Ronsard exprime ici sa douleur devant le spectacle qu’offrent ceux qui ont abjuré la catholicisme pour le protestantisme. Le passage est scandé par l’anaphore de « Je meurs », qui introduit à chaque fois une description affligeante. Dans l’économie de ce discours de « remontrance », ce passage prend place dans l’adresse aux écrivains. Rappelons qu’il s’adresse successivement à chaque ordre, mais ce retour à son propre sentiment, et à la première personne est d’autant plus surprenant que tout au long de ce discours, il s’agit de s’adresser à un interlocuteur avec qui on manifeste un désaccord ou à qui on veut dicter les devoirs de sa charge.
Il faut donc se demander pourquoi, au lieu de continuer à interpeller les différents protagonistes du drame qu’il vit, il s’arrête pour dire la mort métaphorique que lui cause un spectacle qu’il décrit longuement.
Il n’y a pas à proprement parler de plan, mais, comme on l’a dit, une énumération :
Le « Je meurs » introducteur vient après un « Je vis encore » qui (cf. la note) est une allusion à ce qui s’est passé quand il a cherché probablement à défendre l’église de Saint Julien du Mans, quand les protestants cherchaient à la piller. Mais même s’il remercie le Ciel un peu plus haut d’être encore en vie, il n’hésite pas à dire :
Quant à mourir, Paschal, je suis tout résolu
Et mourrai par leurs mains si le Ciel l’a voulu
Ainsi, le verbe « mourir » apparaît déjà dans un autre temps, et sa reprise par le présent « je meurs » signifie qu’il est d’autant plus disposé à mourir qu’il meurt déjà chaque fois qu’il voit comment se comportent les protestants. Il y a une liaison nette entre un spectacle perçu et l’effet qu’il produit c’est-à-dire, la mort, puisque la répétition du verbe « mourir » s’accompagne de la répétition de la temporelle « quand je vois ».
La phrase anaphorique ensuite varie un peu : du « je meurs » on passe à « Je suis plein de dépit quand…» puis à « Je suis rempli d’ennui et de tourment quand… ». Il faut donc voir de plus près la nature de ce spectacle dont la vision est si blessante. L’ensemble se donne comme une succession de tableaux :
Premier tableau (551 – 554)
Je meurs, quand je les vois ainsi que harengères
Jeter mille brocards de leurs langues légères…
La comparaison donne à penser que les protestants ont un langage de poissardes, c’est-à-dire qu’ils ont une langue ordurière et populaire. Dans la Réponse, il réutilisera le même mot en évoquant « la vilaine écriture… d’une harangère assise à petit Pont / Qui d’injures assaut et d’injures répond » (v. 1129 – 30). ce qui apparaît don en premier, et peut-être ce qui est le plus grave aux yeux du poète, c’est justement le sacrilège commis envers la langue (de fait, les pamphlets qui circulaient étaient très violents, et très médisants, y compris des gens en place, la Reine-mère, ou même le Roi de Navarre) ; les « mille brocards » sont donc les injures multiples entendues de ces « langues légères » : on se souvient de l’opinion, aux ailes de vent : ils disent donc n’importe quoi ; c’est qu’avec eux la langue, pur médium, n’a pas la profondeur que lui donne lien avec le sacré qu’elle a selon Ronsard. Ainsi peut-elle servir à n’importe quel ragot. Mais Ronsard fait une seconde allusion aux paroles entendues :
Et blasphémer l’honneur des Seigneurs les plus hauts
D’un nom injurieux de Guisars et Papaux
C’est donc, chose plus grave, de blasphème que le poète les accuse ; injure ou blasphème, c’est à chaque fois une parole qui est un acte dans la mesure où son énoncé se confond avec son énonciation, et donc un acte doublement sacrilège, enves la langue, et envers ceux qu’ils insultent à travers elle, puisque ce blasphème porte sur « les plus hauts seigneurs » et donc implique une absence de respect pour une hiérarchie quasiment aussi sacrée pour Ronsard que l’ordre naturel (Guisars et Papaux, déformation injurieuse du nom de Guise et de Pape).
