteau". Mais il rattache le phare, comme Isidore à phô, rattacher à phainomai "apparaître" et à phôs, "la lumière" : démarche différente, mais résultat identique : il s'agit de resserrer les liens de la langue en abolissant le scandale d'un nom commun qui proviendrait de la contingence d'un nom propre, heureusement homérique, ce qui autorise cette récupération d'un lieu égyptien dans le giron de l'hellénisme.
Dans les deux cas, la merveille est une merveille de vérité, ou de correspondance entre le nom grec ancien, homérique, et la chose qui devait naître à cet endroit : la machine qui "rend visible la lumière".

L'âge des pèlerinages

Entre temps, Alexandrie a cessé d'appartenir à l'Empire byzantin pour passer sous le contrôle de l'Islam. La merveille va devenir une merveille "estrange, pérégrine et lointaine", vue à travers le prisme des textes anciens et les relations ou racontars de voyageurs.
De cette dépendance à l'égard des textes anciens même chez de vrais voyageurs, nous ne donnerons que trois exemples : celui d'un évêque de Périgueux du VIIe siècle, Arculfe, dont le voyage en Terre Sainte est raconté par Adamnan, abbé d'Iona en Ecosse, et celui de Buchard de Strasbourg, envoyé en mission en 1175 par Frédéric Barberousse auprès de Saladin. Le cas de Guillaume de Tyr, historien des deux premières croisades, dont on possède une version en latin et une version en ancien français, est un peu particulier : il relate de façon avantageuse un siège d'Alexandrie par Amaury de Jérusalem. La merveille est donc une merveille déjà connue, en quelque sorte confirmée.

Il n'en est pas de même pour les textes sur le Phare provenant de listes de Mirabilia : la merveille s'alimente de toutes les incompréhensions et relations fabuleuses : le texte attribué à Bède parle de "crabes de verre" qui soutiendraient sous l'eau la masse énorme de l'édifice. On peut suivre cette tradition à travers tout le Moyen Age, en particulier dans des guides destinés aux pèlerins comme les Merveilles de la ville de Rome de Maître Grégoire (XIIe ou XIIIe s.) : la merveille devient un adynaton, un impossible que seul l'imaginaire peut accepter.

musagora

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