La Réponse aux Injures : Introduction générale Ronsard : les oeuvres engagées

La paix d’Amboise avait été signée le 12 mars 63 (avec des conditions très désavantageuses pour les protestants). De grandes fêtes avaient été données pour célébrer la réconciliation.

Pourtant Ronsard accorde plus d’attention aux pamphlets parus contre lui qu’à la paix. Disposant du droit de réponse, il écrit un dernier discours, très différent des autres dans la mesure où il est question de la Poésie et où il déclare à deux reprises son intention de se taire dans la querelle (cf. vers 1123 et 1158). On pourrait donc lire le texte comme une explication de ce silence futur, qui bien-sûr a des raisons historiques (il recevra l’interdiction de prolonger la querelle). Mais avant même de s’en voir signifier l’interdiction, il dit qu’il se taira : il y a d’autres raisons plus profondes qui expliquent cette décision, ne serait-ce que de considérer ce qu’il écrit à la même époque (le Hymnes, les Saisons…) qui est loin d’un engagement dans l’Histoire.

Mais le texte se donnant comme une « Réponse » il faut d’abord voir à quoi exactement il répond.

I.  Les pamphlets contre Ronsard et la lecture protestante des discours

Les protestants exaspérés par le sprises de position de Ronsard (qui aurait pu adopter la position plus conciliatrice de M. de l’Hospital) ne virent plus en lui qu’un dangereux pamphlétaire (d’autant que Ronsard est au faîte de sa gloire) qu’il fallait abattre à tout prix.

A. Les textes  (cf. Pineaux : la polémique protestante contre Ronsard)

Dans son épître au lecteur, Ronsard dit qu’il a reçu « trois petits livres » secrètement composés deux mois auparavant « par quelques ministreaux ou secrétaires… et depuis découverts et publiés et imprimés à Orléans contre moi ».

Ces trois pamphlets auxquels il veut répondre avaient paru ensemble sous le titre « réponse aux calomnies contenues au Discours et suite au Discours sur les misères de ce temps, faits par P. de Ronsard, jadis poète et maintenant prêtre. Le premier par Zamariel et les deux autres par B. de Mont-Dieu. Où est aussi contenue la métamorphose dudit en prêtre » (ces pamphlets ne tenaient donc pas compte de la Remontrance). Ronsard prétend ne pas connaître les auteurs (procédé polémique pour dégrader l’adversaire). Mais certaines allusions de sa Réponse (vers 109 – 112, où il joue sur le nom de son adversaire) montrent qu’il en connaît au moins un, Antoine de la Roche-Chandieu. (les autres ont été identifiés).

Notons aussi qu’il y avait eu deux palinodies anonymes(une palinodie est une rétractation). Il semble qu’elles aient paru en même temps, et Ronsard paraît y faire allusion aux vers 59 – 62 :

Mais certes contre toi… 
Qui as rapetassé de mes vers ton ouvrage…
… Et ton larcin a fait
Que je suis demeuré content et satisfait.

(Le verbe « rapetasser » veut dire « imiter maladroitement ») Dans ces palinodies, on suppose que le poète, converti à la Réforme, reprend son propre texte, qu’il modifie dans un sens favorable à sa nouvelle foi. Qui sont ces auteurs ? on en connaît quelques uns, tous sont plus jeunes que Ronsard (qui a la quarantaine, est un peu dur d’oreille), et il ne faut pas négliger cet aspect : de jeunes poètes, oubliant leur admiration pour le « prince des poètes » essaient leurs griffes sur un adversaire un peu vieilli mais qui a conservé toutes ses dents. Et leur jeunesse les rend encore plus intransigeants, donne un caractère passionnel à leur riposte, qui est donc loin d’un débat qu’on aurait voulu limiter aux seuls plans théologique et politique.

B. La riposte

Elle est d’ordre théorique’ et d’ordre passionnel :

a)  La question politique : elle a un fondement théologique : toute puissance vient de Dieu. Luther et Calvin (à partir de saint Paul) le répètent. Cela légitime donc l’autorité royale, et il ne faut pas se révolter contre l’ordre établi. Mais préserver l’autorité royale menacée par « les entreprises des ennemis de sa couronne » sera le devoir des sujets royaux » Donc les protestants se trouvent justifiés dans leur guerre contre les Guises  qui n’ont laissé au Roi que l’ombre du pouvoir, et mettent à sac la France. Il faut les chasser et rendre au Roi sa couronne et à la religion sa vraie forme ;

b) La question théologique : alors que Ronsard dénonce la diversité doctrinale des réformés (cf. Remontrance 47– 54), ces pamphlets condamnent toute déviation de la doctrine proclamée par de Bèze à Poissy : le péché originel a causé la perte de l’humanité entière. L’homme n’a de recours que dans la miséricorde divine, qui s’est manifestée dans le sacrifice unique du Christ sur la Croix Donc hors de la foi en Christ, pas de salut, par suite :

- Le salut étant une affaire personnelle entre Dieu et sa créature, toute intervention des Saints est niée, et le culte des images est condamné.

