Septembre 1562 : (à peu près quatre mois plus tard) les entrevues protestants-catholiques étaient restées vaines. Les Anglais cherchent à intervenir, Elizabeth promet son aide aux protestants à condition de garder en gage quelques villes, ce qui est ressenti comme une trahison.
Le ton de ce discours est plus âpre : c’est un réquisitoire contre l’hypocrisie des protestants et une exhortation pour que le roi se montre sévère.
La question que pose cette Continuation – outre celle de son rapport avec le discours précédent – c’est de savoir à qui Ronsard s’adresse, car ce qui est frappant dans ce texte, c’est le nombre des interlocuteurs différents qui y figurent. Pourquoi une telle diversité ?
I. Composition
Un ensemble plus long que le précédent discours (448 vers), qui offre cette différence supplémentaire que l’adresse qui l’ouvre (« Madame ») sera la seule du texte. Alors qu’à la fin du premier discours, Ronsard s’adressait à la Reine pour lui demander d’agir, c’est la France allégorisée qui demande au poète d’écrire.
1. Exorde vers 1 – 28
Se présentant comme une suite, le Discours a une entrée en matière beaucoup plus brutale : le « je » du poète est d’abord présenté, puis la France affligée, comme si elle avait en chemin rencontré des voleurs ; donc :
- Présence de « l’ethos » : l’orateur se définit comme un homme qui veut témoigner avec virulence des malheurs de la France, et ne veut surtout pas paraître insensible à ce spectacle :
« Madame, je serais ou du plomb ou du bois… »
- « Insinuatio » : présentation du sujet : les malheurs de la France : image d’une mère dépouillée par ses propres enfants. Mais par le biais d’une comparaison, il oppose la France au marchand attaqué par des brigands, que Dieu finit par punir, alors que la France « pillée, volée, dépouillée... » voit ceux qui l’ont attaquée rester impunis. Et c’est là la transition pour décrire « ces nouveaux Tyrans » : ce sera la « narratio » de la première partie.
2. Description des Protestants 28 – 94
Elle a ceci de particulier qu’elle se fait avec deux énonciations différentes :
- Vers 28 – 44 : Ronsard décrit les protestants à une troisième personne « ils »… : ils se disent les élus de Dieu, comme si Dieu ne voulait pas sauver toute créature qui croit en Jésus Christ.
- Vers 44 - 94 : Ronsard s’adresse alors directement à eux « Vous », parce que le ton se fait plus virulent, pour deux autres chefs d’accusation : d’une part : « vous confessez Jésus, mais vous ne lui ressemblez pas » et de l’autre « vous êtes semblables aux hérétiques ».
Conclusion : il faut vous combattre par les armes (vers 68). Suit un tableau tiré de l’Apocalypse où les protestants sont assimilés à des sauterelles et autres vermines, avec cette double idée qu’ils sont nuisibles et qu’il faut donc les exterminer.
3. Adresse à De Bèze : vers 95 – 145
Nouveau changement d’interlocuteur : Ronsard essaye de circonvenir De Bèze (cf. la note du livre), qui est un homme bien plus dangereux que Calvin puisqu’il réside encore en France. De Bèze est un ancien compagnon d’humanités de Ronsard, mais qui à cette époque, a pris les armes.
- Vers 95 – 107 : Description de la guerre civile (le poète s’inspire de la légende de Cadmos le thébain).
- Vers 107 – 114 : De Bèze ne doit pas faire de mal à sa terre natale.
- Vers 114 – 125 : Ronsard lui demande de cesser le combat.
- Vers 126 – 144 : Il vaut mieux faire de la poésie que combattre.
4. Episode du prêche vers 145 – 320
C’est la partie la plus longue du discours : le poète voit De Bèze allant faire son prêche et engage la conversation avec deux « surveillants » (des espions) : un nouveau changement énonciatif a lieu , puisque nous assistons au dialogue entre les surveillants et le poète, dialogue qui, de fait, sera un long réquisitoire du poète contre les protestants.
- Vers 145 – 178 : En relevant l’accusation d’athéisme qu’ils lui lancent, il s’en prend à tous ceux qui abusent le peuple : autant de charlatans faisant des tours de passe-passe.
- Vers 179 – 208 : Il souligne l’hypocrisie des protestants, bien différente des premiers docteurs, (dont se revendiquaient les protestants) qui avaient enduré le martyre. Eux ne sont que des comédiens.
- Vers 208 – 240 : Le problème des rapportes avec le peuple est évoqué : celui-ci « est tout empoisonné », il ne peut plus raisonner. Il est impossible qu’il ait pour chef des hommes comme le sont les protestants, car, avec toutes leurs exactions, ils n’ont aucun droit à se réclamer de Dieu. Rien ne peut justifier leurs prétentions, ils sont incapables d’accomplir des miracles.
