L’allégorie de l’opinion se poursuit dans une prosopopée. Le trajet de Ronsard est symptomatique : il se contentait de la décrire dans le premier Discours, il faisait parler la France dans la Continuation, et il donne la parole à l’Opinion ici : son discours le plus « engagé » veut en quelque sorte exhiber la fausseté de l’Opinion. Mais précisément la difficulté est que cette fausseté est moins évidente qu’il n’y paraît. Et Ronsard en écrivant son discours constate que plus il exhibe ce discours protestant, moins il arrive à en dénoncer le mensonge, parce que précisément la force de l’opinion est de rendre vraisemblable ce qu’elle dit.
On expliquera de cette manière la juxtaposition de deux discours, l’un prononcé par l’opinion, et qui est de l’ordre du vraisemblable, et l’autre par Ronsard, qui, disant la même chose, remet en quelque sorte la vérité sur pied.
La prosopopée de l’Opinion
Au lieu de tenter les théologiens en général (cf. premier Discours) elle vient tenter Luther : donc dans un cadre historique bien déterminé (qui correspond au caractère plus engagé de ce discours) comme le montrent les noms propres Vuiclef, Jehan Hus, Luther. Mais on y retrouve cette même incursion dans une intériorité : « Sur le haut de la porte » elle se logea ; et d’emblée Luther est appelé « son enfant », comme si Luther avait une origine satanique. « Mon fils » : l’apostrophe montre son affection pour celui qu’elle va charger d’aller diffuser la nouvelle foi.
Tout ce passage est calqué de Virgile (qui dans l’Énéide met en scène cette Renommée mensongère, qui colporte n’importe quels bruits, les vrais comme les faux, sans souci de vérité). Mais, à partir de là, on peut constater que ce qu’elle dit est très astucieux parce qu’on peut tout à fait en être séduit. Résumons les étapes de son discours : dans une première partie (jusqu’au vers 276) elle donne à Luther des arguments personnels, puis (jusqu’au vers 286) elle montre la nécessité de combattre les papes, enfin elle arrive à la conclusion : il faut donc prendre les armes
Première partie
L’opinion commence par reprocher à Luther sa paresse (il ne faut plus te laisser rouille/ton esprit en paresse), l’heure est à l’action. Mais cette paresse correspond-elle à la vérité ? Nullement, l’opinion appelle « paresse » un retrait du monde, et sciemment donc elle confond retrait et inaction, au point du reste de qualifier de « monstrueux » l’habit des moins dominicains. De même le cloître cité apparaît comme un abri qu’une âme courageuse devrait quitter. Noter les injonctions très fortes « Il faut, il ne faut plus, il faut… ».
À ce premier argument s’en ajoute un autre : la célébrité qu’elle promet (« Aux princes et aux Rois je te ferai connaître... etc). Cette célébrité sera-t-elle le signe de la valeur de Luther ? ou est-ce une promesse faite pour satisfaire son orgueil. Là encore l’habileté de l’opinion vient de ce qu’elle s’adresse en apparence aux bons instincts (activité, magnanimité) alors qu’elle flattes les mauvais instincts (orgueil tentateur) d’autant que dans son discours s’oppose implicitement l’image de l’obscur moine enfermé dans son cloître, et la cours des Princes et des Rois où son nom sera « fameux » « de tous côtés », comme si l’univers entier était sous sa domination : « Et rendrai dessous toi les peuples surmontés » (noter le pluriel « les peuples » et la place à la césure de « dessous toi ». « Il faut oser beaucoup » le verbe peut avoir un sens positif comme un sens négatif : une belle hardiesse (audentes fortuna juvat) ou une témérité sacrilège ? L’opinion fait prendre l’une pour l’autre, puisqu’elle considère que la « chose grande » que Luther doit oser, c’est de prendre les armes contre le pape.
Deuxième partie
Elle dévoile donc son projet, non sans se servir de solides arguments pour l’y amener.
- Le premier argument est l’état de délabrement de l’Église, et en premier lieu de ce qui se trouve à sa tête : la dépravation de la cour papale. Et ce qu’elle énonce, et c’est là sa force, ce sont un ensemble de faits que l’Église même et Ronsard reconnaissent ; ces paroles auraient pu être dans la bouche du poète, et du reste elles l’ont déjà été et le seront encore. Le danger vient donc de ce que ces discours peuvent être identiques des deux côtés ? Tous les mots utilisés montrent l’étendue du mal : le pape « enflé de biens », l’Église abreuvée « d’ambition, de gloire et d’honneur » : rien à voir avec ce que recommande l’humilité chrétienne. Vient ensuite un portrait satirique de ces personnages si « dépravés » : avec une succession d’adjectifs : des « suppôts paresseux et poussifs / Découpés, parfumés, délicats et lascifs : paresse, coquetterie, luxures, autant de défauts ou de vices que ne devraient pas avoir les gens d’église ! (et on se souvient que l’Opinion avait justement reproché à Luther sa paresse !) et les deux vers suivants instaurent une comparaison entre eux et des chasseurs :
Fauconniers et veneurs, qui occupent et tiennent
Les biens qui justement aux pauvres appartiennent
Contradiction de cette Église qui dépouille au lieu de donner, les pauvres apparaissant comme le gibier pourchassé dont on se repaît. Et le paragraphe se termine sur une nouvelle comparaison qui permet de retourner le qualificatif de « pasteur des peuples » qu’on applique aux gens d’Eglise : ces « gardiens du troupeau » ne sont plus là pour faire paître leurs ouailles, mais pour en « tirer graisse » et pour « déchirer » leur peau, et les trois compléments de manière négatifs (« sans prêcher, sans prier, sans garder le troupeau ») montrent combien leur activité de prédateur est contraire à leur mission originelle.
