Les sanctuaires primitifs
Avant la « merveille », des sanctuaires dédiés à Artémis existaient déjà à Éphèse. Pausanias écrit que « le temple et l'oracle d'Apollon subsistaient à Didymes longtemps avant la transmigration des Ioniens » . À propos du culte d'Artémis, il ajoute : « L'Artémis d'Éphèse est aussi beaucoup plus ancienne que cette époque. » (Pausanias, VII, 2, 6-9). Ces propos ne prouvent pourtant pas que le culte d'Artémis était antérieur à l'arrivée des Grecs en Asie mineure. Il est probable que la divinité dont parle Pausanias était plutôt la déesse mère honorée dans toute l'Asie et dont Artémis prendra progressivement la place, mais les Éphésiens gardèrent toujours le souvenir de cet ancien culte, antérieur à celui de l'Artémision, et continuèrent à le pratiquer sur les mêmes lieux.
Les sanctuaires d'Ortygie
En l'an 22 apr. J.-C., lorsque Tibère commande une enquête sur les cultes orientaux et en particulier sur les sanctuaires à asile d'Asie mineure, les Éphésiens déclarent que leurs plus anciennes traditions religieuses se situent à Ortygie. Pour eux, ce lieu mythique, qui vit la naissance d'Apollon et Artémis, n'est donc pas à chercher à Délos mais dans les montagnes de la côte ionienne (Tacite, Annales, III, 61). On voit là que, dans la tradition éphésienne, le culte d'Artémis est lié au lieu de sa naissance et rattaché à la légende de Léto, ce que confirment d'autres sources et que montrent plusieurs aspects cultuels à travers les siècles.
De quels lieux s'agit-il ? Peut-on penser que l'ὀρεία κώμη dont parle Athénée dans les Deipnosophistes abrite l'un de ces sanctuaires ? On sait seulement que ce ne sont pas des temples mais des sites en plein air ou des grottes situés sur les pentes des monts Solmissos et Coressos, au sud de la cité. Le culte d'Artémis continuera toujours d'y être pratiqué parallèlement à celui de l'Artémision et connaîtra même un regain de vigueur à l'époque hellénistique. À l'époque impériale, Strabon (XIV, 1, 20) nous assure que les pentes du Solmissos et du Coressos étaient toujours l'objet de cérémonies et que les anciens témenos furent restaurés.
Le "sanctuaire de l'Arbre"
Parallèlement au sanctuaire d'Ortygie, on voit apparaître, toujours avant l'arrivée des Ioniens, au début du premier millénaire, un culte d'Artémis qui se situe dans la zone marécageuse et portuaire. Callimaque et Pausanias rapportent que les Amazones, ayant trouvé dans les marais du Caystre une statue en bois représentant la déesse Artémis, la placèrent dans les branches élevées d'un arbre. C'est l'origine du xoanon. Cet arbre (un chêne selon Callimaque, un orme, d'après Denys le Périégète) devint un lieu de culte important. Athénée mentionne la fondation d'un temple d'Artémis par les Ioniens d'Androclos sur l'agora. Il est probable que ces deux lieux étaient, sinon confondus, du moins situés à proximité, sur le port antique.
Les premiers temples sur le site de l'Artémision
On ne sait pas exactement à quel moment l'Artémision devint le lieu de culte principal. Homère parle de l'embouchure du Caystre sans faire mention explicitement du sanctuaire.
Il faut attendre le VIIIe siècle pour voir apparaître les premiers temples dédiés de façon certaine à Artémis. Il est très probable que, jusqu'au VIe s., ces édifices, de dimensions modestes, étaient encore des ouvrages à ciel ouvert, des périboles destinés avant tout à protéger le xoanon. Cette effigie de bois demeura toujours l'élément cultuel principal et les temples postérieurs conserveront toujours une cella à ciel ouvert, perpétuant ainsi le souvenir de l'antique « sanctuaire de l'arbre », de même que les nombreuses statues d'Artémis, sculptées depuis l'époque de la renaissance ionienne jusqu'à la période romaine, ne font qu'attester la présence permanente de l'idole de bois originelle.
Mais jusqu'au VIe siècle, le sanctuaire n'est pas encore vraiment un « Artémision », puisqu'il n'est pas dédié exclusivement à Artémis. Les fouilles ont établi de façon certaine qu'il y eut, avant la construction du temple dit de « Crésus », plusieurs temples et plusieurs autels, orientés différemment. Il est donc probable que la déesse cohabita pendant longtemps avec d'autres divinités, d'origine asiatique, crétoise ou même phénicienne, puisqu'on a retrouvé sur le site des objets de culte dédiés à la déesse Astarté. Les archéologues pensent aussi qu'il y avait également un temple d'Apollon dans le premier Artémision.
Au VIe siècle, c'est la volonté politique de Crésus d'unifier tous ces cultes autour d'une seule divinité qui va changer la nature du sanctuaire.
Artémision : les temples antérieurs au VIe siècle
« Septiens » , « quinquiens » ?
Pline l'Ancien, dans un chapitre (mutilé) de son Histoire Naturelle, nous indique que le temple d'Artémis fut réédifié « sept fois ». Il est vrai que les fouilles font apparaître, sur le site de l'Artémision, plusieurs édifices successifs, dont les constructions, destructions, restaurations et réédifications s'étendent de l'époque archaïque à la fin de l'empire romain d'occident. Ce sont seulement les deux derniers, le temple dit « de Crésus », et le temple classique dit « hellénistique », ou, improprement, « d'Alexandre », qui ont fait l'admiration des visiteurs.