Remarquons que le poète dit « je vois » là où il devrait dire « j’entends » mais c’est que la première vision qu’il a est comme produite d’abord par ce qu’il entend.
Il faut d’emblée opposer ces paroles-actes des protestants au « Je meurs » du poète qui, au lieu de prononcer lui aussi des énoncés performatifs qui répliqueraient ainsi au blasphème et à l’injure (comme « je maudis » par exemple) se contente d’énoncés descriptifs, donc de décrire un spectacle qu’il semble justement impuissant à détruire. Faute de vouer par une parole forte les protestants à un châtiment mérité, il décrit une sorte de mort métaphorique que ces paroles sacrilèges lui donneraient : singulier retournement pour quelqu’un qui pense détenir la vérité au point d’en « remontrer » à Dieu lui-même ! C’est le verbe protestant qui le fait mourir ! Mais l’ensemble de la Remontrance peut se lire effectivement comme un constat de faiblesse face à la force de la parole des protestants.
Deuxième tableau (555 – 558)
Je meurs quand je les vois par troupes inconnues
Marcher aux carrefours ou au milieu des rues
C’est là une allusion à ce dont il est témoin, et dont il parle à plusieurs reprises : les protestants sont en groupe, se mesurent à leurs adversaires, et sont aux carrefours pour y voir le plus de fidèles possibles, alors qu’on avait commencé par les reléguer hors de la ville. Ce n’est qu’après l’édit de tolérance de janvier 1562 qu’ils ont pu prêcher publiquement. Quant au terme « inconnues », on peut supposer qu’il fait une allusion aux étrangers qui venaient grossir les troupes des Réformés.
… Et dire que la France est en piteux état
Et que les Guisiens auront bientôt le mat
Implicitement ici Ronsard les accuse de brader la France et de la livrer à une autre puissance. « en piteux état », c’est qu’elle n’est plus capable d’être un royaume autonome. Mais encore une fois le poète en est réduit, au lieu de les accuser, à répéter leurs « paroles assassines » (« les guisiens auront bientôt le mat » : le mat, comme au jeu d’échec) donc à répéter leurs prédictions ! On perçoit comme une angoisse paralysante de voir leurs paroles se réaliser.
Troisième tableau (559 – 566)
Je meurs quand je les vois enflés de vanteries
Semant de toutes parts cent mille menteries
Encore une fois c’est le mauvais usage de la parole qui est incriminé, un usage non conforme à la vérité à laquelle une langue pour Ronsard est essentiellement attachée pour avoir une réelle signification. Les « vanteries » soulignées par l’adjectif « enflés » soulignent à la fois l’orgueil et la légèreté de ces paroles qui ne sont que du « vent ». Remarquer aussi la rime vanteries / menteries : ces « vantardises » n’ont rien à voir avec lé vérité. Quant au participe « semant », (qui peut être une allusion aux dents semées par Cadmos) il implique que ces mensonges en engendrent d’autres, puisqu’ils transforment les cœurs en semant le mensonge en eux. (cette multiplication de la parole se voit aussi au nombre d’assonances : enflés, vanteries, semant, cent mille menteries) Et remarquer aussi le passage de « mille brocards » à « cent mille menteries » :
… Et déguiser le vrai par telle autorité
Que le faux controuvé semble être vérité
Encore une fois, ce qui fait « mourir » le poète, c’est la force de la parole protestante (cf. la consécutive : « telle autorité que…), tellement sûre d’elle qu’elle fait prendre le faux pour le vrai. Le danger pour Ronsard, consiste en ce que tout le monde se trompe de bonne foi parce que le faux « controuvé » (inventé, affirmé à tort) ressemble à la vérité. On retrouve ici ce qu’avait dit Ronsard d’une opinion qui fait entendre « un cri vraisemblable ». Cette force d’une parole pleine d’autorité apparaît dans le martèlement des vers produit par le rythme prosodique (répétition du groupe « tr » ou « tr » : vrai, controuvé, vérité » avec le rapprochement de vrai et de controuvé (en même position à l’hémistiche ) : presque le même son : vrai / trouvé à part le « r » du vrai qui semble s’anticiper dans le mot « controuvé » : c’est la manifestation même de la vrai-semblance : presque vrai, mais en réalité totalement faux, c’est-à-dire « controuvé » :
Puis resserrer l’épaule et dire qu’ils déplorent
Le malheur de la guerre… etc.
