La rhétorique antique (2) : Principes et pratiques de l’art de l’éloquence Loquendi antiqua elementa ususque

  • La rhétorique est toujours enseignée dans des écoles comme « Sciences Po » ou durant le cursus des études de droit. L’éloquence fait en effet partie des qualités indispensables aux futurs hommes politiques ou avocats.
  • Au XVIIIème et XIXème siècles en France, la classe de 1ère au lycée s’appelait « classe de rhétorique ». C’est encore le nom donné en Belgique à la 6ème classe de l’enseignement secondaire, pour les élèves de 17-18 ans.
  • La métonymie, la métaphore, l’allégorie, l’hyperbole et tant d’autres sont des « figures de rhétorique » !
  • À chaque personnalité ses pratiques rhétoriques : il en fut ainsi pour Tiberius et Caius Gracchus, frères mais de tempéraments très opposés (Plutarque, Vie des Hommes illustres, IV, 2). Alors que le premier émouvait par une « éloquence douce » et un « maintien plein de réserve », le second saisissait par son éloquence « terrible, passionnée » et fut celui « qui donna l’exemple de se promener à la tribune et de tirer sa robe de dessus ses épaules » !
  • « He was ambitious ! » Le discours de Marc-Antoine devant la dépouille de César (Dion Cassius, Histoire Romaine, XLIV, 49) a inspiré au dramaturge anglais Shakespeare une célèbre tirade (Julius Caesar, III, 2). Ce morceau de bravoure a été repris plusieurs fois au cinéma par de grands acteurs dont Marlon Brando (Julius Caesar, 1953) et Charlton Heston (1970). Plus récemment, cette fameuse scène a été rejouée dans le docu-fiction Le Destin de Rome (Fabrice Hourlier, 2011) … en Latin !

Quand nous prenons la parole dans le but de persuader quelqu’un, nous choisissons nos mots avec soin, nous tournons nos phrases d’une certaine façon, nous composons plus ou moins notre attitude : nous pratiquons en fait la rhétorique. Pour certains d’entre nous, l’éloquence semble être un don naturel. Pourtant la rhétorique est plus que cela : c’est un art codifié, qui peut s’enseigner et s’apprendre. Les Grecs puis les Romains ont étudié depuis l’Antiquité ses principes et techniques qui servent encore aujourd’hui à tous ceux qui prennent la parole en public : avocats, hommes politiques, présentateurs, prêtres, professeurs... À l’heure où l’oral devient une épreuve majeure des examens du brevet ou du baccalauréat, il est plus que pertinent de les connaître !

Les objectifs de la rhétorique

Selon Cicéron, le discours idéal doit :

  • docere (instruire) par la véracité et le sérieux du propos. L’orateur s’adresse à l’intelligence de l’auditoire dans un style « simple » et clair.
  • placere (plaire) au moyen d’anecdotes par exemple. Il charme le sens esthétique de ses auditeurs. L’orateur privilégiera alors le style "moyen". En effet  le style doit « être précis dans la preuve, moyen dans le charme, véhément quand il s'agit de fléchir »Orator ad Brutum,19. 
  • movere (émouvoir) notamment dans les derniers mots : pour toucher le cœur de ses auditeurs, l’orateur aura recours au style « noble ».

Les moyens dont dispose l’orateur

  • le logos : il s’agit du discours et de ses arguments rationnels.
  • l’éthos : c’est l’image que l'orateur donne de lui-même à travers son discours. Par ses mœurs, son éthique, l’orateur « dispose les esprits à la bienveillance ». (Cicéron, De l’orateur, XXXVII)
  • le pathos : il s’agit du « secret d’émouvoir et d’entraîner » l’auditoire, en suscitant par exemple la pitié, la crainte, la colère ou le rire... Les mots « pathétiques » et « empathie » dérivent de ce mot.

Les trois types de discours

  • le discours judiciaire : l’auditoire est généralement un tribunal et le discours porte sur des faits passés, que l’on établit et juge. L’orateur plaide en fonction du juste ou de l’injuste.
  • le discours démonstratif (ou épidictique) : il porte traditionnellement sur une personne. C’est par exemple un éloge public, que l’on appelle panégyrique, une oraison funèbre ou un blâme. L’orateur met en valeur le beau, le bien ou le mal.
  • le discours délibératif : politique le plus souvent, comme au Sénat, ce discours amène une assemblée à prendre une décision pour l’avenir, sur des questions de diplomatie, d’économie, ou de législation par exemple. L’orateur argumente sur ce qui est utile ou nuisible.

Les cinq grandes parties d’un discours 

1) L’exordium (exorde) : c’est l’introduction, l’ouverture du discours. Elle doit capter l’attention de l’auditoire (captatio benevolentiae) et le rendre bien intentionné à l’égard de l’orateur.

2) La narratio (narration) : l’orateur expose les faits qui concernent le sujet, avec clarté, brièveté et crédibilité.

3) La confirmatio (confirmation) : c’est l’ensemble des preuves (défense de la position, des arguments et leur amplification).

