REMONTRANCE AU PEUPLE DE FRANCE - Introduction générale Ronsard : Oeuvres engagées.

Ce texte fut composé en décembre 62, il parut de façon anonyme, au moment où Condé assiège Paris. Dans la « Réponse… » Ronsard fait allusion à son travail (v. 1082 sq) :

Or quand Paris avait sa muraille assiégée…
Je m’enfermais trois jours renfrogné de dépit
Et prenant le papier et l’encre de colère,
De ce temps malheureux j’écrivis la misère…

Ce texte fut écrit entre l’Edit de janvier 62 (un édit d’apaisement où les poursuites pour causes d’hérésie étaient interdites) et la bataille de Dreux, bataille décisive du 19 décembre puisque Condé y fut fait prisonnier (il accepta par la suite, en mars 63 de signer la paix d’Amboise très désavantageuse aux protestants, ce qui lui vaudra les foudres de Calvin).

Le terme de « Remontrance » a un emploi peut-être moins académique qu’il n’y paraît ; il définit d’abord deux sortes de discours :

Celui qu’adresse au Roi un parlement mécontent ; c’est en principe le cas quand il s’oppose à l’enregistrement (nécessaire) d’un édit qu’il refuse (notons que le Roi avait le droit absolu de passer outre par « un lit de justice »). Or précisément le parlement avait utilisé cette pratique pour s’opposer à l’enregistrement de l’édit de janvier 62.

Celui qu’un poète peut écrire pour dicter à chacun les devoirs de sa charge : beaucoup d’œuvres politiques de cette époque portent ce titre.

Le texte de Ronsard tient évidemment à ces deux premières définitions, dans la mesure où il dit son mécontentement devant l’attitude de tous ceux qui composent « le peuple de France » en face du problème protestant, et dans la mesure où il rappelle aux princes catholiques et même à Dieu les devoirs qui leur incombent.

Mais il se veut aussi une parole engagée, donc dangereuse : une parole qui soit un acte, donc qui puisse modifier la réalité, au risque même de faire courir des dangers à son auteur, au même titre qu’un acte armé (et il rappelle du reste comment, au cours d’une attaque des protestants, il ne dut qu’à Dieu son salut cf. vers 547 sq, et que du reste il est encore prêt à affronter la mort, parce qu’il ne veut pas se retenir « d’aimer la vérité, la prêcher et la dire » : à la parole si puissante des protestants, il veut opposer une autre parole active, projetant toujours de leur ravir leurs moyens de persuasion (cf. l’Élégie à Des Autels).

La question que l’on peut se poser d’emblée, c’est de savoir si cette parole possède une efficace, c’est-à-dire, si le discours constitue une véritable réponse à ce qu’il dénonce, un acte permettant de lutter contre les maux dont il attribue l’origine aux protestants.

1. La composition du discours

Or, ce discours, dans sa composition, semble assez problématique :

1. Dieu ou le peuple ?

Au lieu de s’en tenir à une série de remontrances argumentées qu’il adresserait au peuple de France comme l’indique le titre, Ronsard scande son discours par trois adresses à Dieu, et chaque fois, à des places clés du texte :

- Au début : il s’adresse à Dieu pour lui reprocher de ne rien faire alors qu’il est bafoué par « ces petits animaux » qui « de [ses] sacrements effacent la mémoire : ce début a des allures religieuses, comme les protestants, Ronsard s’inspire de la Bible : il imite les plaintes de Job  ou encore le psaume XLIII dans le vers 16 (« Et toutefois , Seigneur, tu le vois et l’entends ») Donc une incitation faite à Dieu pour punir ces criminels, sous peine d’être appelé « le dieu des larrons »

- Au milieu du texte, quand on passe à la description des ravages des protestants à la « remontrance » proprement dite aux vers 356 sq : ici la démarche est différente, et c’est logique : devant le spectacle qui vient d’être décrit, Dieu ne peut que donne la victoire au camp des catholiques. Ce retour à la prière se fait au futur « tu rompras, tu perdras… », et a une fonction à la fois conclusive et introductive : c’est la conclusion de toute une première partie qui se termine par une allusion aux « larrons » qui étaient apparus au début (vers 36), mais ici dans une phrase négative alors que le vers 36 avait une forme interrogative (ici : « Car tu n’es pas l’appui ni l’ami des larrons »), et une introduction à un long mea culpa : si tu n’es pas l’ami des larrons, dit Ronsard, alors protège ceux qui ne le sont pas, même s’ils ont péché : et c’est vraiment le début de la remontrance à proprement parler, car Ronsard va s’adresser aux différents corps constituant le peuple de France pour leur faire plusieurs observations.

