REMONTRANCE AU PEUPLE DE FRANCE - Explication I, vers 1 à 40

C’est le début du discours ; contrairement à ce que laisse supposer le titre, Ronsard s’adresse d’abord à Dieu pour lui faire savoir une demande : punir ceux qui semblent commettre des actes sacrilèges, et donc les protestants. Ce n’est pas du tout un exorde rhétorique, conforme aux règles de l’éloquence antique, mais plutôt une prière à forte résonance biblique.

Le ton est véhément, à cause des circonstances particulières d’écriture (on l’apprend précisément dans la Réponse) l’heure est grave parce que Paris est investi pat les troupes huguenotes: la situation dangereuse explique l’emportement du poète.

Ce qu’il y a d’intéressant au niveau du texte lui-même (indépendamment de la question que nous avons posée dans l’introduction, sur les raisons qui expliquent que Ronsard ait commencé une Remontrance par un appel à Dieu), c’est de voir les raisons exactes qui expliquent la virulence du poète : or il fait ici un raccourci saisissant de tous les griefs qu’il a contre les protestants.

Plan

- Une invocation à la puissance de Dieu (vers 1 – 8).

- Une première série d’interrogations pour lui demander de punir  ceux qui ne le respectent pas.

- Une deuxième série d’interrogations pour lui demander de punir ces « créatures » particulièrement sacrilèges que sont les protestants.

L’ensemble tient presque de l’invective. Et la remontrance semble se définir ici dans l’un de ses sens comme le discours qu’un inférieur adresse à son supérieur pour lui manifester son désaccord : c’est exactement ce que fait le poète, qui ne comprend pas le silence et l’absence de réaction de Dieu. C’est pourquoi on a pu voir dans ce morceau une imitation des plaintes de Job, devant ce même sentiment d’une injustice incompréhensible (voir la note du livre pour un autre avis). Ainsi le texte est une argumentation pour persuader Dieu d’agir.

Première partie

Les huit premiers vers sont une invocation très solennelle à Dieu : cf. l’invocation « Ô » reprise quatre fois, « Ô ciel, ô Mer ô Terre, ô Dieu… »  tout l’univers, ciel, mer terre, résumé par dieu, est convoqué pour ce scandale de laisser l’injustice sévir sans la punir. Il faut souligner le qualificatif de Dieu : c’est le « père commun » : contre la division voulue par les protestants, Ronsard montre l’unité d’un Dieu commun à tous cf. l’énumération (Chrétiens, Juifs, Turcs), que ce soit au niveau individuel (un chacun) ou général(commun) : d’emblée la différence avec les protestants s’affiche : car pour eux c’est le dieu individuel qui prime. Ici au contraire il y a équivalence entre le dieu « commun » et celui de « tout un chacun » : les deux mots sont à la rime pour mieux faire ressortir cette équivalence.

La Terre apparaît alors dans sa totalité  (du pôle « antartique » au pôle « artique ») comme l’objet des faveurs de Dieu. Il dispense à tous « raison, vie et mouvement ». Et Ronsard insiste : quelle que soit la race ou l’origine ; c’est à proprement parler le Dieu « catholique » , c’est-à-dire universel. Il faut souligner les termes qui illustrent cette idée : « père commun, bonté publique, à tous également. »

Cette longue invocation (il n’y a que des apostrophes suivies de relatives), se termine par deux vers qui vont faire la transition :

Et fais du ciel là-haut sur les têtes humaines
Tomber comme il te plaît et les biens et les peines

Toute puissance de Dieu, qui selon son bon plaisir (presque comme une divinité antique) peut donner biens ou peines : et voilà introduite l’idée d’un châtiment pour les impies.

Il semble donc que ce début mette en place une divinité plus conforme à l’orthodoxie catholique que réformée : un Dieu qui n’est pas dans une relation individuelle, qui est tout puissant, voire incompréhensible, et le même pour tous.

Deuxième partie

Reprise de l’apostrophe qui devient « Ô Seigneur », avec un ton qui reste très proche de certains passages des psaumes, où on retrouve ce même dialogue avec Dieu. Ronsard oppose la constance habituelle de la bonté de Dieu (À oter les sons très homogènes — Tout / toujours / toutes / tout — à son inaction actuelle, car il ne sévit pas : en fait la remontrance consiste à dire à Dieu qu’il est trop bon et qu’il devrait montrer sa colère à ceux qui l’offensent : ainsi, dit Ronsard, ses attributs, la foudre et le tonnerre, lui deviennent inutiles :

De quoi te sert là-haut la foudre et le tonnerre
Si d’un éclat de feu tu n’en brûles la terre ?
Es-tu dedans un trône assis sans faire rien ?