- Le deuxième argument c’est que Luther est appelé par Dieu : il a une « mission ». Pour Ronsard, c’est l’Opinion qui fait croire à Luther qu’il est appelé par Dieu, et là encore, il y a tromperie, Dieu, c’est l’alibi du Démon, et alors que c’est elle, l’Opinion, qui ensorcèle, elle présente le monde comme l’objet d’un charme (« le monde ensorcelé de vaine piperie… ») qu’il appartient à Luther de dissiper (On se souvient que Ronsard avait au contraire accusé les protestants d’avoir été ensorcelés) : là encore, protestants et catholiques se renvoient des arguments identiques : qui est vraiment ensorcelé ?
Tout va de pis en pis
Et tout est renversé des grands jusqu’aux petits
Sous l’effet d’un charme, le monde est à l’envers : l’opinion dit la même chose que le poète : il va falloir le redresser et le remettre en ordre :
La foi, la vérité de la terre est bannie
Et règnent en leur lieu luxure et gloutonnerie
Il s’agit donc de remettre les choses à leur place : bannir « luxure et gloutonnerie » et remettre sur terre « foi et vérité » : remarquons que depuis le vers 287 les rimes assonent en « i », comme pour mieux enfoncer les paroles dans la tête de Luther). Donc un appel à une action pieuse et salutaire (mais de la part d’une Opinion qui ne fait que mentir !) : mettant ces arguments dans la bouche de l’Opinion qu’il a décrite comme le monstre que l’on sait, Ronsard veut que ses lecteurs réagissent de la même manière (rétablir l’ordre) aux paroles des protestants qui elles aussi sont vraies d’un côté mais prêchent en réalité le désordre.
L’extérieur domine en tout ce monde ici
Et de l’intérieur personne n’a souci
Voilà encore une vérité qui pourrait être dans la bouche de Ronsard, qu’il adressera non seulement à l’Église, mais aussi aux Protestants.
Mais il est symptomatique que les deux camps s’adressent les mêmes reproches : c’est au nom de mêmes valeurs (comme l’intériorité) que le combat se fait, chacun prenant Dieu dans son camp. On a déjà vu comment Ronsard échouait dans sa tentative de montrer la non conformité des paroles (extérieures) et des pensées (intérieures) ou des actes. Si les deux camps disent la même chose, qui a raison ? Il semble que le poète se soit aperçu de l’identité des discours, et c’est ce qui explique que l’argumentation étant impossible, il prendra la décision (dans la Réponse) de ne plus prendre part au combat.
Troisième partie
C’est une conclusion logique (« pour ce…) « je viens du Ciel… » est-ce envoyée par Dieu comme un châtiment, ou comme une bénédiction ? Ambiguïté voulue puisque c’est en réalité pour semer le trouble que l’Opinion veut faire prendre les armes cf. l’injonction ; « il te faut maintenant en main les armes prendre » (noter le caractère très concret : en mais, les armes) : c’est ici effectivement qu’apparaît la monstruosité de l’opinion : quand elle prêche la guerre sainte, non plus contre les mécréants mais contre l’Église même. Noter le vocabulaire : elle fournira « le feu, la mèche, le fusil », elle montrera la subtilité de son esprit par « mille inventions » diaboliques. Donc l’opinion promet à Luther son aide sur le plan de l’armement, sur le plan de la stratégie, et même sur celui de la propagande :
Je marcherai devant et d’un cri vraisemblable
J’assemblerai pour toi le vulgaire muable
On voit là, contrairement à ce que les protestants affichent, un mépris ouvert du peuple, prêt à changer d’avis (muable) devant un discours « vraisemblable » : il y a là une volonté d’abuser le peuple, et de jouer sur la séduction d’un discours non pas vrai mais qui a l’apparence du vrai (la vraisemblance assemble : la paronomase est significative).
