- Deux temples pour une seule merveille

On parle souvent de la première merveille du monde comme si elle avait été unique. En réalité, sur le site de l'Artémision, deux temples d'Artémis se sont succédé. Le premier fut érigé au VIe et le second au IVe siècle av. J.-C.
C'est chez Pline l'Ancien (Histoire naturelle XXXVI, 21), Strabon (Géographie, XIV, 1), et Vitruve (De l'Architecture, III, VII et X) qu'on en trouve les descriptions les plus complètes, sans qu'on sache toujours s'il faut les attribuer au premier ou au second temple. En effet, ces trois auteurs n'ont connu que le temple du IVe siècle apr. J.-C., mais, comme ils se fondent en partie sur des sources antérieures, ils parlent parfois du premier édifice.
En réalité, pour les Anciens, il s'agissait toujours du même sanctuaire, restauré après sa destruction par le feu, et c'est pourquoi sans doute Pline l'Ancien, qui sait pourtant que le temple fut reconstruit, puisqu'il mentionne l'incendie de 356 av. J.-C., confond, à plusieurs reprises, le « temple de Crésus » et celui de l'époque hellénistique (Histoire naturelle, XXXVI, 21).
Il faut donc croiser et confronter les récits des écrivains antiques et les découvertes archéologiques pour de se faire une idée assez précise de chacun des deux états de la « merveille ».

Le temple "archaïque", dit "de Crésus" : première version de la "merveille"

Il est établi que c'est dans la deuxième moitié du VIe siècle av. J.-C., sous le règne de Crésus, que s'édifie la première « merveille ». On peut reconstituer, à partir des restes d'inscriptions trouvés sur des bases de colonnes, aujourd'hui conservés au British Museum de Londres, la formule « le roi Kroisos a fondé », ce qui confirme les dires d'Hérodote (Histoire, I, 192). La construction semble avoir débuté dès 570.

Les commanditaires et le financement

La tradition a retenu la généreuse donation du roi de Lydie. Mais il faut garder à l'esprit que la construction du temple s'inscrit dans une conjoncture historique et politique précise. À cette époque, une multitude de cultes se côtoient, à Éphèse comme dans toutes les cités ioniennes. Les apports grecs se mêlent ou concurrencent les anciens cultes autochtones, eux-mêmes très divers. Sans nier la sincérité de la piété du monarque lydien, on peut penser qu'il a entrepris cette œuvre pour unifier, à l'intérieur d'un sanctuaire unique, et sous son autorité, toutes les pratiques religieuses antérieures à sa prise de pouvoir.
En outre, selon Hérodote et Nicolas de Damas, historien du Ier siècle av. J.-C., le don fait par ce roi philhellène à Éphèse serait en fait une restitution, le roi tenant ainsi une promesse qu'il avait faite à Artémis de lui consacrer les biens qu'il avait confisqués à un de ses ennemis : Sadiattès.

Enfin, tous les trésors de Lydie ne pouvaient suffire à couvrir les frais de construction d'un projet aussi onéreux et les financiers furent en réalité beaucoup plus nombreux. Pour en comprendre la raison, il faut se rappeler que la construction de la première merveille s'inscrit dans une période de concurrence entre les grands lieux de culte du monde grec.
Pour les Éphésiens, il s'agissait de surpasser le sanctuaire de Samos, dédié à Héra, dont le temple, diptère, faisait l'admiration de tous. Sa forêt de 194 colonnes lui valait le surnom de « labyrinthe de Samos ». Pour dépasser en renommée cette réalisation, il fallait donc bâtir un édifice encore plus grand et surtout plus harmonieux et plus richement orné.

Il est certain aussi que les autres villes de la Confédération Ionienne ont contribué à l'effort financier engagé. Pline mentionne cette cotisation à deux reprises (Histoire naturelle, XVI, 79 et XXXVI, 21). On pourrait s'étonner que des cités rivales aient consenti un tel effort et s'interroger sur leurs motivations mais elles partageaient des valeurs communes qui les différenciaient des peuples « barbares » qui les entouraient et des autres Grecs (Doriens du Péloponnèse, de Béotie et de Crète). Le sanctuaire voisin de Claros, dédié à Apollon, souhaitait, par exemple, rivaliser avec le tout nouveau temple d'Apollon à Delphes.