Donc deux questions pour lui demander de manifester sa réelle puissance, comme David quand il demande à Dieu d’exterminer ses ennemis, et comme un fidèle étonné devant un dieu trop bon pour sévir ;  Ronsard aussi  va lui « remontrer » ce que ces méchants font contre lui :

Il ne faut point douter que tu ne saches bien
Cela que contre toi brassent tes créatures
Et toutefois Seigneur tu le vois et l’endures ?

La figure de la prétérition (il ne faut pas douter, mais je vais le dire) permet d’insister sur cette absence de réaction de Dieu, qui ne peut être liée à son ignorance, et qu’on ne peut donc attribuer qu’à sa bonté, une bonté qui s’apparente ici au sacrifice de Jésus quand il supporte les pires outrages.

Donc d’emblée les protestants sont par rapport à Dieu dans le rôle de ceux qui s’en prenaient à Jésus. Admirons la belle facture du vers 16, qui peut-être inspirera Racine, avec cette longue pause à la césure, et ces mots très simples.

Il va s’agir alors pour Ronsard de transformer ses vers en aiguillons qui viennent à bout de l’extrême abnégation du Christ, et de l’inciter à la sévérité.

Troisième partie

Elle s’énonce comme une vaste antithèse argumentative suivie d’une conclusion qui s’impose. D’un côté de « petits animaux » sans valeur, et de l’autre, les prétentions qu’ils ont à connaître les secrets de Dieu. Donc Dieu doit les punir, même s’il y répugne.

a - L’antithèse s’articule autour de l’adverbe « toutefois » . Dans sa première partie la définition des hommes (l’expression « petits animaux » est reprise deux fois, et l’adjectif « petit » apparaît trois fois) est réductrice pour bien montrer la contradiction entre leur faiblesse et leurs prétentions. La restriction « ne… que » (ne sont vêtus que), les termes de « petites peaux », de « bulles d’eau, de « songe, fumée et feuillage des bois » sont d’autres dénominations métaphoriques pour dire la même faiblesse. On reconnaît ici une des visions baroques de l’homme, ici justifiée par l’argumentation religieuse (insignifiance de l’homme par rapport à la toute puissance divine cf. les deux verbes « que tu crèves et consommes ») mais qui rejoint aussi les thèmes antiques (cf. le vers « que les doctes romains et les doctes grégeois / Nomment etc… » Ronsard faisant allusion entre autres à Pindare par exemple qui qualifie l’homme de « l’ombre d’un rêve »). Du reste même cette relative incidente a valeur d’argument, car Ronsard ne peut pas admettre qu’il y ait incompatibilité entre les Écritures Saintes et le paganisme, à l’inverse des protestants).

La syntaxe de la phrase est constituée d’une série de relatives toutes destinées à faire ressortir la faiblesse humaine, et la dernière fait transition :

Qui n’ont jamais ici la vérité connue
Que je ne sais comment ou par songe ou par nue.

(« ici » veut dire « ici-bas »)

La vérité est peu sûre, impossible à connaître sinon à travers un voile (la nue) ou l’à-peu-près d’un rêve. Noter encore l’abondance des formes restrictives (« ne… que, je ne sais comment…) ; on trouve ici une pensée proche de celle de Montaigne (la raison humaine comme leurre d’un homme trop prétentieux dans ses capacités), de même aussi dans la conséquence qui en résulte : un simple fidéisme, alors que pour les Protestants la Bible est compréhensible de chacun, son sens divin, accessible à tous. Pour Ronsard (qui le développera un peu plus loin) les Écritures saintes demandent un long apprentissage.

b - Dans la seconde partie de l’antithèse (à partir de « Et toutefois ») Ronsard va montrer la prétention des protestants : « ils font les empêchés » qui veut dire « ils font les hommes importants » « Comme si ces secrets ne leur étaient cachés » c’est toujours cette même idée que Ronsard conteste, à savoir que le sens des Écritures est accessible à tous. Pour lui, il y a comme un mystère qui doit absolument préserver du vulgaire le sens sacré (il donne les mêmes arguments pour justifier la fable ou l’allégorie). Au contraire pour les protestants le signe est directement lisible. Pour Ronsard, le signe a une opacité (c’est un poète, les signes existent autant que les choses) qui rend le rapport à la chose à la fois énigmatique au niveau de l’entendement humain, mais naturel (et non arbitraire) au niveau de son lien avec la chose. Ainsi pour les uns, le signe est à la fois clair et arbitraire, pour Ronsard il est opaque et naturel.

Il exprimera la même idée un peu plus loin au vers 152. (Dieu… « ne veut pas que son secret soit ainsi recherché ») cf. explication suivante.