- À la fin du discours, le ton redevient tout à fait religieux : dans une sorte d’oraison au style biblique, Ronsard demande carrément à Dieu d’exterminer les protestants
Cette triple occurrence de Dieu et cette triple prière (Ne vas-tu pas intervenir ? / Donne-nous la victoire / Extermine nos adversaires) pose une double question :

- Celle du sens de cette gradation : en quoi le contenu de tout le discours permet ce passage d’une question à cette demande d’extermination ?

- Celle du rapport entre cette prière et le titre même d’un discours qu’il adresse théoriquement au « peuple de France ». Quel est le rapport entre ces prières et cette Remontrance ?

2. Deux parties distinctes

Or le contenu du discours n’est pas clair non plus par rapport à son titre, puisque les « remontrances » proprement dites ne commencent qu’à partir du vers 374 :

Première partie : vives attaques contre les protestants sur le plan du dogme (84 – 178), comme sur leur conduite (vers 179 – 234), puis après une transition où Dieu est apostrophé, Ronsard évoque les ravages causés par « l’opinion » (jusqu’au vers 256)

Deuxième partie : du vers 374 à la fin : ici commence la remontrance, c’est une exhortation donnée à différents interlocuteurs en vue de mieux agir (et cf. infra sur le « mea culpa », il s’agit de reconnaître ce qu’on a fait de répréhensible). Ces interlocuteurs sont successivement les Princes, le Clergé, la Justice, les nobles… et Ronsard termine par :

  • un excursus sur son activité propre : « remontrer » ;
  • un appel ad hominem à Condé ;
  • une adresse aux Princes catholiques.

Ici encore on peut se poser le problème du rapport entre la première et la deuxième partie : en quoi la seconde partie dans son énonciation même est-elle liée à la première, et pourquoi avoir commencé par ce long et virulent exposé sur les crimes des hérétiques.

2. Une description du chaos

La réponse à cette dernière question peut être donnée par une étude du contenu de la première partie où Ronsard fait le procès des hérétiques :

Dans ses premiers vers, il commence par dire ce qui est agréable à Dieu :

Et ce monde accordant ton ouvrage admirable
Nous montre que l’accord t’est toujours agréable (v. 39- 40)

Nous soulignons les deux mots importants, le verbe accorder et son substantif : l’harmonie visible de la Nature nous apprend comment il faut aussi dans les actions humaines rechercher l’unité, et jamais la division. Or (cf. les discours antérieurs) les protestants sont précisément responsables d’avoir brisé cette unité et d’avoir engendré le chaos, autrement dit le « discors » (vers 338).

  1. Le chaos comme rupture de l’harmonie

a - C’est d’abord un refus de respecter la hiérarchie traditionnelle

- Entre les créatures et la divinité : à plusieurs reprises Ronsard revient encore sur la présomption des hérétiques à vouloir discourir de choses

Qui aux entendements de tous hommes sont closes (v. 28)

Parce que, dit-il,    

… Nous sommes mortels et les choses divines
Ne se peuvent loger en nos faibles poitrines (v. 154 sq)

(et l’accusation tourne à la satire ironique dans les vers 172 et suivants.

- Entre le chrétien et son église : car le protestant préfère

Suivre son propre avis non celui de l’Eglise (v. 51)

Ce qui semble proprement hérétique à Ronsard est cette intériorité individuelle réclamée par les protestants comme une liberté inaliénable, en quelque sorte, car c’est un facteur de division puisqu’elle implique la reconnaissance des droits de l’individu aux dépens de l’Institution.

b - C’est ensuite au nom précisément de cette intériorité le fait de troubler l’ordre public : appeler à concrétiser son désaccord par la sédition. Quand l’opinion s’adresse) à Luther, elle lui dit : « Il faut maintenant en mains les armes prendre » (v. 296) : ainsi naissent les divisions et le désordre :