- S’il fallait recommencer à chaque cérémonie le sacrifice de Jésus, cela impliquerait que son sacrifice sur la croix  fut insuffisant. Or les apôtres disent le contraire. Ainsi la messe telle que la pratiquent les catholiques n’a pas de sens ;

- Jésus Christ étant le seul maître et sauveur, il faut une Eglise évangélique, et non pas une Eglise de Rome : et préférer la parole des hommes (comme le fait Ronsard) c’est se comporter en réalité comme des infidèles.

c) Une réplique passionnelle : on caricature la messe (farce grotesque jouée par un bouffon ivre, crasseux et ignorant), la papauté (luxure, avarice, gloutonnerie), les martyrs, et c’est surtout Ronsard lui-même qu’on attaque, comme il l’avait prévu dans la Remontrance (cf. vers 599 sq) : des flots de boue déferlent sur lui : il fut à la fois caricaturé et condamné littérairement

- La caricature : assez nauséabonde : Ronsard est décrit comme un être paillard et luxurieux, « sodogomorrhéen » vieilli avant l’âge, aussi laid moralement que physiquement. Et l’accusation la plus fréquente est qu’il est prêtre (il n’a en réalité jamais reçu que les ordres mineurs), ses adversaires pensant par là déconsidérer définitivement un homme qui avait tant écrit sur l’amour.. On l’accuse aussi de paganisme, d’être serviteur « de sa panse plus que de la France », de soutenir les ambitions romaines par intérêt personnel (mêmes reproches que Ronsard adresse aux protestants en tant qu’agents stipendiés par une puissance étrangère)

- Mais surtout une condamnation littéraire : style boursouflé, images absurdes, composition nulle… Il est d’ailleurs incapable d’écrire cette Franciade qui devait consacrer sa gloire. On dénonce la légèreté et le caractère sacrilège de son inspiration.
Mais que pense la Réforme de l’activité « littéraire » ?

C. Réforme et Littérature

- Pour Ronsard la poésie est d’origine divine. C’est d’ailleurs pourquoi il pense qu’on ne doit condamner chez un poète que la seule technique, et lui laisser la liberté d’inspiration. Ses adversaires au contraire pensent que les sonnets d’amour, les Hymnes aux démons, l’Hercule chrétien sont des offenses à la majesté divine : pour eux le poète doit servir la cause de Dieu : ni liberté, ni fantaisie : une poésie au service de la Vérité.

- Quant à l’imitation des Anciens : c’est moins la connaissance du monde antique que la restauration de l’esprit païen qu’on reproche au poète : il en a oublié qu’il était chrétien. Les Réformés demandent aux anciens de leur fournir de belles images, de belles comparaisons etc, mais ils ne veulent pas réduire leurs discours à ces éléments formels. Ils connaissaient parfaitement les auteurs antiques mais ils tenaient la Bible comme la seule vérité infaillible venue de Dieu :

Ainsi notre foi flotte incertaine et craintive
Jusqu’à ce qu’au vrai port de la Bible elle arrive   (Zamariel 201)

Ils reprochent donc à Ronsard de ne pas assez « prendre instruction par le feuillet sacré ». Eux, au contraire font appel aux paraboles, aux psaumes de la Bible, pourtant ce qu’on ne peut que constater c’est leur insuffisance poétique. La grande sécheresse de ces  textes vient de ce qu’un projet polémique s’accorde mal aux longs développements poétiques (Ronsard, lui, ne craint pas d’amputer le projet en développant de longues comparaisons). Ces pamphlets sont donc l’exemple d’une poésie impure qui ne sait pas se dégager de l’événement ? C’est ce que Ronsard a toujours voulu éviter, et qui justifie son engagement relatif.

II La réponse de Ronsard est-elle valable ?

