- L'Éphésienne hors d'Éphèse

musagora

Introduction et diffusion

Le rayonnement d'Éphèse ne tient pas seulement à la splendeur de son temple. La diffusion de la statue, dès le VIe siècle sous la forme de l'antique xoanon, jusqu'à la fin de l'époque païenne, sous son type le plus connu d'"Artémis polymastos", y est aussi pour beaucoup. On en trouve des exemples dans tout le bassin méditéranéen et en Asie, la plus célèbre étant la "Diane d'Éphèse" conservée aujourd'hui au musée de Naples.

L'Artémis éphésienne a donc du goût pour le voyage. Rien d'étonnant à cela puisque, d'après Callimaque, qui la qualifie de "déesse aux mille demeures, déesse aux mille cités", c'est en bateau qu'elle était déjà arrivée sur la côte, apportée par les Ioniens en provenance de Grèce continentale. C'est par la même voie qu'elle en est souvent repartie pour fonder, un peu partout, des ἀποικίαι cultuelles dans lesquelles elle  était honorée sous un nom et une origine qui rappelaient toujours son sanctuaire principal. C'est donc à bon droit que la déesse pouvait se vanter d'être "aussi honorée chez les barbares que chez les Grecs".

Artémis en Asie 

On sait que l'Artémis d'Éphèse était la déesse de tous les Ioniens. Mais, comme son culte résulte de l'assimilation d'une divinité grecque à d'anciens cultes chtoniens asiatiques, son influence s'étend, bien au-delà, à toute l'Asie Mineure. En Lydie, il y vait un grand temple à Sardes, la capitale. En Carie, la présence de la déesse est attestée à Aphrodisias et à Panamara. En Phrygie, à Acmoneia, Célène. Plus au Nord, son influence s'étend juqu'en Crimée.

Tacite nous donne la liste des cités qui, sous le règne de Tibère, revendiquent un temple d'Artémis et réclament pour cela le maintien de leurs privilèges. A cettte occasion, défilent  devant les sénateurs "les Magnésiens (...) qui firent valoir des ordonnances de L. Scipion et de L. Sylla (...) pour "le temple de Diane Leucophryne",  "les orateurs d'Hiérocésarée (...) qui exposèrent que Diane Persique avait chez eux un temple dédié sous le roi Cyrus". Pour le même culte, Sardes, "se prévalait d'une concession d'Alexandre victorieux" et  Milet " d'une ordonnance du roi Darius".
Ces plaidoiries sont confirmées par l'archéologie. Les fouilles ont en effet mis en évidence, à Sardes et à Magnésie du Méandre, deux  grands temples d'Artémis. La légende attribue la fondation du premier aux Éphésiens. Du second, dont nous parle Strabon, on peut voir une partie de la frise au musée du Louvre.
Dans les textes, Pausanias confirme l'existence d'un temple d'Artémis à Hierocésarée. Le fait que les prêtres, dans cette cité, s'expriment "en langue barbare" semble prouver que la déesse avait bien la faveur des populations autochtones et non seulement celle des colons grecs.
On trouve aussi Artémis représentée sur différentes  monnaies asiatiques. En Ionie, à Milet et de Smyrne ; au-delà, à Pergame, à Sardes (Lydie), à Laodicée (Phrygie), Hiérapolis et Aphrodisias (Carie), Alexandrie (Egypte).
Il est donc probable que la déesse était fortement honorée dans ces cités.

Le culte d' Artémis en Grèce continentale

Il ne s'agit pas ici de relever tous les temples d'Artémis en Grèce  mais seulement de mentionner ceux qui vouent un culte particulier à l'Artémis d'Éphèse, c'est-à-dire les lieux dans lesquels la déesse, qui avait "émigré" en Asie au moment des invasions doriennes, a effectué son retour à partir du Ve siècle av. J.-C.  A cette époque, les Grecs "de Grèce", à la suite des guerres médiques et des diverses expéditions en Asie, nouent des contacts plus étroits avec leurs cousins ioniens. La déesse revient donc sur ses terres d'origine mais transformée et fortement orientalisée.
Par la suite, le succès de ce culte ne se dément pas. Au Ie siècle ap. J.-C, Pausanias écrit : "Quant à la Diane d'Éphèse, toutes les villes grecques en ont embrassé le culte, et surtout les hommes ; ce que j'attribue premièrement à la réputation des Amazones, qui ont bâti, à ce que l'on croit, le temple de la déesse et consacré sa statue ; secondement, à l'antiquité de ce monument."
C'est surtout dans le Péloponnèse qu'on trouve des traces de ce culte particulier. Le plus important de ces lieux est le temple de Scillonte, en Élide, construit par Xénophon, à l'imitation de l'Artémision d'Éphèse. Mais Pausanias mentionne bien d'autres lieux de culte.
Il déclare avoir avoir vu "une statue  de l'Artémis Éphésienne" à Mégalopolis, en Arcadie, un "xoanon" à Corinthe, dans un temple proche de l'agora,  et "un temple de l'Artémis d'Éphèse" à Aléa près du lac Stymphale.  Il signale aussi sa représentation sur des autels à Épidaure et relève la similitude entre l'Artémision d'Éphèse et celui de Mantinée, sur le mont Anchisia .
Il note enfin l'importance du culte d'Artémis en Messénie, où elle était honorée en divers endroits  sous les noms de Limniatis, Laphria et Ephesia.