Ce paragraphe se lit donc comme une suite de déterminations qui caractérisent l’outrecuidance et la présomption des réformés, qui entrent comme par effraction dans un domaine fermé à l’homme car ce sont des « discoureurs de choses / Qui aux entendements de tous hommes sont closes ». Ronsard le dira encore plus explicitement aux vers 159-160 :

L’entendement humain, tant soit-il admirable,
Du moindre fait de Dieu sans grâce n’est capable

Ronsard, en bon fidéiste, pense que sans le secours de Dieu l’homme ne peut rien comprendre, (même si les protestants, de leur côté se disent inspirés par Dieu… !). les quatre relatives résument les erreurs de l’adversaire :

- « Qui ne laissent pas en paix etc… » : comme de « nouveaux rabbins » (cf. Continuation) les protestants ne font qu’ergoter sur le sens des Écritures ;

- « Qui de tes sacrements effacent la mémoire » les protestants n’ont gardé qu’un seul sacrement réel : le baptême, et une cérémonie commémorative, la communion ;

- « Qui disputent en vain de cela qu’il faut croire » : ils ne respectent ni le dogme ni la tradition, cf. Le cardinal de Lorraine à Poissy « Il faut croire simplement ce qui ne se peut scruter utilement » : opposition d’une foi naïve à une foi savante ;

- « Qui font trouver ton fils imposteur et menteur » : c’est que les protestants contestent l’institution des sacrements (Buvez, ceci est mon sang…) prescrite par Jésus.

Ainsi d’une façon polémique, les griefs théologiques faits aux protestants et résumés ici (commentaires personnels des Écritures, non respect du dogme) sont présentés comme des outrages à Dieu : outrecuidance (alors que seul Dieu détient la vérité) et irrespect de la parole de Jésus qui devient ainsi un imposteur) ; on voit comment la polémique déforme la théologie protestante, mais le but de Ronsard est de provoquer ainsi la colère d’un Dieu trop clément.

c - Conclusion logique : « Ne les puniras-tu pas, Souverain créateur ? » le rapport de supériorité entre ce « souverain créateur » et ses créatures implique la punition. Et Ronsard poursuit avec une série de questions (qui reprennent certains vers de la Continuation), la réaction de Dieu s’impose sous peine d’être appelé le « dieu des larrons » (accusation infondée de cupidité des protestants) et le « dieu des querelles » (humeur belliqueuse des protestants). L’argumentation est retorse  et paradoxale :

- retorse : Comme tu es bon et pacifique, mais comme tu dois sévir contre ceux qui t’outragent, tu dois faire la guerre, sinon tu seras le dieu de la querelle, donc tu ne seras ni bon ni pacifique ! en d’autres termes pour être bon et pacifique, tu ne dois pas l’être

- paradoxale : c’est en réalité si tu ne sévis pas  (si tu restes bon et pacifique) que tu es le dieu de la querelle. Si tu sévis, tu seras le vrai dieu de la paix : si vis pacem, para bellum !

Ainsi ces vers qui finissent sur la bonté de Dieu (« Tu as le nom de doux, pacifique, de clément et de bon ») ont un tout autre sens que dans le vers 10 (où Dieu était « plein de bonté » envers toutes nations) : dans ce vers 10 la bonté de dieu consistait à être trop clément envers tout le monde, une indulgence sans réaction donc ; au vers 38 sa bonté consiste à ne pas supporter d’être appelé seigneur des larrons et des querelles, donc à réagir parce qu’il ne veut pas la discorde : au nom de la bonté Ronsard a commencé à reprocher à Dieu de ne pas réagir, au nom de la bonté toujours, mais à l’inverse il lui montre qu’il doit réagir ; l’argument de départ est complètement renversé, car un « Dieu d’amour » ne peut que répugner à ce qui contrevient à l’amour :

Et ce monde accordant, ton ouvrage admirable
Nous montre que l’accord t’est toujours agréable

Remarquons : la répétition voulue « accordant/accord » qui s’oppose au « discord » tant honni.

Cette vision platonicienne d’un monde en harmonie (qui s’oppose à la vision protestante d’un monde sans la grâce) est poursuivie dans l’apposition « ton ouvrage admirable » : le monde ne peut qu’être beau puisqu’il est l’ouvrage de Dieu. Si donc ce qui lui plaît est cette harmonie même qu’il a créée, il ne peut que châtier tous ceux qui la troublent. Il est évident que l’argument ne vaut rien du point de vue protestant, puisque pour eux ce monde-ci est le monde du péché.

Conclusion

Ce qui est intéressant c’est de voir comment ici tout sépare Ronsard des protestants : la perception de Dieu (universel/individuel), le rapport au vrai (impossible/possible), l’attitude religieuse (fidéisme/explication théologique), la définition du signe(naturel et opaque/arbitraire et clair), la conception du monde (harmonie/péché) : Ronsard reste l’homme de la première Renaissance, qui prétend réunir harmonieusement les Écritures et les textes du paganisme antique.

D’autre part, il faut aussi souligner la construction du texte bâti sur une argumentation paradoxale visant à transformer le Dieu de toute bonté en Dieu vengeur. Tout le texte s’y emploiera et ce n’est pas pour rien qu’il se terminera sur une invocation au Dieu juif, conducteur d’un peuple guerrier.

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