Il faut pour répondre à cette question voir précisément le contenu du texte

A. Le contenu

a) Les interlocuteurs : le rapport discursif est toujours présent : mais il faut préciser ce dialogue je/tu  car la personnalité de l’interlocuteur varie :

- Le « tu » est anonyme , le titre le dit d’emblée : «  réponse aux injures et calomnies de je ne sais quels prédicants et ministres de Genève », ce qui laisserait croire que para rapport à ses discours précédents, Ronsard s’engage plus, en discutant directement en face de l’adversaire. Mais nous verrons que ce sera en réalité pour dire qu’il ne faut pas discuter !

Le ton méprisant, en tout cas, apparaît dès le titre (cf. « je ne sais... ») et le texte sera une vraie satire : l’adversaire correspond au stéréotype du protestant, on lui refuse toute intériorité, il n’est qu’un masque qui récite des mots appris par cœur (cf. v. 998 sq.), et il fait l’objet de tous les mépris du poète qui le compare, sur le plan théologique à un ramasseur d’ordures (cf. v.1096 sq.), et sur le plan théologique, il est accusé d’avoir tout emprunté au poète (le terme « rapetassé » qu’on a déjà cité revient à plusieurs reprises, et quand il devient poète, le prédicant ne peut qu’emprunter les mots d’un autre (v.1035 sq.)

Encore une fois Ronsard aurait bien voulu que De Bèze prît la plume (v. 44 : c’est lui seul que je veux aux champs escarmoucher », et c’est pour lui une raison de plus pour rabaisser « le pauvre sot prédicant » qui « fait du bon valet ».

- A cet adversaire anonyme et impuissant, Ronsard oppose dès le titre une double identité : « gentilhomme et vendômois » Donc une référence à la noblesse (espace d’une tradition) et à sa « petite patrie » ravagée par les bandes protestantes. On verra comment le discours remet en cause du reste cette identité. Il va donc se mettre en scène, dans sa vie et ses occupations (pour réfuter les accusations « ad hominem ») en choisissant un ton simple, car comme il le dit au début de son discours deux styles s’offraient à lui, celui qu’il aurait adopté s’il avait eu comme adversaire De Bèze, dont la personnalité, le talent aussi auraient justifié qu’il employât le grand style, aux antipodes de l’ascétisme protestant (cf. vers 40 – 62), et celui qu’il adopte pour répondre « brièvement » et dire d’une manière simple la vérité à ces adversaires qui lui sont si inférieurs : « Je jure…/Que je te dirai vrai sans fard ni sans injure » et c’est sa vie, sans ornements, qui va comme s’inscrire d’elle-même (« or je veux que ma vie en écrit apparaisse » vers 511) Et le texte va prendre une allure de confidence dont le ton contrastera avec les invectives contre les protestants

b) En effet ce qui frappe dans ce discours c’est l’apparent désordre qui fait alterner, de façon décousue la véhémence et la légèreté, la confidence et l’invective, la satire et la poésie bucolique. En ce sens il mérite pleinement le terme général de « Satire » moins pour le portrait qu’il fait du protestant (qui tient en fait de place) que pour son aspect composite (cf. l’étymologie supposée du mot latin de « satura » : plat rempli de différents mets). Mais si les tons sont variés, le sujet reste quasiment le même d’un bout à l’autre. Le texte est scandé par des « Tu dis que… », autant d’accusations que le poète se fait un devoir de dissiper, ou, le cas échéant, de faire retomber sur l’adversaire. Ces accusations concernent surtout sa vie propre : il est prêtre ; il est athée, il mène une vie lascive, il est gras, il a du bien, il est inconstant, il a blâmé Calvin, dit du mal de Condé... ;

Mais au milieu de ses réponses, apparaissent deux autres sujets :

- Des invectives pures ou des moqueries cf. la scène d’exorcisme où le protestant apparaît comme un possédé qu’il sera donc, en tant que prêtre, capable d’exorciser (vers 62 – 210), ou encore deux autres passages très violents (647 – 660, et 1123 – 1162).

- De longues descriptions plus sérieuses de ce qu’il est, un chrétien, et un poète essentiellement : il raconte sa journée ( v. 507 – 600) ; sa poésie et son renom (929 – 1059).