Il est intéressant de comparer la piété commune et la rivalité des cités de la côte ionienne avec ce que Tite-Live nous dit de la construction du temple de Diane sur l'Aventin, sous Servius Tullius, à l'époque où Sabins et Romains se disputaient encore la suprématie (Ab urbe condita, I 45).
À propos de l'influence du temple d'Éphèse dans la Rome royale, on peut lire deux autres extraits d'auteurs de l'époque impériale : Les Antiquités romaines, de Denys d'Halicarnasse (4, 25), et Aurelius Victor (De viris illustribus urbis Romae, 7, 9).

Outre les colonnes sculptées, on attribue à Crésus d'autres donations, dont celle de deux génisses d'or. Selon Hérodote, c'était une habitude du roi de Lydie, qui en fit tout autant pour d'autres temples grecs.

Les architectes

Qui a construit « le temple de Crésus » ?
Pline l'Ancien désigne comme maître d'œuvre principal le Crétois Chersiphron.
Vitruve nous indique que celui-ci était assisté de Métagénès (De l'Architecture, X, 12.), qui était probablement son fils. C'est ce dernier qui aurait inventé les machines qui permirent le transport des matériaux (De l'Architecture, X, 2).
L'origine de ces deux hommes étonne car, au VIe siècle, la civilisation crétoise, bien éloignée du rayonnement du millénaire précédent, n'est plus guère réputée pour son architecture. Toutefois, cette tradition semble confirmer la persistance de l'influence de l'île de Minos sur la culture ionienne au VIe siècle.
On s'accorde à dire que le père et le fils furent secondés par Théodoros, fils de Roikos, un des bâtisseurs du temple de Samos. Instruit des aléas qu'avaient connus les édifices précédents, Théodoros eut l'idée de constituer un substrat de fondation en mêlant au sable du charbon de bois et des peaux d'animaux, les deux matériaux provenant probablement de la récupération des déchets de sacrifices. Cette astuce géniale permit d'assurer la stabilité du temple et fit l'admiration des Anciens pendant plusieurs siècles.
Ce Théodoros de Samos est d'ailleurs connu pour d'autres innovations. Il aurait inventé la technique de la cire perdue pour le moulage des bronzes, l'équerre, le niveau à bulle d'air et la clé. Il aurait aussi emprunté aux Égyptiens le principe de la division du travail (au sens propre, comme le montre l'anecdote rapportée par Diodore de Sicile).
Mais s'agit-il bien toujours du même Théodoros ? Selon Diogène Laërce, il y aurait eu plus de vingt artistes portant ce nom. Pour Ch. Picard, on en aurait connu au moins deux sur le site de l'Artémision : le grand-père, architecte, originaire de Samos, et le petit-fils, « ciseleur » résidant à Éphèse.
Il est sûr en tout cas que, pendant ce siècle de construction, d'autres ingénieurs intervinrent et prolongèrent l'œuvre de leurs prédécesseurs.
D'après Strabon, les plans de ces architectes successifs allèrent toujours dans le sens d'une extension de l'édifice.

Proportions, place et nombre des colonnes

« Ce fut dans le temple de Diane d'Éphèse, avant l'incendie, qu'on mit pour la première fois aux colonnes des tores et des chapiteaux, et on régla que les colonnes auraient en diamètre la huitième partie de leur hauteur ; que les tores auraient en hauteur moitié de ce même diamètre ; enfin, que l'extrémité supérieure du fût aurait en diamètre un septième de moins que l'extrémité inférieure. » (Pline l'Ancien, Histoire Naturelle, XXXVI, 66)

On voit que, pour Pline l'Ancien, le temple de Crésus a valeur d'édifice modèle parce qu'il apporte des innovations dans la proportion et l'ornementation des colonnes. Vitruve, architecte de l'époque romaine, y voyait aussi un des tout premiers exemples de construction de type ionique (De l'Architecture, X, 12).

Les fouilles conduites par A. Bammer ont permis de reconstituer le plan et les proportions exactes de cet ensemble.
 Comme son rival de Samos, le temple était un édifice diptère à péristyle.
 Les dimensions du stylobate étaient de 103,26 m x 50,14 m.
 Les colonnes, ioniques, de 18 m de hauteur, étaient disposées ainsi :

  • 2 rangées de 8 colonnes en façade à l'ouest
  • 2 rangs de 4 colonnes in antis dans le pronaos
  • 2 rangées de 20 colonnes sur chacun des deux côtés
  • 2 rangs de 9 colonnes à l'est.