Le poète ici se fait portraitiste, d’un mot, il croque la façon de se tenir : « resserrer l’épaule », (c’est un geste qui, à la façon des Italiens, marque l’étonnement). Ainsi les protestants soit adoptent un ton autoritaire, soit montrent leur hypocrisie en faisant comme si ils n’étaient pas responsables de la guerre. Il faut remarquer dans ces vers le passage du « eu » ouvert au «eu » fermé à la rime, l’ensemble faisant sens : l’utilisation de »pleurs » du « malheur » pour dire qu’ils mériteront que « le grand Dieu des cieux » les rendra « ici » (ici-bas) victorieux. C’est une déformation de la lecture de l’Évangile qui promet dans l’autre monde le paradis aux malheureux. Noter aussi le « quoi qu’il tarde » qui est légèrement humoristique, et peut-être une intrusion du poète.
Quatrième tableau (567 – 569)
Ici Ronsard développe ce qui avait été déjà dit dans les vers 208 et suivants :
Je suis plein de dépit quand les femmes fragiles
Interprètent en vain le sens des Evangiles…
C’est un reproche qu’on faisait fréquemment aux protestants pour qui les textes sacrés sont accessibles à tous. Ronsard lui n’aime pas que les textes sacrés soient ainsi divulgués et perdent de fait ce mystère qui les protège en quelque sorte de toute profanation. Or cette parole qu’on entend au milieu des rues et qui vient aux oreilles de n’importe qui et surtout des « femmes fragiles » risque aussi de perturber ceux qu’elle touche, quand ils n’ont pas (comme les femmes, pour le poète) la force suffisante pour s’attaquer à l’interprétation des textes sacrés. Leurs efforts sont donc « vains » et le vers suivant dit pourquoi, puisque ces femmes ne sont plus conformes à l’image qu’on s’en fait à partir des textes sacrés : elles ne s’occupent plus de la maison ni du ménage ! l’ordre traditionnel est donc brisé. La volonté que manifestent les protestants de toucher tous les publics introduit une confusion dans le partage traditionnel des tâches. Voilà donc ce qui cause « le dépit » du poète.
Cinquième tableau (570 – 572)
C’est encore un développement du même passage des vers 208 et suivants :
Je meurs quand les enfants qui n’ont point de raison…
Même perturbation, non plus entre les sexes mais entre les générations : même un enfant dispute de Dieu ! Et il faut opposer la relative « qui n’ont point de raison » au verbe « disputer », qui se fait avec la raison, surtout quand la discussion porte sur des mystères « qu’on ne saurait comprendre » : si ces mystères ne peuvent être compris, a fortiori, un enfant qui n’est pas un être raisonnable, ne pourra donc pas les comprendre. Noter le « tant s’en faut » qui justement montre ce raisonnement a fortiori de Ronsard.
Dernier tableau
Il constitue comme un élargissement à la fois du refrain et de la vision :
- du refrain à cause des trois compléments « je suis rempli d’ennui, de deuil, et de tourment » ;
- de la vision à cause de la reprise du verbe voir sous la forme du participe présent du vers d’après « voyant… ». Les mots utilisés (tourments, ennui, deuil) sont très forts, et la vision ne se limite plus aux femmes ou aux enfants mais à « ce peuple ici » (les parisiens ?) qu’il voit tout autant perturbé par cette parole si nocive qui lui fait abandonner « son étau, sa boutique et charrue… ». C’est ici que la perplexité du poète est à son comble : il ne comprend pas ce goût immodéré (le peuple en est « gourmand » : presque un péché !) pour ces prêches qui lui semblent comme une pensée volontairement rabaissée pour être comprise de tous. Le résultat c’est que le peuple n’est plus au travail, et il est en proie à la passion, à la folie, cette « gourmandise » le rend « furieux », le fait « se ruer » par les prêches :
D’un courage si chaud qu’on ne l’en peut tirer
Voire en mille morceaux le dût-on déchirer
Cette parole exerce une force d’attraction qui enchaîne quasiment ceux qui l’écoutent au point de les rendre prêts à mourir pour pouvoir continuer à l’écouter (« on ne l’en peut tirer » = on ne peut le retirer de ces prêches).