B. Les épisodes ludiques

Le ton du pamphlétaire perce dans deux épisodes, l’un très long, l’autre, très bref :

a) Premier épisode, inséré dans la réponse à l’accusation d’être un prêtre (vers 71 – 210) ; après avoir dit son regret de ne pas l’être (où perce la nostalgie d’un temps ancien où les poètes, tel Orphée, étaient des « prêtres sacrés pontifes et prophètes »), après s’être imaginé dans des fonctions de prêtre, il suppose que cette accusation ne peut venir que de quelqu’un qui dit n’importe quoi : le prédicant est un possédé (v. 124 « … ou l’esprit fantastique / de mes démons a pris ton cerveau lunatique »). Et comme on l’accuse d’être prêtre il en profite pour jouer son rôle, et exorciser lui-même ce possédé. S’il veut d’abord ridiculiser le Prédicant qui a le diable au corps, et pire, en faire une créature du démon, il tient avant tout à répliquer à ceux qui s’étaient moqués  de lui quand il avait dans son Hymne aux démons qu’il « voyait » des fantômes (les démons, comme y fait allusion ce vers 124, mais aussi les Muses, ou même l’idole de la France dans le discours sur les Misères). C’est là le caractère « mélancolique » de sa « fureur » propre (« Je suis… fantastique, triste et mélancolique... ; » Elégie à J. Grévin), qui a tendance à voir des Esprits partout : « Heureux de l’univers au point de ne jamais trop savoir qu’il a affaire à de l’humain ou de la divinité » dit Bonnefoy (IV centenaire Droz 88). Et donc il fait rejaillir sur l’adversaire l’accusation à laquelle il avait prêté flanc :

Tu as vu les esprits encore mieux que moi (v. 126)

Il semble qu’il y ait une bonne folie, celle qui est poétique, et une mauvaise folie, une possession, ce qu’il traite de « panique fureur » au vers 128 (voir la note à ce propos) ; et ce démon « Qui te fait mes démons dépriser » il va donc l’exorciser, comme un prêtre. Suit alors une scène assez baroque et théâtrale (puisque un rôle est assigné à chacun, ni Ronsard n’est prêtre, ni le Prédicant possédé), qui lui permet de se moquer des protestants.

Mais il faut aussi connaître sur quel arrière-fonds culturel s’écrit ce texte : on pensait alors qu’il existait deux sortes de possession (cf. Weber Nizet 86) l’une d’origine divine, et l’autre était une frénésie maléfique : considérée comme une maladie elle donnait lieu à une procédure d’exclusion réservée à des prêtres. Or la pratique de l’exorcisme a été très utilisée dans la propagande contre les Réformés, et c’est compréhensible, dans la mesure où, tous les objets nécessaires au culte (cloche, étole du vers 152 etc) étant repoussés par les protestants, leur effet miraculeux était la preuve qu’ils avaient tort : la présence invisible du Christ devenait visible ; c’est ainsi que ces exorcismes donnaient lieu à une propagande très spectaculaire.

Nous assistons donc dans le texte, sur le mode la farce, à une cérémonie d’exclusion, qui du reste donnera à l’ensemble un de ses thèmes : la séparation constamment revendiquée de Ronsard entre lui et les protestants : tantôt c’est lui qui devant eux se retire, tantôt ce sont eux qu’il renvoie hors de la cité. La scène est donc intéressante pour tout ce qu’elle implique : c’est un rêve (« Si j’étais prêtre… ») présenté comme une réalité, où Ronsard  se compare aussi à l’Alcide (Hercule) tirant le cerbère-protestant hors des Enfers. Même si l’ensemble se donne comme une farce, il y a ici, plus sérieusement peut-être une réelle volonté de « faire sortir du cercle » (c’est le sens du mot « exorciser ») le protestant : l’exclure de ce cercle qui représenterait le lieu commun à retrouver, cette couronne sur l’éloge de laquelle le texte s’achève, (vers 1044 sq) couronne royale, couronne d’or du soleil, d’argent de la lune, et surtout couronne poétique, celle qu’il est fier de porter à son front, comme s’il avait rendu à sa pureté primitive ce « cercle » symbolique de l’harmonie du monde, en en chassant le « double maléfique » qui était apparu dans la Remontrance. Une manière aussi, puisque ainsi le combat dans le monde de l’histoire était terminé pour lui, de renouer avec le monde  de la nature et avec la poésie personnelle.