- Vers 241 – 258 : Les protestants sont divisés. Au contraire le Christ veut faire régner la Concorde.
- Vers 259 – 274 : Ils transforment en fous ceux qui les suivent.
- Vers 275 – 292 : Ils oublient les intérêts de la France : leur attitude risque de provoquer l’invasion des Turcs, et Genève, leur terre d’adoption, leur fait oublier la terre française.
Tout cela montre que ce sont des gens ensorcelés (c’est un retour au début de cette partie, vers 174), comme l’ont été les compagnons d’Ulysse par Circé, ou la fleur de Lotos.
- Vers 293 – 319 : Ronsard termine par une prière à Dieu en lui demandant d’envoyer le « moly » (reprise du mythe de Circé déjà évoqué dans les vers précédents ; le moly est l’antidote que prend Ulysse pour résister aux drogues de Circé), qui rendra à la raison le Prince de Condé et le Cardinal de Châtillon.
5. Apparition de « l’idole » de la France
- Vers 320 – 329 : Description de l’Apparition (cf. un blason féminin).
- Vers 30 – 440 : Réponse de la France à une question du poète : « D’où te vient ta douleur ? » : et c’est le dernier changement énonciatif : la France prend la parole et s’adresse au poète.
- Vers 336 – 350 : Genève est la cause des malheurs de la France.
- Vers 351 – 372 : Comparaison de registre agricole : le laboureur qui oublie de se débarrasser d’un « toufeau de chenilles » retrouve plus tard son champ gâté. Ainsi les Rois qui ont laissé croître le danger sans l’étouffer à temps.
- Vers 373 – 394 : Les maux de la France.
- Vers 395 – 444 : Eloge de la Reine et du Roi.
(c’est un appel au « pathos » : la France veut décider la Reine à prendre parti du côté des catholiques, et demande à Ronsard de prendre la plume pour écrire une histoire qui servira d’exemple.
- Vers 444 – 448 : Quatre vers de conclusion sur cette partie, la véritable conclusion ayant été laissée à la voix de la France, Ronsard se contente de décrire la disparition du « fantôme ».
II La présence des Evénements : une satire virulente
Ce qui est frappant, par rapport au discours précédent, c’est le nombre d’allusions précises à l’actualité, toujours faites avec une véhémence qui tourne à l’invective.
1. Les événements
- Présence des noms propres : Genève, Luther, Calvin, , les différentes sectes protestantes, De Bèze, et les principaux chefs des deux camps : Condé et Châtillon (le dédicataire des Hymnes de Ronsard, dont il dit combien il lui doit, pourtant) du côté protestant, et de l’autre côté, le « Guisian », et Saint André, etc (cf. vers 432 sq.).
- Les faits : les attaques contre le pape (v.175 sq), les combats (v. 67 sq), la peur des Turcs (v. 271 sq), l’Angleterre qui vient en France « protéger » les protestants (v. 120 sq), l’Allemagne (id.).
- Les protestants eux-mêmes dans leur culte (cf. la rencontre avec De Bèze et les surveillants), dans leur façon de parler (prêches, prédicants, ministres).
2. la satire virulente
Ronsard est beaucoup plus violent ici que dans le précédent discours, et l’attaque tient plus de l’invective que de l’argumentation : le but est surtout de fustiger l’adversaire, donc beaucoup d’accusations et d’images très fortes :
- Des hérétiques : ici il y a un semblant d’argumentation : ils se disent « prédestinés » mais la grâce de Dieu est toute puissante cf. l’optimisme du concile de Trente : pas de fatalité du péché.
D’autre part ils sont divisés en « sectes », ce qui est le signe qu’aucun ne détient la vérité. Au contraire Jésus prêche la concorde.
- Des traîtres : là, la parole devient partisane. Ronsard les accuse de provoquer la ruine de leur pays (n’oublions pas au contraire qu’à Vassy, ce furent les protestants qui furent massacrés), de l’oublier même pour cette ville étrangère qui est une menace pour la France (Genève), et de désobéir au Roi (ce qui n’était pas chose évidente à ce moment-là, puisque la reine hésitait elle-même sur l’attitude à adopter). Il les accuse aussi de tuer et d’assassiner sans vergogne, et les mots qu’il emploie sont très forts.
- Des hypocrites : dans le maniement d’une parole doublement mensongère, d’une part parce qu’elle n’est que de la poudre aux yeux : en s’attaquant au pape, elle se rallie artificiellement les foules, et d’autre part, parce qu’elle cache les sentiments réels de ceux qui prêchent (ambition ou convoitise) Ici Ronsard fait de la pure calomnie ; mais c’est la seule explication susceptible d’invalider un discours qui semble aussi inspiré que celui des grands prophètes de la bible.