- Les divisions : « Je ferai leurs cités en deux parties divisées » (v. 302) (C’est toujours l’Opinion qui parle (et le  terme « divisées » est évidemment l’antithèse de cet accord qui plaît tant à Dieu). Mais cette division n’est pas seulement concrète : sur le plan dogmatique, elle introduit une scission contraire à l’Évangile : entre le corps réel et le corps symbolique. Les protestants mettent en doute le dogme de la Présence réelle dans la transsubstanciation : pour eux le pain et le vin sont des « signes » du Christ, le corps du Christ étant à côté de Dieu :

Ils nous veulent prouver par la philosophie
Qu’un corps n’est en deux lieux… (v. 116 sq)

Cette division entre signe et chose est grave pour Ronsard, dans la mesure où lui au contraire voit dans tout signe la présence de la chose, donc l’unité des deux éléments, et d’autre part parce que cette division instaure un affaiblissement du signe, puisque la présence qui l’habitait a disparu.

Cette division entre les cité, entre le signe et la chose se répercute dans la  distinction entre les œuvres et la foi : il accuse les protestants de « mépriser les œuvres » et de « haut louer la Foi » (v. 206). On entend par « œuvres » toutes les pratiques religieuses. Ce mépris des œuvres est tiré de Saint Paul (Ad Rom. III 27). Mais cette conviction n’était pas partagée par tous, puisque Saint Jacques pensait le contraire « La foi sans les œuvres est morte ». Là encore ce qui est en jeu est la différence entre la foi intérieure et les pratiques extérieures : si bien évidemment les protestants pouvaient accuser de pharisianisme ceux qui se contentaient des « œuvres », cependant  éliminer totalement le poids de œuvres dans l’élection divine, comme le prônait Luther constituait une des difficultés de la théologie des Réformés (la grâce devenant indépendante des actions humaines).

- Le désordre et le chaos : la critique de Ronsard (qui sera d’ailleurs reprise par Montaigne) se porte sur cette liberté individuelle qui refuse de se soumettre à quelque transcendance que ce soit – le Roi ou l’Eglise – sur terre : elle aboutit à l’inconstance et au chaos : en effet, si l’homme ne respecte plus « la foi de ses aïeux » il n’a plus aucune garantie susceptible de justifier le bien-fondé d’une nouvelle opinion, et donc rien n’est plus certain, l’opinion peut constamment changer, puisque il n’y a plus rien au-dessus d’elle

Inconstant, incertain,
Un vrai jonc d’un étang, le jouet de la bise
Ou quelque girouette inconstante… (v. 47 sq)

Et Ronsard en cite pour exemple le nombre de « sectes » différentes qui pourtant se réclament toutes de la religion réformée. Et il reprend même l’accusation contre le peuple protestant :

Il veut tantôt la paix, tantôt ne la veut pas
Il songe, il fantastique, il n’a point de compas…(v. 670 sq)

L’absence d’autorité, le refus de la tradition et de la soumission hiérarchique sont pour Ronsard les causes de toutes ces fluctuations du peuple protestant.

Le résultat est le chaos général, au sens où les choses ne sont plus à leur place : les Femmes, qui interprètent les Écritures au lieu de « ménager et garder la maison » (v. 569), le peuple qui « laisse son étau, sa boutique, sa charrue » pour aller écouter les prêches. Ce chaos est décrit dans une série de dix vers énergiques introduits par la tournure anaphorique « De là vient » (le circonstanciel d’origine renvoyant au venin Opinion dans le cœur de Luther)

De là vient le Discord…
De là vient que le fils fait la guerre à son père
La femme à son mari, et le frère à son frère (v.336 sq)

Ainsi, les relations les plus sacrées sont détruites quand les traditions ne sont plus respectées. Cette rupture de l’harmonie dénoncée par le poète aboutit à un phénomène bien plus grave qu’une simple « séparation » : elle mène à la confusion (l’ennemi est aussi le fils etc),  c’est dire que la séparation mène au contraire de la séparation. Essayons de préciser.

  1. Le chaos comme confusion (cf. D. Ménager)

Le chaos est en effet dû aux ravages de l’opinion. Ronsard reprend de son premier discours l’allégorie de l’opinion, en en transformant le propos : l’opinion ici est moins définie par la fausseté et la présomption que par la tromperie : elle se donne comme apparence de vérité, ce qui explique la difficulté à la débusquer.

L’opinion est depuis toujours dans le cœur de l’homme (ce n’était pas ce que Ronsard disait dans  le discours des Misères) cf. vers 244 sq.

Si près de la raison à fin de l’abuser
Comme un méchant voisin qui abuse à toute heure
Celui qui par fortune auprès de lui demeure.

