Le projet de Charès
En élève averti, Charès projetait un colosse de la taille de celui que son maître Lysippe fit à Tarente.
Charès devait connaître la technique de cette statue « mobile » capable de résister à des vents violents comme le dit Pline au sujet du colosse de Tarente, technique si surprenante et mystérieuse qu'on disait qu'il avait fait simplement construire non loin une colonne afin qu'elle brisât les assauts du vent... Mais la technique si incroyable de Lysippe était peut-être voisine de celle de la statue de la liberté à New York. En effet, les ingénieurs ont conçu un système antisismique qui permet à l'ouvrage de Bartholdi de bouger de quelques centimètres, absorbant la poussée des vents et les mouvements de la terre.
Talis et Tarenti factus a Lysippo, XL cubitorum. mirum in eo quod manu, ut ferunt, mobilis ea ratio libramenti est, ut nullis convellatur procellis. id quidem providisse et artifex dicitur modico intervallo, unde maxime flatum opus erat frangi, opposita columna. Itaque magnitudinem propter difficultatemque moliendi non attigit eum Fabius Verrucosus, cum Herculem, qui est in Capitolio, inde transferret.
Tel est encore celui de Tarente, fait par Lysippe, et haut de quarante coudées. Chose merveilleuse dans cette statue ! elle est en équilibre, de telle façon qu'il est possible, dit-on, de la mouvoir du doigt, sans qu'aucune tempête puisse la renverser : on prétend qu'à la vérité l'artiste y a pourvu en plaçant à une petite distance une colonne du côté où il fallait principalement rompre le vent. La grandeur de cette statue et la difficulté de la mouvoir empêchèrent Fabius Verrucosus d'y toucher, quand il transporta, du même endroit, l'Hercule qui est au Capitole.
Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 18, 40
Texte et traduction Itinera Electronica
Mais lorsque les Rhodiens demandent à Charès de presque doubler la taille du colosse, ils le placent sans le savoir devant un défi technique sans précédent : les lois physiques sont-elles les mêmes que la statue fasse 18 ou 31 mètres ? Quelle assise prévoir ? Comment répartir le poids de la statue et assurer sa résistance aux éléments ?...
Main d'œuvre : sculpteur, ingénieurs et ouvriers
Si Charès est maître d'œuvre et la cité de Rhodes maître d'ouvrage, on ne sait presque rien des ouvriers qui travaillèrent à ce chantier durant douze ans.
Sculpteur d'œuvres monumentales : un métier difficile
Dans le Discours Olympique (discours XII) Dion Chrysostome fait parler Phidias qui a fait le Zeus chryséléphantin : l'art du sculpteur est plus difficile que celui du poète. On pourrait entendre là la voix de Charès :
« Notre corporation, en revanche, le travail de l'artisan et de l'artiste, ne jouit en aucune manière d'une telle liberté : tout d'abord, nous avons besoin de matériaux qui soient solides de manière à durer, mais ils sont pénibles à travailler et peu aisés à trouver, enfin nous avons besoin d'un grand nombre d'ouvriers. Et qui plus est, pour chaque réalisation, on est obligé de travailler une forme unique, forme inerte et figée, mais qui concentre en elle-même toute la nature et toute la puissance du dieu. Les poètes, eux, il leur est facile d'inclure de nombreuses apparences et toutes sortes de caractéristiques dans le poème, tantôt ils les font bouger, tantôt se reposer, quand ils pensent que c'est pertinent, tantôt ils les font agir tantôt parler, et j'ajoute, qu'à mon avis, l'artifice et le temps sont leurs atouts. Car emporté par une seule inspiration et un seul élan de l'âme, le poète a puisé une très grande quantité de vers, comme à la source d'une eau bouillonnante, avant que ne l'abandonnent et ne se dissolvent l'illumination et l'inspiration qu'il avait eues. Mais pour nous, en tout cas, le travail de création est fatiguant et lent, il progresse avec peine et petit à petit, étant donné, je pense, qu'on s'échine avec de la pierre et des matériaux résistants. Mais ce qui est surtout le plus difficile, c'est que l'artiste est obligé de garder dans son âme toujours la même image, jusqu'à ce que l'œuvre soit achevée, souvent même un grand nombre d'années. » Dion Chrysostome, discours XII, 69-70
La main d'œuvre
Pour imaginer les corps de métiers nécessaires, on peut relire le texte de Plutarque au sujet de l'Athéna de Phidias à Athènes.