Enfin la scène se déplace chez le médecin : une fois le venin sorti, grâce au prêtre, l’intervention du médecin va permettre d’achever la guérison du prédicant. Façon pour Ronsard de répondre aux pamphlets qui l’avaient aussi traité de malade ; il imagine donc de prescrire de l’Ellébore (contre la folie) (il rajoute d’ailleurs après la conclusion de sa Réponse une ordonnance en latin pour prescrire à ceux qui lui avaient fait avaler « trois pilules » (les trois pamphlets) comme ultime remède l’abstinence des textes de Calvin !

Donc un épisode bouffon qui tient plus de la virulence du pamphlet que du combat d’idées auquel on pouvait s’attendre. Il n’y a pas sur ce plan-là de vraie réponse à l’accusation de prêtrise, tout le passage reposant donc sur une argumentation inversée : si j’étais prêtre, je t’exorciserais, parce que tu es possédé ; et ainsi la Réponse aux Injures est une nouvelle injure adressée aux protestants.

b) Le deuxième épisode plaisant : (vers 494 – 506) décrit le sacrifice d’un âne dont on attache les oreilles à la tête du prédicant, transformé ainsi en nouveau Midas : ce « lourdaud phrygien » ainsi puni pour n’avoir pas su  estimer à leur juste valeur « les chansons de Phébus ». De même le protestant est coiffé du bonnet d’âne parce qu’il ne sait pas apprécier comme il faut la poésie de Ronsard. Sacrifice d’un âne donc, qui est là encore une réponse à l’accusation d’avoir, comme les païens, fait le sacrifice d’un bouc (en un holocauste simulé la jeune Brigade, avant de s’appeler la Pléiade, avait fait à Arcueil, en suivant les antiques cérémonies d’Athènes, le sacrifice d’un bouc offert à Jodelle, comme prix de sa victoire au concours poétique).

Ainsi, sur ce plan, la Réponse est une satire qui ridiculise les pauvres prédicants, plus qu’une discussion théologique ou politique sérieuse

C. Le portrait de Ronsard par lui-même

Mais sur un ton plus sérieux, et pour répliquer aux calomnies des protestants, Ronsard va s’affirmer comme chrétien (contre l’accusation d’être un « athée ») et comme poète (contre l’accusation d’être littérairement fini). Les deux passages sont éloignés dans le texte, puisqu’il commence par répondre aux accusations les plus extérieures « prêtre, vie lascive, sourd…») pour arriver à sa nature de poète.

a) Le chrétien : plus une profession de foi qu’une réponse : les vers 349 – 422 sont une paraphrase du credo catholique, il y affirme encore une fois dans le vocabulaire thomiste et aristotélicien (en opposition à la langue de Calvin) la Trinité, la Rédemption par le sacrifice de Jésus, ses miracles, la crucifixion, l’Eglise, dans son rôle « d’épouse » du christ, le rôle des apôtres et des Evangélistes, la fonction de la religion. Il est significatif que Ronsard reprenne simplement les articles du Credo sans jamais argumenter sur le plan théologique. Manifestement la question ne l’intéresse pas ;

b) Mais surtout il en donne une raison pour le moins surprenante s’agissant d’un discours polémique (vers 621 – 626). Il n’y a pas de vérité possible, dit-il, parce que personne n’a raison, et il en propose plusieurs explications :

- La première, parce que, en définitive, Dieu seul peut juger les hommes en toute justice :                            

« …. Comment un Calviniste
Pourrait-il bien juger les actes d’un papiste
Quand ils ont ennemis ? »

Ainsi, comme tout le monde dans cette affaire est partial, personne ne saurait bien juger (vers 638). On voit là le désengagement de Ronsard, qui reconnaît par là-même sa propre partialité.

- La seconde qui en découle, c’est qu’ici bas il n’y a pas de vérité : l’accès à la vérité absolue est impossible parce que chacun est solidaire d’une croyance particulière. Si rien ne prouve que le Calviniste a raison, rien non plus ne prouve que le catholique a tort. Une réfutation de l’un ou l’autre point de vue est-elles alors possible ? ce serait réfuter une culture, une idéologie entière. En l’absence d’une philosophie de la raison qui est à venir, Ronsard constate l’affrontement stérile des opinions toutes solidaires d’une culture et d’une religion.

On peut ainsi tirer deux conclusions quant à la valeur de cette « Réponse » :

- D’une part Ronsard n’argumente pas mais il dit soit ce en quoi il croit, soit que personne n’a raison. Une façon donc d’éluder tout le débat. Dans ce cas la réponse se borne à faire entendre un éclat de rire qui est un refus de répondre sérieusement à la question.

