- L'Artémis d'Ephèse : particularités et évolutions

L'Artémis ionienne : une divinité métissée

L' Artémis éphésienne est très différente d'autres représentations connues de la déesse à l'époque classique, hellénistique ou romaine, telles  la πότνια θερῶν (potnia théron), la dame à la lyre, la déesse drapée, la déesse nue, la déesse à l'épervier. Elle est encore plus éloignée des représentations modernes dans lesquelles on la voit souvent vêtue d'une courte tunique, portant en bandoulière son arc et son carquois, et accompagnée d'animaux sauvages ou de chiens de chasse.
C'est que le culte d'Artémis, introduit par les Grecs qui peuplèrent une partie de la côte au début du premier millénaire av. J.-C., s'est fortement transformé au contact des divinités autochtones auxquelles il s'est substitué. Faire l'unité de tous ces cultes, reflets de la multiplicité des traditions religieuses et des différences ethniques en Asie Mineure ne fut sans doute pas chose aisée.
La construction de l'Artémision, et surtout celle du temple archaïque dit "de Crésus", correspond à une volonté politique de les réunir en un seul lieu.
Les fêtes et les jeux donnés en l'honneur de la déesse témoignent également des aspects très divers et très spécifiques du culte de l'Ephésia.
Pour la statue, c'est d'abord la simplicité qui fit l'unité. Le xoanon, par sa forme symbolique originelle, étayée par les légendes de fondation, se prêtait bien à cette entreprise. La déesse emprunta de nombreux attributs à celle(s) qu'elle remplaçait et le métissage des éléments asiatiques et  grecs se retrouve dans ses représentations.
La figure la plus connue de l'Artémis éphésienne, qui triomphe à l'époque romaine, dite "polymastos" en grec ou "multimammia" en latin, est l'héritière de toutes ces évolutions et transformations.

Instauration et évolution du type de l'Ephesia, du xoanon à l'Artémis polymastos 

C'est Callimaque qui nous dit que  la première statue de la déesse était un xoanon ("ξόανον"). Le terme signifie "sculpture taillée dans le bois", le ξοΐς (xoïs) étant un ciseau à bois ou une serpe. Cette première statue fut-elle trouvée sur place, apportée par les Amazones, par Androclos, par Nélé ?. Εtait-elle διϊπετής ("diipetès", faite par Zeus"), comme le prétend Callimaque, autement dit ἀχειροποιητός (acheiropoiète, non faite de main d'homme) ? Les légendes divergent, mais l'essentiel réside  dans sa figuration.

L'Artémis éphésienne conserva toujours cette caractéristique "xoanienne". La statue que vit Xénophon était bien en bois et, au Ie siècle ap. J.-C., Pline l'Ancien indique clairement que la statue celle qui figurait dans le temple était sculptée dans du "cyprès". Par la suite, on éleva des répliques en terre cuite, en  pierre ou en bronze mais ces reproductions garderont toujours l'esprit de leur matière d'origine.
Ce qui évolua, au cours des siècles,  c'est l'ornementation.  Xénophon nous dit qu'au IVe siècle, la statue était déjà  recouverte de feuilles d'or. Il fallut aussi intégrer, sur cette forme stylisée,  de nombreux attributs de la déesse. C'est pourquoi, le type classique de l'Ephésia frappe d'abord par la multiplication des symboles. La disposition verticale, des pieds racines à la tête mât ou feuillage, le rangement, voire le classement des attributs animaliers dans les cases d'un quadrillage, les protubérances portées en pendentifs, tout montre un souci d'organisation et une volonté de rassembler sur la même statue le plus grand nombre possible d'attributs.

Les pieds : Artémis xoanon  est dépourvue de membres inférieurs, engoncée de la taille aux pieds dans un fourreau qui descend jusqu'au sol, comme si elle y était plantée. On voit nettement, sur certaines statues ou statuettes, des ramifications qui semblent s'enfoncer dans la terre. Le "xoanon" n'est donc pas seulement une statue faite en bois. C'est une divinité arbre, dont il faut imaginer que les racines s'enfoncent dans la Terre mère, en souvenir de l'idole originelle qui fut placée dans le sanctuaire dit "de l'arbre", premier téménos à ciel ouvert installé dans le marécage du Caystre.

Le fourreau : le bas du corps est constitué d'une sorte de socle, généralement cylindrique. Il apparaît le plus souvent quadrillé, chaque case contenant un ou plusieurs animaux de toutes espèces : cerfs, sangliers, fauves, abeilles, chèvres, taureaux, chevaux, griffons. En général, les mêmes animaux se retrouvent dans des cases contiguës sur la même ligne. On retrouve là les attributs grecs traditionnels de la πότνια θηρῶν (souveraine des bêtes sauvages) et on peut penser qu'il s'agit de la représentation symbolique d'une domination universelle sur le mode sauvage. Les cases du quadrillage correspondraient aux représentations plus réalistes des Artémis chasseresses et auraient été un moyen de conserver à la déesse le cortège animalier que sa posture xoanienne empêchait de montrer.
Mais ces attributs sont aussi ceux des divinités asiatiques, les déesses mères orientales ayant souvent des caractéristiques identiques. Comme on retrouve beaucoup de figurines animales dans les objets votifs du "trésor d'Ephèse", il faut admettre, celui-ci étant antérieur à l'époque de Crésus, que les cultes parallèles ou concurrents à celui de la déesse ionienne faisaient déjà appel à des représentations de ce genre. C'est à eux sans doute que l'on doit la présence de l'abeille et des fleurs. L'abeille, quand elle est figurée, occupe toujours une place importante dans la case.