« Nous avons acheté la pierre, l’airain, l’ivoire, l’or, l’ébène, le cyprès ; et des ouvriers sans nombre, charpentiers, maçons, forgerons, tailleurs de pierre, teinturiers, orfèvres, ébénistes, peintres, brodeurs, tourneurs, sont occupés à les mettre en œuvre. Les commerçants maritimes, les matelots et les pilotes, conduisent par mer une immense quantité de matériaux ; les voituriers, les charretiers, en amènent par terre ; les charrons, les cordiers, les tireurs de pierre, les bourreliers, les paveurs, les mineurs, exercent à l’envi leur industrie. Et chaque métier encore, tel qu’un général d’armée, tient sous lui une troupe de travailleurs sans profession déterminée, qui sont comme un corps de réserve et qu’il emploie en sous-ordre. Par là tous les âges et toutes les conditions sont appelés à partager l’abondance que ces travaux répandent de toute part.» Plutarque, Vie de Périclès, 12, 6-7
Si on fait abstraction de certains matériaux (ivoire, or, ébène), et de certains métiers (teinturiers, ébénistes, peintres, brodeurs), ce texte permet de mieux voir la foule des ouvriers qui travaillèrent au colosse.
Le nombre est difficile a évaluer, parlant de l'effort solidaire consentit par Ptolémée après le séisme qui fit tomber le colosse, Polybe mentionne l'envoi de cent charpentiers et trois cent cinquante manœuvres.
Matériaux
L'examen du texte de Philon permet de dresser une liste de la plupart des matériaux nécessaires : marbre pour la base, cuivre pour la statue elle-même, fer pour la structure interne et les clous, blocs de pierre pour consolider le bas de la statue, bois pour l'échafaudage, et terre pour l'immense amoncellement sous lequel disparaît peu à peu la statue...
Pour le cuivre qui provenait sans doute de Chypre, Philon écrit : « L'artiste utilisa tout le cuivre que les mines pouvaient produire. L'univers entier contribua à la fonte de l'œuvre.» Il aurait dépensé « 500 talents de bronze » et « 300 talents de fer. ». Soit environ 45 tonnes de fer et entre 75 et 150 tonnes de bronze d'après M. Wolfram Hoepfner.
Rhodes ne disposant pas de carrière de marbre, celui de la base pouvait venir de Paros, de la région d'Éphèse ou de Proconnèse, aujourd'hui île de Marmara entre la mer Égée à la mer Noire.
Coût
Pour la restauration du colosse que les Rhodiens décidèrent finalement de ne pas faire, Polybe écrit que Ptolémée donnait 3 000 talents plus 14 talents pour le salaire annuel des ouvriers.
Pline explique que le colosse coûta 300 talents, somme obtenue grâce au matériel que Démétrios avait laissé à Rhodes avant de se retirer.
Lucien fait dire au colosse : « Si les Rhodiens n'eussent pas voulu me donner une grandeur énorme et prodigieuse, ils se seraient fait faire seize dieux d'or pour le même prix ; je puis donc, avec quelque raison, passer pour le plus riche : d'ailleurs, l'art et la perfection de l'ouvrage s'unissent en moi à une pareille grosseur. »
Un texte de Sextus Empiricus de la fin du IIe après J.-C. explique que Charès aurait fait une erreur de calcul pour réévaluer le coût de la statue après que les Rhodiens lui aient demandé de la faire beaucoup plus grande que son projet initial. Il se serait contenté d'une simple multiplication sans soupçonner que le calcul était plus complexe. Charès aurait alors fait faillite...
Si l'on en croit Malalas, Hadrien aurait lui dépensé 3 centanaria d'or pour la restauration du colosse. Soit environ 97,2 kg d'or.
Il est donc bien difficile de se faire une idée précise du coût du colosse qu'il s'agisse de la construction ou de l'éventuelle restauration...
Durée et technique de construction
Un chantier long et complexe
On s'accorde à dire que la construction du colosse dura 12 ans : les travaux démarrèrent vers 303 soit près d'un an après la victoire sur Démétrios, et furent terminés vers 291-292. La datation se fait à partir du texte de Pline qui écrit que le colosse tomba suite à un violent tremblement de terre, 66 ans après la fin des travaux. La date du tremblement de terre est incertaine à un an près d'où les variations de dates.
La technique utilisée par Charès pour élever une statue de bronze de plus de 31 mètres, soit l'équivalent d'un immeuble de douze étages ne fait pas l'unanimité car les textes ne sont pas parfaitement explicites. Philon décrit une technique d'après des sources antérieures, à son époque le colosse était déjà à terre, son texte est écrit au passé. Pline lui peut avoir été un témoin oculaire du colosse à terre, le texte est écrit au présent et il décrit certaines pièces rompues et l'intérieur du colosse.