- Mais d’autre part à prendre cette réponse dans la continuité des discours, il est évident qu’elle marque l’aboutissement d’un réel changement du point de vue de Ronsard : au départ, il est sûr de son fait (le Discours sur les Misères et sa Continuation) puis quelque peu désarçonné par la vrai-semblance de la parole protestante et la difficulté à séparer le vrai du faux (la Remontrance) il renonce alors (Réponse) à proclamer une seule vérité :

Tu penses dire vrai, je pense aussi le dire

Seul Dieu dit-il peut juger de notre sincérité car en définitive, ce qui compte seulement est l’harmonie des actes et des paroles. Or, où Ronsard est-il un homme vrai ? quand il fait ce qu’il est, donc quand le poète qu’il est fait de la poésie : son œuvre témoigne de ce qu’il est et c’est dans son essence de poète qu’il va pouvoir s’affirmer, et répondre.

 c) le poète : là se trouve la véritable Réponse : « il fait de sa vie poétique la preuve de son innocence », c’est-à-dire à la fois de beaucoup d’orgueil et de beaucoup d’humilité : de l’orgueil parce  qu’il se montre sûr de son génie, que les autres essaient en vain d’imiter, et de l’humilité parce qu’il ne prétend à rien d’autre que cela (vers 1036 sq.). Et c’est en tant que poète qu’il réclame une liberté propice à l’inspiration :

As-tu point vu voler en la prime saison
Lavette qui de fleurs enrichit sa maison… (882 -883)

Mais cette image de lui-même est en vérité une double dérobade :

- D’abord parce que cette demande de liberté est en réalité une demande de « désengagement » et les critiques ont remarqué du reste que le grand nombre de comparaisons avec la Nature dans ce texte montre qu’il est plus attentif au temps de la Nature qu’au temps de l’Histoire.

- Ensuite parce que se définissant comme poète, il cherche plus les pays mythiques que les pays réels cf. vers 1003 sq (« tout seul, je me suis perdu…) au point d’ailleurs de préférer, à une notoriété qui l’aliène, une vie sans gloire ((vers 942). Il réalise ici qu’un poète engagé n’est pas un homme libre, que ses Discours ont présenté de lui une image figée, contre laquelle cette Réponse entend protester.

Ainsi la véritable réponse aux Injures est-elle de  dire : « Je ne suis pas ce que vous prétendez parce que je suis un poète : mes vers le prouvent ; et ma « fantaisie » poétique  rend tout portrait figé de moi-même impossible. »

Il faut donc maintenant regarder précisément ce que Ronsard entend par les mots de poète et de poésie.

III La véritable réponse aux Injures : une définition de la poésie

Loin que ce soit une dérobade, cette définition de lui-même constitue en effet la véritable réponse aux accusations dont il avait été l’objet.

A. Une ressemblance dangereuse

On avait déjà noté dans la Remontrance cette angoisse ressentie à l’idée qu’il avait en face de lui comme un double mauvais de lui-même qui faisait autant que lui un usage magique de la parole. Mais comment se différencie ce double ? Comment faire apparaître la fausseté de la vrai-semblance ?

Or justement, la Réponse déploie à nouveau cette ressemblance et de façon encore plus explicite, de façon latente d’abord : Tous deux, le prédicant et Ronsard, voient les Esprits (vers 123 sq), le poète a le teint pâle (285) comme le protestant est « décharné et deshalé ». On leur fait à chacun le même reproche d’inconstance : les fluctuations dont on accuse Ronsard (vers 745 sq)  rappellent les descriptions qu’il faisait de ses adversaires (vers 44 de la Remontrance).  Mais  c’est surtout dans les vers 912 sq

Certes non plus qu’à moi ta tête n’est pas sain
……………………… A nous voir tous deux
Nos cerveaux éventés sont bien avertineux…

(le terme avertineux vient de Saint Avertin qui passait pour guérir les fous) : autrement dit « nous sommes deux fous », et les qualificatifs par lesquels il se désigne souvent (mélancolique, esprit fantastique, humeur noirâtre et triste... reviennent ici pour décrire ce prédicant qu’il veut exorciser (cf. vers 123, 183, 194)

Enfin et surtout il ressemble lui-même à un prédicant « décharné » qu’il a déjà décrit :

Prédicant, mon ami, je n’ai rien que la chair
J’ai le front mal plaisant et la peau mal traitée….