Le domaine de Scillonte

A l'issue de l'expédition dite des "Dix mille", Xénophon, de retour sur ses terres en 394, entreprend, dans son domaine de Scillonte, en Elide, au nord du Péloponnèse, la construction d'un  petit Artémision et y instaure un culte semblable à celui qu'il avait observé lors de son passage à Éphèse.  Dans l'Anabase, il nous en donne une description précise.

A la lecture de cet extrait, on est d'abord intrigué par la fidélité et l'ampleur de la reconstitution. Elle révèle l'attachement que Xénophon avait pour l'Éphésienne et la reconnaissance qu'il lui vouait. C'était d'ailleurs probablement le cas de beaucoup de ses compagnons et c'est pourquoi certains historiens placent  le développement du culte d'Artémis éphésienne en Grèce au IVe siècle plutôt qu'au Ve siècle, attribuant ce transfert de culte aux mercenaires grecs qui avaient participé à cette expédition. Peut-être faut-il voir là la raison pour laquelle, des siècles après, selon Pausanias, le culte d'Artémis éphésienne était pratiqué principalement par les hommes.

L'autre intérêt de la description de ce modèle réduit est de compléter ou de confirmer les descriptions de l'original. Xénophon nous apprend que le fleuve Sélinonte dont nous savons, par le témoignage de Pline, qu'il enserrait le péribole entre ses deux bras, était riche en poissons ou en coquillages. Il nous parle aussi de l'impôt institué à Scillonte et dont le montant, gravé sur la stèle placée près du petit temple, était prélevé sur le modèle de la taxe que l'Artémision percevait sur la ville et les activités portuaires.
Sur le culte lui-même, on apprend que les animaux sacrifiés provenaient des pâturages et des chasses sacrées de la déesse, que celle-ci appréciait particulièrement les cerfs et les sangliers et que les fêtes se terminaient par des banquets sacrés. Outre le produit des chasses, les convives recevaient alors de la farine, du pain et des friandises.
L'auteur nous rappelle aussi l'importance du bois dans le "xoanon". N'ayant pas les moyens le reproduire un xoanon recouvert d'or, il assure l'essentiel en faisant tailler un ἀπεικονὶσμα (apeikonisma ) dans du bois de cyprès, comme le plus agréable à la divinité dont il transportait le culte.

Le récit de Xénophon est repris par Diogène Laërce dans Vies et sentences des hommes illustres.
Dans les siècles suivants ,le domaine fut visité par Pausanias, qui, curieusement, le prit pour un temple d'Athéna.
Xénophon y reçut le Mégabyse quand celui-ci se rendit en Grèce et lui restitua, à cette occasion, l'argent qu'il avait cofgié en dépôt au sanctuaire.

Artémis en Gaule : la fondation de Marseille

La ville de Massalia a été fondée au début du VIe siècle av. J.-C. par des colons venus de  Phocée, une des douze cités ioniennes mentionnées par Strabon. Celui-ci nous raconte comment les Phocéens, sur la foi d'un oracle, quittèrent les côtes d'Asie Mineure avec un "aphidruma" et, sitôt parvenus à destination, construisirent un temple à Artémis Éphésienne.

Ce récit, et leurs deux traductions, méritent  quelques commentaires :

En premier lieu, l'auteur  nous apprend que les Phocéens édifièrent  à Marseille un "Éphésion", ce qui indique clairement la référence au type qu'ils souhaitaient honorer. Il ne s'agit pas de l'importation d'un banal culte d'Artémis mais, très précisément, du culte d'Artémis éphésienne.