Il est donc très facile de se laisser guider par l’opinion parce qu’on la confond avec « la voisine raison » et c’est cette opinion qui va engendre la confusion des valeurs et qui va séduire au point de faire croire que le combat protestant est un combat pour la vérité. Et la confusion ici dénoncée est d’une extrême gravité : il s’agit de l’impossibilité ou tout au moins la difficulté de reconnaître la parole vraie d’une parole vraisemblable

Je marcherai devant et d’un cri vraisemblable
J’assemblerai le vulgaire muable. (v. 299)

Et le danger, c’est que l’opinion parle d’une manière séduisante, ce que nous montre Ronsard en lui donnant la parole, dans un discours qui précisément mêle le vrai au faux. L’opinion , comme si c’était le Diable, vient s’emparer de Luther pour lui souffler la révolte. Elle lui dit qu’elle vient du ciel (v. 294) – alors que Ronsard a pris soin de la décrire quelques vers plus haut, comme mise en l’homme « à côté de la raison » pour la perturber. Mais elle dit aussi des vérités qui vont persuader Luther d’agir, comme la dénonciation des abus de l’Eglise (v. 280 sq.) (le clergé lui-même du reste, et comme Ronsard ici ou dans les autres discours d’accordent pour reconnaître ces abus). Cependant elle fait aussi appel à des désirs impurs : ainsi en critiquant (à juste titre) au nom d’une intériorité plus grande l’apparence,

L’extérieur domine en tout ce monde-ci
Et de l’intérieur personne n’a souci (v. 293),       

L’opinion demande au moine de sortir du cloître (donc de son intériorité) pour aller proclamer sur la place publique la parole de dieu (cf. De Bèze in Continuation) : la contradiction que figure cette opposition intérieur/extérieur vient de ce qu’un but noble (ramener une foi et une intériorité disparues) s’appuie sur des désirs impurs que l’opinion exploite : puisqu’elle satisfait ainsi celui qui se croit investi d’une mission personnelle, dans son orgueil et ses ambitions :

Aux Princes et aux Rois je te ferai connaître
Et si ferai ton nom fameux de tous côtés (v. 272)

Ainsi l’opinion introduit la confusion en mêlant le vrai et le vraisemblable, et en faisant glisser imperceptiblement de la raison à la folie, ce qui rend la lutte contre ses agressions très difficile.

Le chaos introduit par la Réforme, c’est donc cette ambiguïté du signe qui se donne pour ce qu’il n’est pas (le signe n’est plus que signe indépendant de la chose). La cité de l’Erreur n’est plus aux marches de la France (Genève), simple résultat d’une division, (le chaos comme rupture de l’harmonie), mais à la marge de la raison, dans l’Esprit de chacun d’entre nous (chaos comme résultat ultime de la division : le signe peut tout dire, le vrai et l’apparence du vrai, depuis que la division introduite par les hérétiques a opposé au signe arbitraire un sens indépendant de lui). Le chaos c’est donc bien aussi la confusion.

  1. Le double détesté

Ainsi cette virulence de Ronsard s’explique mieux parce que l’adversaire en réalité est presque comme lui, parce qu’il dit presque les mêmes choses que lui, et qu’il parle presque au nom des mêmes valeurs ; il est donc repoussé comme un double maléfique, une mauvaise image de soi, que Satan aurait investie

- Un même langage : Ronsard comme l’opinion non seulement critique l’Église mais c’est aussi au nom de l’opposition intérieur/extérieur dont elle se servait qu’il va inversement critiquer l’hypocrisie des réformés cf. vers 689 : « Ils sont doux au parler, le coeur est glorieux » ou vers 728 : « Je dis chrétien de bouche et Scythe par les Œuvres ». 

Chaque camp attaque l’autre au nom de la même opposition. La question restant de savoir qui est à l’origine de cette division…

- Des valeurs de l’humanisme dévoyées : la réforme prône, comme l’humanisme le libre examen, la croyance dans la raison humaine, le combat même pour la vérité (cf. les bûchers, qui sont autant de raisons de condamner l’obscurantisme de l’Église et qui font des protestants autant de martyrs)

- Un même usage de la parole : ce que dénonce encore plus précisément Ronsard c’est l’usage trompeur de la parole, cf. La promesse (in plaquette de 1564).

La parole, Ronsard, est la seule magie
L’âme par la parole est conduite et régie
Elle émeut les courages, émeut les passions 
Emeut les volontés et les affections.