si bien qu’il peut aller jusqu’à dire que s’il avait « ces habits grands et longs » que portent les prédicants, on pourrait dire, le voyant « si pâle de visage » qu’il est « ministre de village »(v. 664 sq) : une ressemblance dangereuse et angoissante qui aboutit à le faire douter de son propre discours : Pourquoi ce sentiment d’être le même, lui qui est l’adversaire si acharné de la réforme . c’est qu’il réalise que deux paroles excessives se valent (rappelons que le pamphlet ne doit sa nature propre  qu’au fait que c’est au nom des mêmes valeurs que chacun combat : la ressemblance est le terrain propre au pamphlet, et tout le problème est justement de se démarquer de ceux qui se sont arrogés des valeurs identiques).

Le premier moyen est longuement décrit sur le mode burlesque : il s’agit de l’exorcisme, qui apparaît comme une cérémonie qui lui permet de se libérer de ce double maléfique et mélancolique qui le troublait déjà dans la Remontrance. Et on comprend de ce fait la nécessité de l’épisode : ce prédicant est comme à l’intérieur de lui : il l’habite puisque sa parole est elle aussi parole de rhéteur, parole trompeuse, parole de parti-pris, esclave d’un dessein qu’on ne choisit pas mais qu’on impose à un poète officiel par ex.)et la scène de l’exorcisme est le lieu où se « dégage » la parole engagée, la parole-signe au service d’une argumentation : Ronsard, dans ce texte se libère d’une certaine façon d’écrire qui l’asservit.

B.  Un rapport au langage différent

De cette manière Ronsard va pouvoir réellement et enfin, se différencier de son double :  il n’a pas avec la langue le même rapport que le prédicant ; Il est poète essentiellement, et non rhéteur. Le protestant n’est qu’un « versificateur » qui se born,e à mettre ses idées en vers, ce n’est pas un « possédé » de l’inspiration, qui elle est toujours fantasque (cf. vers 889 , et à l’inverse, le vers 1003)

Tu te moques aussi de quoi ma poésie
Ne suit l’art misérable ains va par fantaisie
Et de quoi ma fureur sans ordre se suivant
Eparpille ses vers comme feuilles au vent… (848 sq)

Au contraire le prédicant suit « pas à pas » son sermon « su par cœur », et tel un orateur, suit le fil d’une chose comme s’il faisait de la prose (vers 872).

La liberté du poète consiste aussi à aller là où bon lui semble, là où les mots le mènent sans volonté de vérité justement.

Pourquoi le poète a-t-il donc raison contre les prédicants ?

- Parce que lui obéit aux caprices de sa Muse : il ne veut rien « démontrer » dans ses vers, sachant que ce n’est pas au poète de faire de la prose : la poésie est en dehors de la vérité. Elle est, dit Ronsard, fantaisie avant tout.

- Parce que par conséquent le Prédicant est un mauvais lecteur qui considère les vers de Ronsard pour ce qu’ils ne sont pas, c’est-à-dire comme simples vecteurs d’une signification :

…… Et ton esprit s’oublie
De vouloir arracher un sens d’une folie (vers 903-4)

Au nom de l’authenticité poétique, Ronsard proclame sans honte un désengagement essentiel : « Ne me reprochez pas mes « caprices » d’imagination ; ils sont naturels au poète, et ils  ne prouvent qu’une chose, non que j’aie raison, mais que je suis poète ».

Il y a donc une bonne et une mauvaise folie, celle du prédicant consiste à vouloir que tout ait un sens, celle de Ronsard proclame le non-sens de sa poésie : la folie de Ronsard n’est donc pas, dans un premier temps la fureur platonicienne, car elle n’offre rien à connaître. Ronsard veut soustraire sa poésie au sens. Les protestants ici sont les premiers visés : « L’esthétique protestante est soumise à une théologie qui est elle-même une herméneutique » il y a pour tout interprète un travail d’interprétation et désignant son œuvre comme folie, Ronsard ridiculise ce travail Je prends tant seulement les Muses pour ébats 921)

Il faut noter que cette volonté de se distinguer à ce point de la poésie de l’adversaire le fait renoncer à une poésie « oraculaire » et à l’image du poète –devin . Et le souci de préserver la poésie (qu’il associe délibérément à la musique) de toute aliénation au sens semble d’abord décevant puisque par là il l’exclut de toute vérité, et il la cantonne dans le seul domaine du Plaisir, prononçant par là la faillite de ses propres «Discours ». Mais seule cette faillite permet au poète de rester poète, c’est-à-dire de maintenir une différence d’avec les prédicants et donc de se mettre en dehors du système pernicieux d’accusations-calomnies.