Le total est donc de 106 colonnes (on ne compte qu'une fois les colonnes d'angle).

L'écartement entre les colonnes du milieu (la quatrième et la cinquième) de la façade, égal à celui des deux rangées des colonnes in antis, était légèrement supérieur à l'espacement entre les autres colonnes, de manière à marquer l'entrée de l'édifice, fermée par les portes monumentales.

L'édifice est très vaste. Il est composé, d'un pronaos, d'un naos et d'un adyton.

Le naos, hypèthre, entouré de 4 murs, constitue une vaste cour à ciel ouvert. Il abrite l'autel et la statue de la déesse.
Ses dimensions sont de 46,692 m x 21,15 m.

On a retrouvé des fragments de plaques ayant appartenu aux murs latéraux. Leur analyse a montré que la technique employée pour la taille et le polissage des plaques était la même que celle que l'on retrouve dans plusieurs édifices perses, à Pasargadès, Suse et Persépolis, sans que l'on puisse déterminer si cette coïncidence résulte d'une influence orientale ou, au contraire, de l'intervention d'artisans ioniens en Perse.

Matériaux et décorations

Le temple frappa aussi ses contemporains par l'emploi massif du marbre. Avant le VIe siècle, ce matériau était relativement peu utilisé dans l'architecture, d'une part parce que ses gisements étaient assez rares en Grèce et en Asie Mineure, d'autre part parce que le transport et le travail de blocs aussi lourds nécessitent des machines et des outils qui n'existaient pas avant cette époque.
Les temples de Samos et de Didymes ne comportaient d'ailleurs pas – ou peu – de marbre. Son emploi massif dans la construction des temples et des autels dès le VIe siècle à Éphèse est donc particulièrement remarquable.
Toutes les parties visibles de l'édifice furent construites ainsi : les colonnes, les architraves, la corniche, la sima, les murs intérieurs et même la partie apparente de la couverture.

Les « columnae caelatae » 

Le temple archaïque est un des premiers temples du monde grec à présenter des éléments sculptés sur ses colonnes et sur la frise de la sima. L'expression « columnae caelatae », employée par Pline l'Ancien, signifie « colonnes ciselées », du latin caelum - i :« ciseau, burin ». On continue aujourd'hui encore à employer ces termes pour désigner les colonnes du temple d'Artémis.

Selon Pline, elles étaient au nombre de 36. Les fouilles archéologiques ont confirmé la présence de sculptures mais ne permettent pas de savoir quelles étaient les colonnes ornées ni auxquelles appartiennent les rares éléments que l'on a retrouvés. En effet, il ne s'agit que de fragments de marbre qui ont été réemployés par la suite dans les fondations ou les murs des monuments postérieurs. Leur place d'origine est donc difficile à déterminer.
La logique voudrait cependant que les colonnes les plus ouvragées aient été placées du côté de l'entrée. On peut penser que les 36 colonnes – s'il faut les compter dans le temple de Crésus et non dans le temple hellénistique – étaient les 16 colonnes de façade, les 8 colonnes du pronaos, et peut-être les 6 premières de la colonnade latérale extérieure.
Il n'est pas non plus aisé de déterminer si les sculptures retrouvées appartiennent au temple archaïque ou au temple suivant, dit « hellénistique ». La confusion est entretenue par les sources antiques. Pline attribue l'une d'elle à Scopas, dont il fait donc le contemporain de Crésus, alors que ce sculpteur a vécu au IVe siècle.
On peut en outre s'apercevoir que ces fragments appartenaient à des blocs de deux formes géométriques différentes : des cylindres et des parallélépipèdes. Si les premiers proviennent sans aucun doute des colonnes, on s'interroge sur la place des seconds. Certains considèrent ces éléments cubiques comme des socles, posés sur le stylobate, sur lesquels reposait la colonne. D'autres, au contraire les placent au sommet du fût, comme support de l'architrave.