Il s’étonne des résultats d’une parole trompeuse, douée d’une « magie » analogue » à la parole poétique, parole inspirée, s’il en fût. Dans le discours suivant (Réponse aux injures... ?) Ronsard s’interrogera sur le bien fondé d’une différence entre ces deux « magies » au nom de quoi y en aurait-il une bonne et une mauvaise ?

Un même portrait. Qui plus est Ronsard fait de l’hérétique un portrait qui rappelle celui qu’il fait de lui-même, ici ou là :

………………. l’œil farouche et profond
Les cheveux mal peignés, un souci qui s’avale
Le maintien renfrogné, le visage pâle… (v. 196 sq.)

On lit dans le Discours à Pierre L’Escot :

Pour elles à trente ans j’avais le chef grison
Maigre pâle défait, enclos en la prison
D’une mélancolique et rhumatique étude
Renfrogné, mal courtois sombre pensif et rude… ;

On reviendra dans la Réponse sur cette mélancolie qu’il partage avec l’hérétique. Mais retenons pour le moment que la description est à bien des égards identique.

La question qui se pose ici c’est de savoir quelle est la représentation vraie ? Pourquoi Ronsard ne serait-il pas le Double ? Autrement dit, qu’est-ce qui donne raison à Ronsard si cette opinion pervertit les choses au point de rendre les deux paroles aussi vraisemblables ? comment dissiper avec certitude cette mauvaise image de soi-même que renvoie l’hérétique ?

Telle est la gravité de ce chaos instauré par la Réforme : susciter des doubles, des « clones »  qui sont presque semblables aux originaux, comme dans un film d’épouvante.

3. Les tentatives pour restaurer l’harmonie

  1. La composition du discours

Nous en avions signalé le caractère problématique, mais elle peut apparaître comme une tentative pour rétablir les frontières mises à mal par l’opinion entre le vrai et le faux. La seconde partie du discours serait l’acte (une remontrance est un acte de parole, comme un serment ou une menace) permettant de remettre chacun à sa place donc elle vaudrait moins pour son énoncé (son contenu) que pour son énonciation (un acte permettant de dire à chacun ce qui lui est imparti) d’où les adresses successives aux différents Etats : le Clergé, les Juges, les Nobles etc . A la différence  des prêches qui s’adressent à tout le monde, toutes classes confondues) cette remontrance en s’adressant à chaque catégorie selon sa hiérarchie constituerait une sorte de remise en ordre où chacun à sa place ferait donc ce qu’il doit, et c’ets la teneur de ces remontrances, les prêtres doivent être vertueux, les juges bien juger etc

Ainsi, on se demandait au début de cette étude si Ronsard avait une parole efficace, oui, dans cette mesure, puisque si le propre de la Réforme était d’effacer les frontières, lui aura rétabli les frontières politiques intellectuelles ou sociales qui héritées de la tradition assurent selon lui l’harmonie générale, harmonie pour la conservation de laquelle il faut se battre : le discours finit par un appel à la guerre sainte (cf. une référence aux Hébreux et au Dieu guerrier) : c’est volontairement qu’ici la poésie de Ronsard se fait biblique, comme celle des protestants, pour revendiquer lui aussi un héritage biblique qu’ils s’accaparaient. Et c’est en même temps l’inscription dans une tradition, et une histoire, renouant avec l’histoire des guerres saintes de la chrétienté, comme les Croisades.

L’acte ultime du discours, c’est donc l’appel à une guerre sans pitié, nécessitée par la gravité de l’état de confusion dans lequel se trouve la France.

On comprend ainsi la transformation de l’appel à Dieu : Le poète a fait la preuve qu’il était le garant de la tradition, qu’il était le continuateur de l’harmonie, Dieu peut donc intervenir en sa faveur et exterminer ceux dont Ronsard a montré qu’ils étaient les responsables du« discord ».

En ce sens aussi cette Remontrance constitue un acte qui permet l’intervention divine.

2. Des ambiguïtés

a - Dans la différence d’abord, quoi qu’en dise Ronsard, dans l’usage de la parole .Il voudrait rivaliser avec les Protestants (v. 604 sq.)

Au moins concédez-nous vos privilèges mêmes
Et ne trouvez mauvais si nos plumes s’aiguisent
Contre vos prédicants, qui le peuple séduisent

Il voudrait que sa seule parole suffise à établir la vérité  (À la fin, vous verrez…que je dis la vérité).