Les temples dits « A » et « B »
Les dernières fouilles, menées par l'école autrichienne à la fin du XXe siècle, sous la direction d'Anton Bammer, ont permis de vérifier quelques-unes des hypothèses des archéologues anglais du XIXe siècle mais ont aussi montré que leurs observations étaient partiellement erronées.
En effet, le « temple A » n'est pas l'édifice le plus ancien. Les blocs de schiste vert qui le constituaient étaient situés nettement au-dessus de la couche de sable, ce qui prouve que les fondations concernées font partie du premier temple de Crésus. Quant au temple B, il n'est pas la reconstruction du temple A mais la cella d'un édifice plus ancien, qui a été identifié comme un temple périptère plus vaste, doté de quatre colonnes en façade et de huit sur les côtés.
Le temple périptère
À l'intérieur de la cella, six colonnes entouraient une base rectangulaire, qui devait être couverte d'un dais et formait ainsi une petite chapelle intérieure. Un sondage effectué sous cette base a mis à jour des poteries de l'époque géométrique moyenne, ce qui permet de dater la construction de la deuxième moitié du VIIIe siècle.
Quelle était la fonction de ce naïkos ? S'agissait-il d'un foyer ou d'un autel ? L'absence totale de fragments organiques indique que les sacrifices ne se faisaient pas à cet endroit. Il est plus vraisemblable qu'il abritait le xoanon (), statue en bois de la déesse. La découverte sous la base de nombreux objets en ambre, percés d'un orifice comme pour les enfiler en collier, fait pencher pour cette hypothèse car il s'agissait sans aucun doute d'éléments de la parure de culte de la statue.
Le temple résulte donc de la combinaison de deux types de plans en usage à cette époque : le temple-foyer à baldaquin dont on trouve des exemples en Crète et dans l'île de Chios et le temple à colonnade périptère, invention ionienne. Cette découverte conduit à reconsidérer la date de cette innovation qui se situerait effectivement du VIIe siècle, et non à l'époque de la renaissance ionienne du VIe siècle.
Le Périptère semble avoir été, dès sa construction, menacé par la montée du niveau des eaux du Caystre. À une date mal déterminée, il a été rehaussé par la pose sous les bases de colonnes, d'un soubassement composé de schiste vert.
Sans doute la stabilité apportée ne fut-elle pas totale car l'édifice fut réaménagé une dernière fois à la fin du VIIe siècle. À cette époque, la colonne extérieure dut être supprimée et ne subsistèrent que les murs de la cella.
Le temple C et l'Hécatompédon
Sur l'identification et les dimensions du temple C, les interprétations de Hogarth n'ont pas été remises en cause par A. Bammer mais des éclaircissements ont pu être apportés.
Au cours de leurs fouilles, Hogarth et Anderson avaient mis au jour les restes d'un autre dispositif dont ils firent un relevé très précis sans parvenir à l'interpréter. Il s'agit d'un édifice de 34,40 m. sur 16 m. La longueur correspondant exactement à 100 pieds ioniens, la structure mérite donc le titre d'Hécatompédon qu'on trouve dans les sources antiques et dont on connaît d'autres exemplaires, comme à Samos ou à Athènes.
Cet Hécatompédon est orienté au nord, c'est-à-dire exactement à la perpendiculaire du temple C. Quelle était sa fonction ?
On a d'abord cru y voir le grand autel de sacrifice du temple de Crésus. À l'appui de cette théorie, son axe perpendiculaire, situé exactement face à l'entrée du temple, et sa proximité. Mais l'analyse stratigraphique montre l'antériorité de l'Hécatompédon par rapport au grand temple, ce qui rend cette hypothèse très peu vraisemblable. Pourrait-il alors avoir été le grand autel du temple C ? C'est peu probable en raison de ses dimensions, pratiquement égales à celles de ce temple.
Il est certain qu'à l'intérieur du péribole, il y avait, avant l'époque de Crésus, des édifices consacrés à d'autres dieux ou déesses. Pour A. Bammer, il s'agirait donc plutôt d'un second temple, et son orientation, ainsi que ses dimensions, inciteraient à en faire un temple d'Apollon, le jumeau d'Artémis.
Pas plus que le temple C, l'Hécatompédon n'aurait été achevé. Les deux constructions ont probablement été détruites par Crésus, comme d'autres lieux de culte secondaires, pour ne laisser place qu'à un seul sanctuaire, un seul temple et un seul culte : celui d'Artémis, divinité fédératrice de toutes les composantes de la société éphésienne : autochtones, Ioniens, Lydiens et symbole du nouveau pouvoir.
En résumé
Pour les édifices antérieurs au VIe siècle, A. Bammer résume ainsi les conclusions qu'on peut tirer de ses fouilles :
Il existait, à l'intérieur du temple du VIIIe siècle, une construction périptère formant un dais.
- La destruction de ce temple n'est pas due aux Cimmériens mais à une inondation catastrophique au VIIe siècle.
- La base orientale A, en schiste vert, est la substruction du naïskos de Crésus.
- La chronologie des monnaies d'électrum trouvées dans la base A peut, pour certaine d'entre elles, descendre jusqu'à 560 av. J.-C.
- Les petits objets découverts par Hogarth ne témoignent pas d'un sacrifice de fondation mais sont un remblai postérieur.
- La politique religieuse de Crésus était de détruire et de faire oublier les édifices sacrés antérieurs, tels l'Hécatompédon, l'autel Nord et les temples B et C.
(A. Bammer : « Les sanctuaires des VIIIe et VIIe siècles à l'Artémision d'Éphèse » in Revue Archéologique, 1991, fasc 1)