Enfin, on remarque que nombre de ces animaux sont de souche locale, comme l'épervier que l'on retrouve souvent perché sur un mât au dessus de la déesse. C'est aussi le cas des poissons, coquillages, crabes, qu'on ne trouve guère que chez l'Ephésienne.

Les bras  sont à angles droits. Les deux humérus sont collés au corps alors que, pour les avants-bras, souvent manquants, la position du coude indique clairement qu'ils étaient à l'horizontale, dans un geste d'accueil et d'ouverture. Une monnaie d'époque romaine, frappée à Marseille au Ie siècle ap. J.-C. représente des bandelettes tombant de ses poignets jusqu'au sol. Il s'agit d'un attribut divin qui n'est pas propre à Artémis (Homère nous parle, par exemple, des bandelettes d'Apollon) mais nous savons que, dans le cas qui nous occupe, ces fils (probablement de laine) symbolisaient la protection et l'asile que la déesse accordait dans son sanctuaire.

La tête : La déesse porte généralement des boucles d'oreilles. Sa chevelure tombe sur ses épaules et sa tête s'appuie, en arrière, sur un reposoir. Ici encore, les figurations animales abondent. Elle arbore aussi une sorte de tiare, qui prend généralement la forme d'une couronne tourrelée et qui, sur certaines représentations, est quadrillée ou recouverte d'un voile. 
Il est intéressant de noter qu'on retrouve  le même couvre-chef sur la tête de la statuette qu'on suppose représenter un Mégabyse. Parfois, cette tiare est prolongée par un mât sur lequel peut venir encore se percher un épervier, rappelant à la fois les attributs de la potnia théron et ceux de la souveraine du marécage du Caystre.

Le cou et la poitrine : le cou de la déesse est orné de pendentifs. Sur ce collier, on trouve souvent des crabes et des scorpions, correspondant, peut-être, à des signes du zodiaque;
Mais ces pendentifs descendent très bas, sur trois ou quatre rangées, jusqu'au niveau de la ceinture et font tomber sur le ventre d'Artémis les protubérances qui lui ont valu l'épithète de polymastos "(aux multiples seins").

La  "polymastie" d'Artémis

Ces oves ont toujours beaucoup intrigué et donné lieu à diverses hypothèses.
Leur si grand nombre fait immédiatement penser à une célébration de la fertilité car on connaît d'autres exemples d'amplification des attributs féminins ou masculins. Toutefois,  comme  on ne trouve cette multimammie chez aucune autre déesse grecque, il faut aller en chercher l'origine ailleurs. Peut-être Artémis aurait-elle  hérité cette particularité  des déesses mères qui l'avaient précédée en Anatolie et en Crète mais aucune parenté probante ne peut être établie.
Les commentateurs modernes ont d'ailleurs remarqué assez vite que ces "seins" ne faisaient pas partie de l'anatomie de la déesse. Il sont généralement placés très bas, juste au-dessus ou au niveau de la ceinture,  et, surtout, ils semblent posés par-dessus le vêtement. Il s'agit donc à l'évidence de postiches, portés en pendentifs. On en a d'ailleurs la preuve grâce aux traces polychromes que l'on a pu retrouver : les parties du corps sont toujours d'une couleur  plus sombre que les ornements (peut-être en souvenir de la matière originale du xoanon). Or, les seins d'Artémis sont d'une teinte plus vive, donc traités comme une parure.