Un échafaudage ?
L'hélépole de Démétrios montée sur roues pourrait avoir servi d'échafaudage une fois débarrassée de son armure de fer. En effet, dans le projet des Rhodiens le colosse doit avoir une dimension légèrement inférieure à celle de la machine de guerre. Pareille structure de bois, organisée en étages pouvait faciliter le travail des ouvriers, notamment pour le levage des traverses métalliques qui assurent l'ossature interne du colosse et celui des blocs pierres dont le poids vise à consolider le bas de la statue. On pense que les peuples d'Asie mineure, en particulier pour la construction du Mausolée à Halicarnasse ont ainsi détourné l'usage des machines de guerre. Mais cette hypothèse est gênée par la mention de l'amoncellement de terre par Philon.
Hélios contre les éléments
Charès, comme son maître Lysippe, a eu le souci de la résistance aux vents d'une sculpture en bronze creuse, « le vide de ses membres rompus ressemble à des cavernes. » (Pline). C'est sans doute la raison pour laquelle, il choisit de la bâtir sur une structure métallique. Phidias n'avait pas eu le même problème avec le Zeus d'Olympie qui était à l'intérieur du temple, c'est pourquoi il utilisa une charpente interne en bois. À la fin du XIXe, quand Gustave Eiffel travaille au projet de la statue de la Liberté avec Bartholdi, il exploite son savoir faire des ponts métalliques. L'intérieur de la Liberté est aussi constitué de traverses métalliques comme le colosse de Charès. Ces structures métalliques permettent à l'ouvrage de bouger quelque peu sous l'effet du vent, ainsi l'œuvre risque moins de rompre. Lysippe le savait puisque son colosse de Tarente pouvait lui aussi bouger d'après Pline.
Quelle technique Charès utilisa-t-il pour la réalisation de son colosse en bronze ?
Tout le monde s'accorde à dire que les pièces du colosse, à cause de leur taille, ne pouvaient en aucun cas avoir été fondues dans des ateliers, transportées puis assemblées comme c'était le cas pour des statues en bronze de taille humaine. Ce travail en atelier est représenté sur une coupe du début du Ve siècle avant J.-C., la technique est celle de la fonte à cire perdue.
Les fouilles n'ont pour l'instant mis en évidence aucun atelier de bronzier. Certains pensent que des plaques de bronze ont été clouées entre elles prenant appui sur la structure comme pour la Statue de la Liberté vingt et un siècles plus tard. Mais Philon parle de fonte sur place : « l'artiste au-dessus de la première partie fondue, façonna la seconde, sur laquelle, une fois coulée, il bâtit la troisième et continuant de même, réalisa la suite de l'ouvrage.(...) Une fois la fonte menée à bien sur les parties déjà coulées, l'armature des barres métalliques et des traverses restait en place et le poids des pierres placées à l'intérieur consolidait l'ensemble. » Pour pouvoir procéder ainsi, Philon note que Charès enfermait peu à peu le colosse dans un amoncellement de terre qui avait double fonction : la fonte se faisait ainsi sous terre et peu à peu les ouvriers s'élevaient sur une sorte de montagne qui culmina à la tête d'Hélios auréolée de rayons.
Un travail colossal
Ce fut un véritable travail de titans, Philon parle du marteau des Cyclopes forgeant les traverses. Cette montagne de terre dont surgit Hélios au bout de deux années pose deux problèmes : d'une part, Charès et ses ouvriers ont travaillé en aveugles durant toutes ces années puisque le colosse était enterré au fur et à mesure, d'autre part, si la statue a bien été faite sur le môle, on peut se demander comment cet amoncellement de terre a pu résister à l'érosion des vents et des tempêtes durant les années de construction...
Dion Chrysostome, imagine, dans un discours prononcé à Olympie lors des Jeux olympiques de 97 après J.-C., que Phidias parle de la difficulté de l'art du sculpteur : « Mais ce qui est surtout le plus difficile, c'est que l'artiste est obligé de garder dans son âme toujours la même image, jusqu'à ce que l'œuvre soit achevée, souvent même un grand nombre d'années. » Discours XII, 69-70. L'orateur pense-t-il à Charès, à Zénodore qui acheva le colosse de Néron quelques années plus tôt ?
En 291, Hélios éblouit les Rhodiens et tous les peuples d'Asie mineure. Le phare d'Alexandrie est en construction, il sera achevé huit ans plus tard.