4) La refutatio (réfutation) : elle détruit les arguments adverses.

5) La peroratio (péroraison) : c’est la conclusion du discours. Pour frapper les esprits, elle sera émouvante et suscitera des sentiments tels que gravité, pitié, passion, indignation…).

L’ordre très codifié de ces cinq parties rappelle celui que nous utilisons encore aujourd’hui dans l’exercice de la dissertation dite « à plan dialectique » (thèse, antithèse, synthèse).

Les cinq étapes de travail de l’orateur

1) Inventio (« invention ») : l’orateur recherche d’abord toutes les idées et moyens de persuasion possibles (arguments, preuves, techniques de persuasion, logique…). Il sélectionne les plus efficaces en fonction de son sujet et du contexte. Il doit se montrer inventif, mais aussi avoir une solide culture générale, dans laquelle puiser ses arguments !

2) Dispositio (« disposition ») : c’est l’art d’organiser son discours, selon l’ordre le plus convaincant.

3) Elocutio (« élocution ») : c’est la rédaction proprement dite du discours, avec tous ses ornements possibles (choix des figures de style, du vocabulaire ou du niveau de langue, disposition des mots dans la phrase, effets de rythme …). Cela s’approche de ce que nous appelons aujourd’hui le « style ».

4) Actio (« action ») : c’est l’énonciation du discours, son interprétation. Cicéron l’appelait l’ « éloquence du corps » (Orator, 55) : elle concerne la prononciation, les effets de voix, mimiques, regards, techniques gestuelles…

5) Memoria (« mémoire ») : le discours doit être appris par cœur, quitte à donner l’impression d’être improvisé !

Nous suivons encore l’ordre de ces étapes : dans la classe de Français ou d’Histoire par exemple, le professeur apprend aux élèves à chercher leurs idées au brouillon, avant de les organiser et de rédiger des phrases. Les deux dernières étapes (actio et memoria) concernent le passage à l’oral, pour un discours ou un exposé par exemple : le travail de l’orateur se rapproche alors de celui de l’acteur !   

Le rôle particulier de l’actio

Comment les anciens déclamaient-ils ? Nous avons en tête les discours passionnés des orateurs à l’assemblée ou des généraux devant leur armée, dans les péplums au cinéma. Cette vision est en partie vraie. Comme l’on parlait le plus souvent en plein air, à la tribune des Rostres par exemple sur le forum romain, il fallait nécessairement faire porter haut la voix. Les intonations, montantes ou descendantes, et les gestes codifiés et conventionnels nous paraitraient sans doute bien étrangers désormais. Pour être compris de loin, par tous et sans ambiguïté, ceux-ci devaient en effet être clairs et signifiants. Ainsi, montrer les paumes vers le ciel (geste de la « supination ») signifiait l’admiration ou la prière ; mettre les paumes vers le sol (geste de la « pronation ») indiquait à l’inverse le refus ou la condamnation.

L’actio est une étape fondamentale, qui peut assurer le succès d’un discours ou son échec. En effet, en mettant en scène son discours, l’orateur s’adresse au cœur et à la sensibilité de l’auditoire : or l’émotion persuade plus efficacement parfois que les arguments de la raison ! Ainsi le général Marc-Antoine enflamma la foule lors de l’éloge funèbre qu’il prononça devant le corps exposé de Jules César, qui venait d’être assassiné. Porté par l’émotion, Marc-Antoine aurait soulevé la toge ensanglantée du dictateur, dévoilant ainsi ses blessures. La ferveur gagna l’auditoire : selon Dion Cassius on aurait couru avec des torches aux maisons des conjurés pour les enflammer !

Avec l’actio, l’orateur réalise une performance proche de celle de l’acteur. Le même verbe est d’ailleurs utilisé en Latin pour dire plaider une cause (« agere causam ») et jouer une pièce (« agere fabulam »). Comme un acteur, l’orateur doit s’exercer : pour devenir l’un des meilleurs orateurs d’Athènes, Démosthène aurait travaillé sa diction pendant des heures dans une pièce construite spécialement pour cet usage, à travers diverses techniques comme mettre des cailloux dans la bouche (Plutarque, Histoire Romaine, XLIV,  49)

Pour les Romains cependant, une différence importante existait : alors que l’acteur « imite la vérité » dans une œuvre de fiction, l’orateur ne « joue » pas, il est dans la vie réelle. L’acteur portait d’ailleurs un masque, et non l’orateur… Les comédiens étaient frappés d’infamie à Rome, privés de droits politiques : ils n’étaient pas des modèles dignes pour l’orateur romain ! C’est pourquoi le « sur jeu » et les effets dramatiques étaient mal vus : la rhétorique a une exigence de vérité, et les gestes doivent être limités à l’expression des passions réelles de l’orateur. En réalité, pour Cicéron, les meilleurs orateurs adoptent une posture digne : ils ne gesticulent pas dans tous les sens mais savent retenir et maîtriser leur énergie, ce qui rend leurs gestes d’autant plus efficaces. Sans cela, la déclamation devient vite ridicule ! Pensons à la scène parodique du film le Dictateur de Charlie Chaplin, qui caricature la gestuelle d’Adolf Hitler. Ce dernier mettait de fait beaucoup de soin à travailler l’actio, comme le montrent les six clichés de postures différentes pris par Hoffmann, son photographe officiel.