En réalité sa parole est moins convaincante que descriptive : au lieu de se battre , il semble ressentir un sentiment d’impuissance devant le spectacle de l’histoire cf. vers 551 à 610, dans lesquels le verbe « je meurs » alterne en anaphore avec « j’ai pitié » : cette mort spirituelle est effectivement liée à l’impression  d’être un témoin sans pouvoir : au lieu d’influer sur le langage et les mœurs, il en est réduit  à les décrire, dans une série de croquis où ce qu’on voit de façon paradoxale, c’est l’effet incroyable des prêches sur l’esprit de ceux qui y assistent (cf. v. 572  sq) : Ainsi loin de faire apparaître la force de sa propre parole, il décrit en définitive une parole efficace… qui n’est pas la sienne !

b - On peut aussi se demander comment les protestants pourront percevoir la vérité de son propre discours, et l’acte qu’il demande à Dieu est le signe en quelque sorte de la faiblesse de sa parole dans son rapport aux autres. De ce point de vue, et à l’inverse de ce que nous avons dit plus haut, l’inscription de son discours à l’intérieur d’une prière à Dieu permet finalement de déléguer une action que sa seule parole de suffit pas à provoquer.

c - Enfin, quoi que le poète en dise aussi, cette harmonie qu’il veut rétablir semble obéir à deux instances différentes : soit revenir à la tradition : on fait appel au passé de la France et montre  comment le salut vient de la mémoire , du souvenir de sa race, de ses aïeux, et son discours dans ce cas se situe à l’intérieur de l’Église à laquelle il est fidèle. Mais la véritable harmonie semble se trouver non chez les chrétiens, mais justement « ailleurs », chez les païens de l’Antiquité (v. 63 sq) ou chez les Sauvages (v. 352) qui vivent selon la loi de la Nature. C’est du reste la nature personnifiée dans les dieux antiques qui  apparaît dans le passage sur l’antiquité où Ronsard évoque, dans une hypothèse, ce que serait sa religion s’il n’avait pas la foi chrétienne.

N’hésite-t-il pas en définitive entre deux lieux ? d’un côté, l’engagement dans l’histoire, et de l’autre, le monde de l’innocence naturelle, cet ailleurs ce l’harmonie avant le péché que représente à cet égard le paganisme ?

« Ainsi dans le discours le plus engagé des trois discours une philosophie de la nature semble orienter sourdement les rêves de Ronsard » la nature offrant des règles plus sûres que celles qui chancellent dans le mouvement de l’histoire.

On se demandait si Ronsard réussissait à établir l’ordre : il semble qu’ici il rêve d’abdiquer pour un monde autre, construit sur des lois heureuses et immuables, celles de cette Nature à laquelle il est si réceptif. Faute de restaurer l’harmonie de la chrétienté, il rêve de revenir à l’harmonie naturelle. On peut aussi remarquer qu’en réalité, le plus grand « diviseur » est Ronsard, car pour lui la France est une entité qui devrait rester unie et refuser l’Etranger, au contraire pour les protestants le même rapport à la foi abolissait les frontières (cf. la célèbre thèse de  M. Weber sur le rapport entre capitalisme et protestantisme)

  1. La réception du discours

Cette analyse interne n’enlève rien à la force apparente de ce texte de conviction où le ton volontairement modéré (au regard de la violence de celui des protestants) fait d’autant mieux admettre les passages plus satiriques, ou l’aspect plus pamphlétaire de certaines parties du texte ? Le succès fut immense, et quoi que la critique nous en ait fait dire, ce fut bien un acte efficace. Les Réformés reconnaissent  que Ronsard, en défendant le catholicisme «  a plus fait lui seul que toute la Sorbonne » et les catholiques  disent de leur côté : « un seul pamphlet de Ronsard fit plus pour réfuter les erreurs des hérétiques que tous les tomes de théologie ».

Cependant ce discours dans les ambiguïtés qu’il recèle laisse pressentir les choix de Ronsard : refuser moins le protestantisme qu’une époque dont il n’accepte pas « la modernité »(qui en tant que  avènement de l’individu et abolition des frontières correspond à ce que cherchait à instaurer le protestantisme) pour se réfugier dans une nature invariante (c’est ce qu’il confiera dans « la Réponse aux injures»).

Besoin d'aide ?
sur