Ainsi la mise ne faillite de ses discours est le seul moyen de sortir du terrain où les protestants sont victorieux, et cette dérobade assure en réalité un triomphe sur un adversaire qui ne fait que le copier.

C.  La supériorité poétique de Ronsard

Cantonnée dans ce seul domaine de l’art, la poésie de Ronsard est la meilleure et paradoxalemnt c’est à partir de ce repli que toute la grandeur du poète va apparaître : Il va « pousser jusqu’aux cieux «  (1022) le renom de la langue française. Cet amour de son pays – qui le poussait à s’en prendre aux belliqueux protestants- se cantonne dans celui de sa langue maternelle : « je fis des mots nouveaux, je rappelai les vieux… » Et, en définitive, s’il est vrai qu’ici-bas, nul ne peut prétendre à la vérité, il est vrai, comme il le dit, que par son travail il a atteint « les cieux ». Aux discours et arguties théologiques, il oppose une langue tout simplement divine, donc une parole pleine, et efficace, supérieure à cette parole qui prétend parler de la vérité. (au contraire les protestants ont fait descendre la langue des cieux, en transformant les Ecritures en « chansons » entonnées par des « valets de boutique » (v.1032) Ronsard peut alors revenir triomphalement aux cieux qu’il avait quittés :  Le poète couronné incarne l’harmonie de l’univers (1043 sq) : semblant avoir renoncé à la transcendance, Ronsard a la prétention d’y revenir par son travail poétique

Conclusion

La réponse est en réalité une réflexion sur les discours précédents, auxquels il fait d’ailleurs allusion à plusieurs reprises (le prêche de De Bèze, la composition de la Remontrance) Réflexion précisément sur la valeur de l’écriture engagée d’un certain type, qu’on assimilera à l’écriture pamphlétaire : le poète se rend compte, au fur et à mesure qu’il écrit que, quand la même vérité est revendiquée de part et d’autre les deux parties sont chacune le double mauvais  de l’autre. Aussi la seule façon de s’échapper de cette relation quasi spéculaire c’est de mettre sa langue hors du rapport de vérité, et par le biais de la poésie, retrouver ce contact avec « les cieux » que chacune des deux parties prétendait revendiquer pour elle seule.

En ce sens la réponse est une véritable réponse puisqu’elle prouve par les actes (le Texte) que Ronsard est ce qu’il prétend, et n’est que ce qu’il prétend, à savoir un poète véritable. Et qu’il soit poète rejaillit évidemment sur toute son existence : de même que le poète est celui qui a accès aux cieux, de même sa vie doit refléter cette même harmonie : il n’y a pas de rupture nette entre le profane et le sacré (à l’inverse des protestants), mais une ouverture au monde en ce qu’il participe aussi du sacré : Ronsard, c’est son drame en réalité, habite toujours dans le rêve de  ce monde renaissant qui pense pouvoir revenir à l’Antiquité : le monde est beau, et Dieu se manifeste dans cette divine harmonie, et Ronsard par sa poésie, montre la beauté du monde, et participe de la parole créatrice : « j’ignore tout du vrai, dit-il, mais moi, j’ai accès aux Cieux »

Nous avons ainsi une définition de la poésie opposée au clivage signe/sens des protestants (cf. Faisant in « Ronsard en son quatrième centenaire Droz 1988) : contre le dogmatisme de ses adversaires (signe arbitraire et transparent)  «  Ronsard défend une herméneutique du sens déçu, qui préserve le mystère polysémique du message poétique » Le sens n’est pas clair, mais il adhère au signe (parce que le signe est à la fois nécessaire et opaque), moins arbitraire, mais plus mystérieux car susceptible de disparaître avec le signe même. Barthes oppose  le sens déçu au sens caché : Ronsard a la passion du « mystère » qu’un signe lié charnellement à sa signification dévoile et conserve en même temps. C’est le mot poétique si proche de la chose qu’il désigne que son sens en devient nécessaire et lié complètement à son existence. Les protestants assignent à l’Ecriture un sens caché qu’il ne s’agit que d’interpréter par de signes qui une fois maîtrisés s’effacent  car ils ne sont qu’un signal du sens.

C’est en poète que Ronsard justifie donc son catholicisme et met par là un terme à son engagement littéraire.

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