L’héritage de l’Antiquité

La conception antique de l’éloquence, telle qu’elle a été pratiquée à Rome notamment, a durablement influencé la nôtre.  Plus de deux mille ans après, ses règles sont toujours d'actualité : capter l’attention de l’interlocuteur, avoir recours à des figures de style, avoir une gestuelle adaptée… Comme ceux de Cicéron, d’autres grands discours ont marqué leur époque : celui d'André Malraux en hommage à Jean Moulin devant le Panthéon en 1964, celui de Simone Veil sur l'IVG en 1974 devant l'Assemblée nationale ou celui de Robert Badinter sur l'abolition de la peine de mort en 1981. Après Démosthène ou Cicéron, d’autres noms sont venus s’ajouter à la liste des grands orateurs : Jean Jaurès, Charles de Gaulle… Comparons les discours filmés de Barack Obama ou de Donald Trump : identifier les techniques rhétoriques des hommes politiques nous permet de mieux les comprendre, voire de déjouer les ficelles !

L’éloquence suscite aujourd’hui un nouvel engouement, comme le montre le succès de films comme À voix haute en 2016 ou Le Brio en 2017. Des concours d’éloquence - comme le concours Eloquentia -  sont organisés un peu partout, le genre comique du « stand up » est en plein essor et, sur Internet, les vidéos d’orateurs en herbe abondent ! Avec l’épreuve du « Grand oral » en Terminale, la rhétorique a de beaux jours devant elle !

Ce qu'écrit Cicéron :

 

« Habebat enim flebile quiddam in questionibus aptumque cum ad fidem faciendam tum ad misericordiam commovendam: ut verum videretur in hoc illud, quod Demosthenem ferunt ei, qui quaesivisset quid primum esset in dicendo, actionem; quid secundum, idem et idem tertium respondisse. Nulla res magis penetrat in animos eosque fingit format flectit talisque oratores videri facit, qualis ipsi se videri volunt. »

 

«  [Marc-Antoine] prenait en effet dans le pathétique un ton ému qui inspirait confiance et excitait la pitié ; et ainsi se réalisait en lui le mot attribué à Démosthène : « Quel est le premier mot de l’orateur ? – L’action. –  Et le second ? – L’action. – Et le troisième ? – L’action. » Rien en effet, plus que l’action, n’entre à fond dans le cœur de l’auditeur, pour le former, le façonner, le plier et lui donner de l’orateur l’idée que celui-ci veut inspirer de lui-même ».

 

Cicéron, Brutus, XXXVIII, 142, traduction de F. Richard, Classiques Garnier, 1934.

  • La rhétorique est toujours enseignée dans des écoles comme « Sciences Po » ou durant le cursus des études de droit. L’éloquence fait en effet partie des qualités indispensables aux futurs hommes politiques ou avocats.
  • Au XVIIIème et XIXème siècles en France, la classe de 1ère au lycée s’appelait « classe de rhétorique ». C’est encore le nom donné en Belgique à la 6ème classe de l’enseignement secondaire, pour les élèves de 17-18 ans.
  • La métonymie, la métaphore, l’allégorie, l’hyperbole et tant d’autres sont des « figures de rhétorique » !
  • À chaque personnalité ses pratiques rhétoriques : il en fut ainsi pour Tiberius et Caius Gracchus, frères mais de tempéraments très opposés (Plutarque, Vie des Hommes illustres, IV, 2). Alors que le premier émouvait par une « éloquence douce » et un « maintien plein de réserve », le second saisissait par son éloquence « terrible, passionnée » et fut celui « qui donna l’exemple de se promener à la tribune et de tirer sa robe de dessus ses épaules » !
  • « He was ambitious ! » Le discours de Marc-Antoine devant la dépouille de César (Dion Cassius, Histoire Romaine, XLIV, 49) a inspiré au dramaturge anglais Shakespeare une célèbre tirade (Julius Caesar, III, 2). Ce morceau de bravoure a été repris plusieurs fois au cinéma par de grands acteurs dont Marlon Brando (Julius Caesar, 1953) et Charlton Heston (1970). Plus récemment, cette fameuse scène a été rejouée dans le docu-fiction Le Destin de Rome (Fabrice Hourlier, 2011) … en Latin !

En deux livres :

  • Pour se renseigner : Dictionnaire de rhétorique, G. Molinié, Le livre de poche, 1997
  • Pour pratiquer : La parole est un sport de combat, Bertrand Périer, J.-C Lattès, 2017

Pistes de recherche :

  • Le théâtre antique
  • Les frères Gracques
  • Cicéron
  • Marc Antoine

Pour aller plus loin :

Des concours d’éloquence : les actions menées par ELOQUENTIA (concours, interventions en milieu scolaire ) et  LE CONCOURS  NATIONAL D'ÉLOQUENCE .

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