Voilà qui ouvre le champ de l'imagination. Si ces protubérances ne sont pas naturelles, si elles ne font pas partie de l'anatomie d'Artémis, pourquoi penser obligatoirement qu'il s'agit de seins ? Le doute est d'autant plus permis que ces mamelons sont dépourvus de papille et que leur forme peut faire penser à tout autre chose.
Pour certains, il s'agirait en réalité d'attributs mâles, dont la présence sur la tunique de la déesse s'expliquerait de deux façons. On a d'abord émis l'hypothèse de testicules de taureaux, dont on sait que la déesse appréciait la compagnie, sans que l'on puisse dire s'il s'agissait d'une castration rituelle effectuée lors d'un sacrifice. Une autre théorie évoque l'éviration humaine. Le Mégabyse, grand prêtre d'Artémis, était un eunuque et Strabon nous dit que, quand la fonction est devenue collégiale, c'est toute une partie du clergé masculin affecté au service du temple qui était, lui aussi, castré. Faut-il donc voir dans ces chapelets les offrandes rituelles faites par ces prêtres lors de leur entrée en fonction ou à l'occasion de quelque cérémonie religieuse ? L'idée n'est pas totalement invraisemblable, puisque la déesse manifestait souvent ses exigences avec beaucoup de rigueur et de cruauté et que, dans certains rites orientaux, dont elle a emprunté des aspects, des mutilations sexuelles semblables étaient pratiquées. Pourtant, aucun texte, aucun témoignage antique ne fait allusion à un tel rituel et on sait la répugnance que les Grecs manifestaient vis-à-vis de ces pratiques. En revanche, l'image de cette Artémis castratrice a connu quelque succès au XXe siècle et donné lieu à des études et des fantasmes parfois surprenants.

Sans s'aventurer sur le terrain de la psychanalyse, si l'on admet que ces prétendus mamelons sont en réalité des testicules, on peut toutefois s'interroger sur cette alliance de la féminité et de la masculinité et sur la présence d'attributs mâles fécondants sur la tunique d'une déesse vierge. C'est encore une manifestation de l'ambivalence de cette déesse.

D'autres érudits ne voient sur la poitrine d'Artémis ni mamelons ni  testicules mais des œufs. La forme ovoïde domine en effet dans la plupart des représentations. Plus précisément, il pourrait s'agir d'œufs d'autruche. Notons que l'image de l'œuf renvoie inévitablement à celle de la fécondation, de la fusion du masculin et du féminin. Cette hypothèse rejoint donc les deux précédentes.
 

Il existe enfin une dernière hypothèse, très différente,  qui offre l'avantage de prendre en compte l'aspect arboricole, et donc végétal  de la statue.
En ce cas, tout en gardant la même symbolique, on peut très bien considérer que ces oves sont des grappes de fruits. Dans son mémoire,  J.-P. Montbrun voit là une représentation symbolique d'un palmier dattier. Les chapelets évoquent en effet de façon plausible des fruits disposés en régime à la manière des dattes ;  le bas du corps,  tronc  plongeant ses racines dans le sol, rappelle, plus que tout autre arbre, le stipe du palmier ; la coiffe qui prolonge fréquemment la statue vers le haut fait, dans certains cas, penser au  bouquet des palmes ; on retrouverait même l'aspect de l'écorce dans le quadrillage compartimenté où sont représentées les figures animales.
Si l'on ajoute que le mot grec φοῖνιξ (phoinix) est toujours du genre masculin, qu'il s'agisse d'un arbre mâle ou femelle, on se dit que cette version présente l'avantage de réunir les hypothèses précédentes formulées à propos des seins, des testicules ou des oeufs. tout en rappelant les origines "xoaniennes" de la statue.

Il reste cependant à expliquer la cause de ce rapprochement entre Artémis et le palmier.
Le φοῖνιξ est un arbre très répandu au Moyen Orient, dans le sud de l'Asie Mineure, en Afrique du nord et, dans une moindre mesure, en Méditerranée. Les Grecs le connaissaient bien et il est certain qu'il devait en pousser en abondance dans la région d'Ephèse. Dans son étude, l'auteur montre d'ailleurs qu'il existe d'autres représentations d'Artémis en palmier, souvent même plus évidentes que pour l'Ephésienne. Il établit aussi plusieurs ressemblances entre cet arbre et la déesse. L'un comme l'autre affectionnent les zones fangeuses et limoneuses, entre terre et eau et, surtout - c'est du moins ce que croyaient les Anciens - l'alliance de la terre, de l'eau et du sel.
L'hypothèse est donc séduisante et rappelle l'association d'Athéna et de l'olivier mais il faut bien admettre qu'on ne trouve ni texte ni trace d'un mythe associant formellement Artémis à cet arbre. L'Hymne homérique à Apollon nous raconte bien comment, en proie aux douleurs de l'enfantement, Léto enlaça le tronc d'un palmier mais il s'agit là de la version non éphésienne de la naissance des jumeaux, puisque la scène se déroule à Délos, qui est plutôt l'île d'Apollon que celle d'Artémis.. 


Pour en savoir plus, et faire son choix, le lecteur pourra se reporter aux nombreuses études consacrées à ce sujet. Quelle que soit l'hypothèse vers laquelle on penche, on remarquera que tous les cas mentionnés (seins, testicules, œufs, dattes) font appel à une symbolique de la fécondité ou, plus précisément, à l'association paradoxale de la virginité et de la maternité, de la chasteté et de la fécondité.
Mais paradoxe n'est pas contradiction et on se souviendra que ces deux caractéristiques sont présentes chez Artémis à toutes les époques et dans toutes les variantes de son culte. Déesse vierge et accoucheuse, elle exige la chasteté de ceux qui la servent tout en étant la protectrice des femmes enceintes et en couches.

musagora

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