Si l’expression « Les sept merveilles du monde » paraît aujourd’hui aller de soi, on a oublié bien souvent qu’elle est due à un auteur de l’Antiquité tardive, Philon de Byzance qui rédigea une œuvre conservée sous le titre de Φίλωνος Βυζαντίου περὶ τῶν ἑπτὰ θεαμάτων, Philon de Byzance : Les sept Merveilles
Or il n’est pas indifférent de rappeler ce titre et de rechercher la date de composition de cet opuscule : cela permet de comprendre comment fut constituée cette liste de « sept merveilles ».
L’auteur : un scientifique ou un « rhéteur » ?
L’auteur à qui l’on a attribué l’œuvre, Philon de Byzance, qui avait le surnom de μηκανικός, a vécu au IIe siècle avant notre ère ; cette attribution paraissait naturelle, dans la mesure où ce dernier s'attarde sur de nombreux détails techniques et insiste sur la « prouesse » plus que sur des critères esthétiques pour expliquer le choix de ces monuments antiques. Mais il s’agit sans aucun doute d’une attribution erronée et le court traité sur les Sept merveilles du monde est bien plus probablement l’œuvre d’un rhéteur du Ve siècle de notre ère – le nom de Philon étant fort courant dans l’Antiquité.
Il constituerait donc d’une sorte de synthèse effectuée par un auteur qui nous demeure inconnu, un « compilateur » ayant lu les textes antiques, notamment Hérodote, le grand historien du Ve siècle avant notre ère, qui avait évoqué dans ses pages la ville et les merveilles de Babylone – ses jardins et ses murailles – et le poète alexandrin Callimaque, qui avait proposé une liste de « curiosités ».
Sur quels critères la liste a-t-elle été composée ?
L’auteur aurait donc vécu à l’époque romaine : on remarque cependant que la liste qu’il a dressée définit un périmètre géographique dont le point le plus occidental est Olympie et le plus oriental Babylone. Notre auteur ne mentionne aucune œuvre du domaine « romain », ce que fait par exemple le poète Martial dans une célèbre épigramme, au Ier siècle de notre ère. Plus tard encore, au VIe siècle, Grégoire de Tours introduira dans la liste des Merveilles le Temple de Salomon ou l’arche de Noé, changeant par là la perspective, mais sans parvenir à faire oublier l’ancienne liste. La première liste due à Antipater de Sidon, au Ier siècle avant notre ère, comportait déjà les Murailles de Babylone, les Jardins suspendus, le colosse de Rhodes, les Pyramides, le tombeau de Mausole et le temple d’Artémis à Ephèse. C’est cette liste, complétée par la statue de Zeus et le Phare d’Alexandrie, qui est reprise par Philon et qui s’impose de manière durable.
Le choix d’œuvres du domaine «oriental » n’est donc pas dû au hasard ; et, comme le premier partage administratif de l’empire romain a eu lieu en 364 de notre ère, on est tenté de rapprocher cette date de la période probable de rédaction du traité sur les Sept merveilles du monde. L’auteur se rattache par là à un certain esprit « alexandrin » car c’est au Musée que se sont élaborées les premières grandes synthèses visant à conserver la mémoire des richesses culturelles de l’Antiquité. Tous les savants, philologues bien entendu, mais aussi géomètres, géographes et astronomes établissent des synthèses des connaissances. On aime alors le chiffre 7 et l’on propose une liste pour les Sept sages, on cherche à conserver les sept œuvres les plus représentatives de la Tragédie antique. Parmi les réalisations humaines, il fallait aussi choisir Sept œuvres exceptionnelles, de même qu’il fallait se souvenir des Sages de la Grèce et des Tragédies antiques.
L’époque du Musée était aussi celle des voyages d’étude : connaître ces merveilles, les admirer et les méditer, cela pouvait constituer un parcours intellectuel, à cette époque de l’hellénisme triomphant qui a suivi les conquêtes d’Alexandre ; elle est, soulignons-le, bien antérieure à celle de l’écriture du traité. Car au moment où le traité fut écrit, on ne pouvait déjà plus voir ces Merveilles : le temple d’Artémis fut incendié en 356 avant notre ère ; le colosse de Rhodes ne subsista qu’une soixantaine d’années, au IIIe siècle ; Babylone fut abandonnée au Ier siècle de notre ère... Il aurait donc fallu vivre à la grande époque du Musée d’Alexandrie pour les voir presque toutes ; certaines étaient déjà ruinées. Properce avait, hélas, raison :
« Aut illis flamma, aut imber subducet honores,
Annorum aut ictu pondera victa ruent. »
« Oui, tout ce qu’il a de grand périra par la flamme ou les orages, ou s'écroulera vaincu sous le poids des années... »
Il faut enfin souligner ce que signifie le terme de « merveilles ». Callimaque, au IIIe siècle avant notre ère, avait dressé une liste de θαυμάσια, qu’on ne saurait confondre avec les θεάματα, – termes qui sont traduits en latin par spectacula et mirabilia. D’un côté, les « curiosités », ces objets qui font sensation et que l’on montre au voyageur ; de l’autre des « merveilles » qui témoignent du génie humain. C’est encore un point qui a pu faire penser qu’il s’agissait d’un auteur – un ingénieur – conscient de l’exploit « technique » que constituaient ces créations humaines. Car il n’y a rien de « miraculeux » dans ces œuvres, rien non plus qui appartienne à la nature : ce sont des créations du savoir, de l’intelligence et de la volonté humaines au service d’une idée.