La comparaison mythologique qui suit éclaire ce charme en déplorant de façon implicite que justement il n’y ait pas de comparaison possible : le poète n’est pas cet Ulysse qui arrive « à grands coups de bâton » à faire rembarquer ses compagnons oublieux de leur patrie parce qu’ils étaient sous le charme du « lotos » alors que « ni glaive ni mort » ne puisse faire revenir à la raison ces protestants eux aussi pris par un même charme. La comparaison insinue aussi que les protestants comme les compagnons d’Ulysse (cf. la reprise du même terme « bandes » (ses bandes sottes / cette bande) oublient leur patrie De Bèze est à Genève) et restent « au bord étranger », avec pour seul but, d’écouter encore et toujours cette parole-lotos du sermon qui les enchante et dont elle est « si friande ». Ainsi le sermon est-il dans cette comparaison assimilé à la plante d’oubli, et le terme de « friande » reprend celui de « gourmand » plus haut en insistant sur un même aspect irrationnel.
Dans tout ce passage on peut constater que Ronsard s’applique à montrer la contradiction entre un discours raisonnable (qui veut précisément employer la raison pour expliquer les mystères divins) et la force irrationnelle déclenchée par sa profération, et qui infirme en quelque sorte le parti-pris de rationalité prôné par les protestants.
Bref elle veut mourir après avoir goûté
D’une si dommageable et folle nouveauté
Donc un poison pernicieux qui entraîne le refus d’obéir, quitte à en mourir ; il faut relier le terme « folle » à celui de « nouveauté » ; cf. les « novae res » des Anciens, qui associaient toujours la nouveauté à des révolutions susceptibles de perturber l’ordre établi.
Et Ronsard finit donc sur cette invincible constance des protestants qui leur fait accepter tant de supplices.
Conclusion
Ce passage oppose ainsi deux sortes de morts :
- L’enthousiasme des protestants devant une parole qui les rend prêts à endurer la mort si on les en prive : une parole qui enchaîne, qui fait prendre les armes au risque de perdre la vie.
- La mort du poète devant ce spectacle, non plus une mort d’enthousiasme, pourrait-on dire, mais une mort qui vient d’un sentiment de défaite devant l’impuissance de sa propre parole : le poète ne peut finalement se servir de sa propre parole que pour dire la force de la parole des autres. Or cette force est d’autant plus mystérieuse pour lui que ces paroles constituent autant de transgressions aux règles qui font l’harmonie de la société : transgression du bon usage de la langue, de la différence des sexes, des générations, de la division travail / loisir (tous les jours sont dimanche !), transgression même de l’instinct naturel de conservation.
Ainsi au lieu d’en remontrer aux protestants, le poète en est réduit (dépit, tourment, ennui) à se faire le « descripteur » de leur pouvoir. Un aveu d’impuissance qui donne toute sa valeur au « Je meurs » : cette mort, pour le poète qu’est Ronsard, est la mort de sa parole ; face à la terrible parole des protestants, la parole engagée de Ronsard ne fait pas le poids. Ce passage est donc un constat d’échec qui vient du reste interrompre le développement du Discours de façon assez bizarre. Mais il veut pourtant (cf. vers 605 et suivants) relever encore le défi (où jusqu’alors il avait été vaincu). Aura-t-il réussi ? Ses discours, a-t-on dit ont fait beaucoup pour la cause catholique, mais il n’a jamais pu en réalité rivaliser avec les protestants parce qu’il avait un discours élitiste en face de discours qui s’adressaient au peuple, et parce qu’une parole du passé ne peut pas vaincre une parole d’avenir.