Que représentaient les sculptures ? On peut identifier clairement au moins une scène : Il s'agit d'une procession dans laquelle figurent des hommes et des animaux marchant vers le sacrifice. On dispose en particulier d'un bloc montrant un prêtre, vêtu d'une peau de lion, et de porteurs d'offrandes. Il peut s'agir, soit de la procession du Daïtis, soit de la Panégyrie, rapportée par Xénophon d'Éphèse dans les Éphésiaques.

La frise

On a retrouvé une centaine de fragments (dont ci-dessus une tête de Silène et une tête de lion), aujourd'hui répartis entre le musée d'Éphèse et le British Museum. La différence de taille entre les différents éléments que l'on a pu reconstituer conduit à penser qu'il y avait probablement deux frises, l'une à l'intérieur, d'environ 135 mètres, et l'autre à l'extérieur, sur la sima, sur une longueur totale de 300 mètres. Les sculptures représentaient des situations très diverses : des scènes mythologiques (gigantomachie, guerre de Troie, combat des Lapithes et des Centaures), des manifestations religieuses (processions, sacrifices) mais aussi des aspects de vie quotidienne (banquets) qui témoignent d'un certain art de vivre dans la société aristocratique de l'époque.
A intervalles réguliers, des têtes de lion encastrées dans la frise faisaient fonction de gargouilles pour permettre l'évacuation des eaux de pluie.

Destruction 

L'Artémision, ayant échappé aux destructions que les Perses firent subir à la plupart des sanctuaires ioniens après leur victoire sur Crésus, resta debout pendant plus de cent ans. On pense qu'il fit l'objet, au début du IVe siècle, d'une restauration et qu'il faut peut-être l'attribuer à Démétrios, un prêtre d'Artémis et à Paeonios d'Éphèse, que Vitruve mentionne comme architectes du deuxième temple. Mais c'est surtout l'attentat commis par Érostrate qui reste dans les mémoires.

Les circonstances

Cet incendie aurait eu lieu le 6 du mois d'Hécatombéon de la première année de la 106e olympiade, soit le 21 juillet -356, jour de la naissance d'Alexandre. La date précise est invérifiable mais la destruction de la première merveille est l'un des rares cas qui permette de faire coïncider la tradition littéraire et légendaire avec l'archéologie. En effet, les fouilles ont établi formellement que les fragments de sculptures des tambours de colonnes et de la frise de la sima, retrouvés épars en divers lieux où ils avaient été réemployés, portaient tous la trace d'un incendie.
Curieusement, même à l'époque moderne, la thèse de l'attentat individuel n'a jamais été réellement contestée. Il y aurait pourtant d'autres pistes à étudier, comme le suggère D. Hegyi qui émet l'hypothèse de représailles cariennes liées à la volonté des Éphésiens de s'affranchir de l'influence du roi Mausole. Nous ne disposons d'aucun élément précis à l'appui de cette thèse mais on ne peut exclure formellement les causes politiques dans le contexte troublé du IVe siècle.

Quoi qu'il en soit, la perte du premier temple fut une perte considérable, non seulement à cause de la destruction de l'édifice mais aussi parce qu'avec lui disparaissaient les trésors qu'il recelait. L'adyton était en effet un véritable coffre-fort : objets de culte en métal précieux, offrandes des généreux donateurs. Le sanctuaire était aussi une banque où des financiers de tout le monde antique venaient mettre à l'abri de grosses sommes d'argent. C'était enfin un lieu de culture et une bibliothèque. On assure même que c'est au cours de cet incendie que brûla le manuscrit des œuvres d'Héraclite.
Dans la mémoire de l'humanité, l'incendie du temple préfigure celui de la Bibliothèque d'Alexandrie.

Le silence sur le nom de l'incendiaire

Celui qui avait incendié le temple cherchait à s'assurer une renommée. Pour le priver de cet avantage, son nom fut rayé de tous les actes de la cité et les Éphésiens interdirent de le prononcer et de l'écrire, sous peine de mort.
Dans un premier temps, le décret semble avoir été remarquablement respecté car on ne trouve pas de mention du pyromane chez les auteurs du IVe siècle. Mais si l'on en juge par la renommée posthume de celui qui fut peut-être le premier nihiliste de l'histoire, le tabou semble avoir donné au contraire à son acte une dimension romanesque, tragique, philosophique ou politique qui lui confère désormais une notoriété universelle.

musagora

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