“Kαὶ μὴν ἀριθμόν͵ ἔξοχον σοφισμάτων͵
ἐξηῦρον αὐτοῖς͵ γραμμάτων τε συνθέσεις͵
μνήμην ἁπάντων͵ μουσομήτορ΄ ἐργάνην.”
“Pour eux je trouvai le Nombre, la plus ingénieuse des choses, et l'arrangement des lettres, et la mémoire mère des Muses...”
Prométhée dans la pièce d’Eschyle se louait d’avoir apporté aux hommes la science et d’avoir ainsi permis au génie humain de s’exprimer. Les Sept merveilles en sont un témoignage « visible » et le choix est ici révélateur : l’auteur a bien sûr recherché une certaine variété dans les richesses de cette création : variété des arts, qui témoignent de la domination de l’homme sur la matière, rivalité avec la nature dans la grandeur, et, au delà, une recherche spirituelle.
Car la pyramide de Khéops est certes étonnante par son caractère colossal, admirable pour sa perfection géométrique et la complexité de son organisation intérieure ; mais c’est avant tout un tombeau, un témoignage du désir d’éternité.
Babylone, représente la ville parfaite, totalement créée par l’homme, dessinée selon une géométrie qui organise toutes les activités humaines, avec ses murailles, son temple, ses palais, ses jardins suspendus et ses vastes avenues ; dans cette cité, les hommes ont su recréer artificiellement une « nature » grandiose grâce à un exploit technique qui leur faisait domestiquer l’eau.
Le temple d’Artémis à Éphèse exprime l’épanouissement du génie de l’homme qui se met au service de la divinité : dans son état final, le temple apparaît également comme une image de la perfection architecturale qui honore une divinité primitive et généreuse.La statue de Zeus à Olympie demeure un exploit alliant l’art et la technique – puisqu’elle était sculptée avec de nombreux matériaux ; mais le Zeus d’Olympie montre surtout comment le monde civilisé est ordonné par Zeus ; et les reliefs sculptés du fauteuil reprenaient les thèmes, essentiels pour les Grecs, de la conquête de la civilisation.
Le mausolée d’Halicarnasse, outre la merveille architecturale, manifeste encore le désir d’éternité et reste le témoignage de la fidélité d’une épouse. Le phare d’Alexandrie et le Colosse de Rhodes rappellent combien les hommes ont mis d’ingéniosité à se protéger de la nature.
En somme, toutes ces productions du génie humain révélaient, quand on pouvait encore les contempler, ce que pouvait l’homme quand il cherchait à créer une nouvelle harmonie du monde sans oublier un accord nécessaire avec les dieux. Plus tard, elles rappellent à ces mêmes hommes que leur domination sur le monde, quand bien même elle respecte les dieux et recherche l’harmonie absolue, demeure éphémère. Car, de toutes ces merveilles, il ne demeure qu’un tombeau, la pyramide de Khéops, qui n’abrite même plus la dépouille de celui qu’elle devait protéger pour l’éternité : les autres merveilles ont été détruites par les hommes, les forces de la nature ou le temps.
Le monument le plus durable reste alors la mémoire des hommes que les textes ont su conserver.
La mémoire et l’oubli
Car le souvenir de ce temps aurait pu aussi disparaître. Les Romains, notamment Martial, ont tenté d’ironiser sur ces « merveilles », témoignages de temps révolus. D’autres listes ont été proposées, qui incluaient tantôt plus d’éléments égyptiens – ce que fait Pline l’Ancien –, d’autres temples, et aussi des « merveilles de la ville de Rome ». Dans les listes suivantes on trouvera le Capitole, le Colisée, le palais de Cyrus à Ecbatane, l’autel de Délos ou le temple de Salomon.
Jamais ces listes ne viendront supplanter celle des Sept merveilles que nous connaissons ; bien mieux, la liste de Philon sera reprise à la Renaissance et trouvera alors de nombreux écrivains et artistes qui mettront leur imagination à son service pour lui redonner vie, et donner une nouvelle signification à cette création humaine ; c’est peut être alors que la valeur esthétique de ces monuments est vraiment reconnue et qu’ils vont servir de modèles.Mais cette mémoire même est fragile. Pour mieux mesurer le caractère éphémère de cette idée de la création de l’homme, on réfléchira à la « nouvelle » liste des merveilles établie en 2007 et publiée par Bipasha Basu, Hilary Swank et Ben Kingsley lors de la cérémonie qui s'est déroulée à Lisbonne le 7/7/2007.
On trouve dans la nouvelle liste :
- La grande Muraille de Chine
- La cité Petra de Jordanie
- La statue du Christ Rédempteur au Brésil
- Les ruines du mont Machu Picchu au Pérou
- La cité maya Chichén Itzá au Mexique
- Le Colisée de Rome
- La Taj Mahal en Inde.
Aucune de nos « merveilles antiques » n’a été conservée dans cette liste. Beaucoup ont été choqués que la Pyramide de Khéops, seul monument de la liste antique qui ait survécu, n'y figure pas : devant le scandale, elle a été proclamée « merveille honoraire ». Il est vrai que la nouvelle liste a été établie sur un vote d’internautes... et que cela donne plusieurs limites à la valeur de ce jugement : Sic transit gloria mundi.