Mais cette propagande s’adressera aussi aux Rois, dont l’Opinion va « attiser le cœur de sa flamme » (allusion aux choix des différents princes d’Europe dont certains se sont tournés vers le protestantisme), et le vers 302 montre encore mieux la méchanceté de son dessein : « je ferai leurs cités en deux parts diviser » : il ne s’agit plus du tout de remettre de l’ordre sur terre, de rétablir l’harmonie, mais au contraire de la détruire plus encore, en faisant naître des divisions à l’intérieur de chaque cité : on comprend qu’avec de telles paroles, l’Opinion ne puisse tenir un discours conforme à l’Évangile ! Elle se sert des instincts de puissance pour faire passer d’une constatation admise de tous (la dépravation de l’église) à une conséquence inverse à ce que prêchent les Évangiles : la guerre, et la discorde ; quant au dernier vers : (je serai ta fidèle compagne) il joue encore sur la même ambiguïté : cette « fidélité » qui est en principe une qualité désigne l’impossibilité de faire la part de la vérité et du mensonge dans le discours protestant
Conclusion
Laissant parler l’opinion Ronsard veut laisser juge le lecteur et de l’habileté de ses paroles « vraisemblables » et du danger qu’elles représentent, les mêmes dénonciations étant faites des deux côtés au nom des mêmes valeurs.
Et l’allégorie du montre Opinion montre que tout compte fait Ronsard est désemparé par cette dérive qui fait subrepticement passer du vrai au faux, ou même au sacrilège, et qui constitue pour lui la force particulière du discours protestant. Rappelons donc que ce discours, le plus engagé peut-être, est aussi le lieu où Ronsard voit que en définitive sur le plan des idées chaque partie a raison de son point de vue, mais que celui qui est « sécessionniste » a tort parce qu’il instaure une division facteur de désordre. Son propre discours va donc s’employer à montrer le danger de cette division prêchée par l’Opinion.
Les paroles de Ronsard : 329 – 356
Le poète reprend la parole et décrit le désastre des guerres civiles et de tous les maux qui s’en suivent : un Luther agité « des fureurs du Serpent » (il s’agit de celui que l’Opinion, comme une gorgone a enlevé de son dos pour le mettre dans le sein de Luther cf. vers 314), la naissance du mouvement en Saxe, l’Allemagne en guerre, avec « la mort, le sang,les meurtres » et « cent sortes de vices » : au lieu du rétablissement promis de la foi, et de la vertu, les pires des misères, et à cette première énumération s’en ajoute une deuxième, renforcée par l’anaphore de « De là vient… » qui montre les calamités qui accablent le monde, et que Ronsard énumère : c’est en premier lieu le Discorde, le mal le plus grave pour Ronsard, qui en voit la présence dans la dissolution des liens les plus sacrés : un fils fait la guerre à son père, la femme à son mari, le frère à son frère, l’oncle à son neveu : l’opinion fait se dresser les uns contre les autres ceux qui sont d’ordinaire les plus liés : elle dissout les liens du sang. Mais elle renverse aussi toutes les instances les plus anciennes, « les conciles sacrés des vieux siècles passés » (la régularité du vers inspire un respect qui montre d’autant plus le sacrilège) (Ronsard fait allusion aux dogmes définis dans les conciles). La naissance de l’hérésie aboutit au chaos général qui pour Ronsard signifie que les puissances traditionnelles ne sont plus ces instances supérieures dont la force garantissait l’ordre social. Et ce qu’il va montrer n’est plus ici seulement une guerre civile qui oppose un frère à un frère mais un monde à l’envers, c’est-à-dire le renversement des promesses de l’opinion. Loin de rétablir la vérité, l’action de l’Opinion-Luther aboutit au renversement encore plus grand des valeurs :
- Affaiblissement des autorités
- Possibilité pour le faible de violer le fort
- L’orgueil sacrilège de ceux qui prétendent détenir la vérité (Ronsard reprend dans les vers 347 et suivants ce qu’il a déjà dit dans son premier discours)
- Enfin « l’iniquité, la défiance et l’infidélité » qui se répandent dans un monde qui a perdu « sa règle et sa forme ancienne » : (la tradition garantie de fidélité)
Conclusion
Elle est très inattendue :
Si la religion et si la foi chrétienne
Apportent de tels fruits, j’aime mieux la quitter
Et banni m’en aller les Indes habiter
Ou le pôle Antartiqu’où les sauvages vivent
Et à loi de nature heureusement ensuivent
On voit là que Ronsard n’est pas un homme du terrain : il rêve d’habiter autre part. Ce monde perverti, au lieu par sa parole de songer à le remettre à l’endroit, il préfère le quitter, et voilà que brusquement s’inscrit le rêve d’une vie sauvage, dont la seule règle serait celle de la nature, qui ne peut qu’apporter le bonheur à une vie qui se range sous ses lois. Et telle est bien la règle de Ronsard, qui pris dans les étaux de cette guerre désastreuse est ici complètement désespéré.