On peut ensuite s'interroger sur la nature exacte de l' "aphidruma".  L'expression qu' A. Tardieu traduit par " image ou représentation exacte de ses autels"  et P. Lasserre, plus audacieusement encore,  par "modèle réduit du sanctuaire" est "ἀφίδρυμά τι τῶν ἱερῶν". Etymologiquement,  "ἀφίδρυμά"  doit s'entendre comme l' "édification d'après" ou la "construction à partir "  d'un modèle existant. Il est donc certain qu'il s'agit d'une copie ou d'une reconstitution mais il reste à déterminer si l'objet emporté par les Phocéens  était une reproduction du sanctuaire ou, plus simplement, celle de la statue d'Artémis éphésienne.
La vision d'une Aristarché débarquant "au-dessous d'un rocher creusé en forme d'amphithéâtre", tenant dans ses bras une maquette de l'Artémision, est évidemment la plus séduisante. Elle préfigure ces mosaïques d'époque byzantine, où l'on voit un empereur ou un généreux donateur offrant à la Vierge l'église qu'il a fait construire pour elle,  et donne une dimension solennelle à l'acte de colonisation phocéen. A l'appui de cette thèse, on dira que le neutre pluriel "τῶν ἱερῶν" désigne souvent un lieu sacré (temple ou sanctuaire) et pourrait représenter l'Artémision lui-même. L'idée d'un modèle réduit de la merveille n'est donc pas  invraisemblable. Xénophon ne dit-il pas de son sanctuaire de  Scillonte :" Nαὸς ὡς μικρὸς μεγάλῳ τῷ ἐν Ἐφέσῳ εἴκασται" ("le temple ressemble, en petit, au grand temple d'Éphèse) ?

Il faut cependant admettre que cette représentation romanesque résiste mal à l'analyse. Tout d'abord parce que le terme "ἀφίδρυμά" désigne couramment  une "statue" quand il s'agit d'une copie (ἀπείκασμα). Le terme propre pour désigner une statue étant  plutôt "agalma", c'est celui qu'emploie Hérodote qui, au V° siècle av. J.C., relatait déjà le départ des Phocéens. Quant au neutre pluriel "τὰ ἱέρα", il ne désigne pas nécessairement un lieu sacré mais tout aussi fréquemment  les objets du culte (statue, vêtements, instruments sacerdotaux). En ce cas, le  pluriel complément de τι αφίδρυμα ne peut se comprendre que comme un génitif partitif. Tout cela incite à douter des deux traductions proposées et à traduire  l'expression par "quelque reproduction parmi les objets sacrés". En ce cas, il est plus que probable, comme l'a montré L. Robert, que cet "ἀφίδρυμά" est une copie du xoanon et non de l'Artémision.

Reste la question principale : pourquoi des colons de Phocée vinrent-ils fonder Marseille sous l'égide d'une divinité éphésienne, c'est-à-dire étrangère à leur cité ?

On sait aujourdhui que la colonisation de Massalia s'est, en réalité, effectuée en deux temps et que, si la légende veut que la cité ait été  fondée par  Protis aux alentours de l'an 600 av. J.-C., le peuplement principal n'intervint qu'un demi-siècle plus tard, en 545. A cette époque, le roi Crésus est vaincu par les Perses et ces derniers soumettent toutes les cités de la côte ionienne. Les Phocéens, refusant la tutelle du Grand Roi, quittent alors leur territoire et gagnent par mer leurs colonies d'occident. Plus qu'une émigration massive, il s'agit donc d'une transplantation de la cité sur les côtes nord de la Méditerranée.

On comprend mieux, dès lors, la signification politique et religieuse de la légende. Si les Phocéens, avant de quitter définitivement les rivages d'Asie Mineure, font escale à Éphèse pour y embarquer un guide et une reproduction de la statue d'Artémis, ce n'est pas seulement pour qu'elle les protège des dangers de la traversée. C'est qu'ils veulent emporter avec eux, outre leurs biens ("leurs femmes, leurs enfants et leurs meubles", écrit Hérodote), tout ce qui est constitutif de leur identité ionienne, et d'abord leurs symboles religieux : "les statues  et les offrandes qui se trouvaient dans les temples". Or  Éphèse, seule cité dont le sanctuaire a été épargné par les Perses, reste une capitale religieuse. Son temple et la statue de sa déesse sont  parmi les plus vénérés et sa Panégyrie annuelle rassemble tous les Ioniens de la côte et des îles. L'Artémis éphésienne aurait alors été utilisée par les Phocéens comme un symbole panionien qui venait s'ajouter à ceux de leur cité.
On peut donc formuler l'hypothèse suivante : si les Phocéens pouvaient emporter leurs propres statues (les "agalmata" d'Hérodote), ils ne pouvaient embarquer qu'une copie de l'Artémis d'Éphèse (l' "aphidruma" de Strabon).

On peut aussi trouver à ce  transfert une explication complémentaire : Dans le récit de Strabon, tout semble indiquer que les émigrants, se réfugiant à Marseille, cherchent à reproduire la geste colonisatrice de leurs ancêtres débarquant en Asie, quelques siècles plus tôt. Le récit que fait Strabon n'est pas sans rappeler certain passage de l'Hymne à Artémis de Callimaque (lecture comparée des deux textes). Les Ioniens n'ont jamais oublié qu'ils étaient arrivés en Asie guidés par Artémis. Si la déesse prit par la suite bien des traits des divinités orientales, elle resta toujours liée à ses origines marines, comme en témoignent les légendes de fondation et la fête de Daïtis. Protectrice des navigateurs (dans les Éphésiaques, Antheia et Habrocomas prennent soin de lui offrir un sacrifice avant de quitter la ville), elle est aussi la guide (Hégémoné) des colons. Tout ceci semble donner  à l'acte de fondation phocéen un aspect missionnaire, que le géographe souligne très clairement quand il écrit un peu plus loin qu' "ils ont communiqué avec le temps les rites de leur culte national (le culte de Diane d'Éphèse), et que nous voyons aujourd'hui les barbares sacrifier à la façon même des Grecs". (Géographie IV, 1, 5)
On en trouve la confirmation dans l'extension qu'ils donnent par la suite au culte d'Artémis sur toute la côte nord de la Méditerranée..

Extension du culte aux rivages nord de la Méditerranée

"Dans tous les comptoirs massaliotes, on vénère Artémis  par-dessus tout autre divinité et on conserve à son idole la même attitude et à son culte les mêmes rites que dans la métropole." (Strabon, Géographie,  IV, 1,4).

Cette expression désigne les cités de Monoikos (Monaco), Nikaia (Nice), Antipolis (Antibes), Athénopolis (Saint-Tropez), Héracléa Caccabaria (Cavalaire), Pergantion (Bregançon), Olbia (Hyères), Tauroeis (Le Brusc), Citharista (Ceyreste), Carcisis (Cassis), Rhodanousia (Espeyran).
A l'embouchure du Rhône, Strabon indique que les Massaliotes, "désirant marquer de toutes les manières que cette région leur appartenait, (...) ont là aussi construit un sanctuaire d'Artémis d'Éphèse, affectant à cet effet une langue de terre formant île entre les bouches du fleuve." Peut-être s'agit-il d' Héracléa, située à l'embouchure du Rhône, dont on ignore l'emplacement exact.

Vers l'Ouest,  Agatha Tyché (Agde) et Emporion (Empúries) sont aussi des colonies de Marseille. Dans cette dernière cité, Strabon mentionne explicitement la présence d'un temple d'Artémis éphésienne.
Les Phocéens-Massaliotes répandent même le culte de la déesse jusque dans les cités non grecques d'Ibérie, à Barcelo (Barcelone), Tarraco (Tarragone) et Saguntum (Sagonte).
Il suffit de remonter la chaîne des "métropoles" (de Massalia à Phocée et de Phocée à Éphèse) pour en déduire que la déesse était honorée en ces lieux lointains, sous le même  aspect et selon les mêmes rites que dans le marécage du Caystre.

 

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Artémis à Rome

Est-ce de Massalia que l'Éphésienne gagna la capitale de l'empire romain, à l'époque de Servius Tullius ? C'est ce qu'affirme Strabon, indiquant qu'on pouvait voir sur l'Aventin la statue de Diane, disposée absolument de la même façon que celle de Massalia. Pour Justin, au contraire, les Phocéens avaient fait escale au bord du Tibre sur les pentes de l'Aventin, avant d'arriver à Marseille. Ce pourrait être aussi à ce moment là que le culte d'Artémis aurait été introduit sur l'Aventin.

Cette hypothèse de l'origine ionienne du culte de Diane à Rome est fortement contestée mais nous devons cependant relever deux faits: Strabon parle explicitement du "xoanon" de Diane et souligne sa similitude parfaite avec l'aphidruma adoré à Marseille. Il s'agirait donc bien de l'Artémis d'Éphèse. Tite-Live insiste particulièrement sur l'influence du sanctuaire d'Éphèse sur la vision politique de Servius Tullius. Le roi souhaitait organiser une union des cités latines sur le modèle de la confédération ionienne, dans laquelle Rome aurait tenu la place d'Éphèse.

Il aurait, pour réunir les fonds nécessaires à la construction, utilisé la méthode employée par les Éphésiens en mettant à contribution les trente villes latines alliées de Rome à cette époque. (Tite-Live, Ab urbe condita, 45). A propos de l'influence du temple d'Éphèse dans la Rome royale, on peut lire deux autres extraits d'auteurs de l'époque époque impériale : (Les Antiquités romaines, de Denys d'Halicarnasse (4, 25), et Aurelius Victor (De viris illustribus urbis Romae, 7, 9)

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