III Le dialogue impossible
Il semble à première vue que ce second discours renoue avec le projet exposé dans l’Elégie à Des Autels : établir une communication avec les protestants : effectivement, ils sont pris à parti dans une « argumentation » à la fois politique (ce sont des traîtres qui oublient l’intérêt national) et évangélique (Les protestants semeurs de discorde ne peuvent être que les adversaires de l’Evangile qui prône la paix). Et les reproches se concentrent sur De Bèze, en tant que responsable du déclenchement des hostilités (de fait, De Bèze vient de prendre cette décision après les massacres de Vassy, mais c’est sans conviction, ar il reste très hésitant sur l’attitude à adopter).
1. L’impossible dialogue avec De Bèze
- Un effort de persuasion : il s’agit d’essayer de lui montrer qu’il y a une hiérarchie de devoirs à respecter, et d’abord le devoir envers sa patrie (vers 108 sq) Donc tout le discours de Ronsard sera un appel à la mémoire (son enfance, sa jeunesse), et à une certaine lecture des textes bibliques (qui pour De Bèze poussent à l’action).
- Or, De Bèze s’éloigne pour aller à son prêche, et faute de s’adresser à lui, le poète s’adresse à deux surveillants anonymes : au lieu de la conversation souhaitée, un faux dialogue, donc.
- Deux paroles différentes : De Bèze fait un prêche et c’est presque ce qui étonne Ronsard : il y a donc une parole prononcée sur la place publique qui est à la portée de tous. Pour Ronsard la seule parole digne d’être entendue est la parole entre « élus », entre ceux qui partagent cette même culture humaniste dont ils sont si fiers, et il en fait le rappel à de Bèze, évoquant l’antre et le giron des Muses : pour lui, il y a d’un côté des lieux clos où se forme lentement et à l’abri du profane le savoir, et de l’autre ces places publiques où toutes classes confondues, la connaissance de la Bible est offerte à tous : et c’est là, pour Ronsard, et les humanistes le véritable scandale. De Bèze (cf. La Réponse aux Injures vers 728 sq) a répudié l’idéal humaniste, il appartient à ce monde nouveau que Ronsard ne Veut pas voir, et donc dont il ne peut pas entendre la voix.
2. La parole trompeuse
Ronsard tente alors de nouer un nouveau dialogue avec ces « surveillants » anonymes . Il reprend les accusations traditionnelles contre les protestants (cf. athéisme) mais sur un point il va plus loin que la satire habituelle : sur la puissance de la parole : tous les catholiques s’interrogeaient sur la force de la parole protestante, même si c’était pour la dénoncer :
- La parole poudre aux yeux : le motif de la poussière aveuglante réapparaît mais ici elle est constituée par les discours trompeurs des protestants ; Ronsard dénonce la tromperie en faisant apparaître la réalité des comportements : il oppose l’intérieur (le vrai) à l’extérieur (la parole), et il demande aux protestants de prouver la vérité de leur parole par des actes, des « miracles » qui authentifient leurs dires. Ainsi pour Ronsard, la parole est exercée dans le seul domaine de l’apparence, et rien ne peut garantir, en l’absence d’actes, sa vérité : tout se passe hors du domaine de la Raison (cf. vers 181 où Ronsard les accuse d’être des « rhétoriqueurs », ces nouveaux sophistes qui pratiquent leur art non pour faire triompher la vérité mais pour triompher de l’adversaire).
- Cependant ce soupçon exprimé vis-à-vis d’une parole dont la vérité, sans la caution des actes, ne peut être prouvée, peut être en retour appliquée aux propres paroles de Ronsard lui-même ; donc il court le danger de ruiner son propre discours s’il n’est pas capable lui non plus de fournir des actes qui cautionnent sa parole. Ainsi, il est encore une fois incapable d’instaure un dialogue rationnel ou de favoriser le retour à la raison ; Il ne reste que l’affrontement de deux paroles toutes deux privées de raison.
- Le recours au Charme : les réformés sont en fait envoûtés, sous le charme du lotos, cette fleur d’oubli qui envoûta les compagnons d’Ulysse. Donc ce charme ne pourra être vaincu que par un autre charme, le « moly » : qui prendra la place du discours argumentatif que Ronsard aurait pu prononcer. Et ce sera Dieu, et non le poète qui fera voir (ce sera la fin de l’aveuglement) à Condé l’espace d’une tradition et la nécessité d’assumer cette tradition : la plume de fer de Ronsard n’a pas réussi à attaquer toute seule par « de vives raisons » les protestants. Le seul recours à la tradition est-il un argument rationnel ?
Privé d’interlocuteurs le poète va se trouver amené à s’entretenir avec la France : faute de dialogue avec les autres, la pensée se dédouble pour dialoguer avec elle-même : la France parle et incarne la description faite au début du texte (cf. vers 9 – 22), et finit par enjoindre au poète la mission de transmettre à la postérité ce sinistre exemple : c’est bien reconnaître l’échec du poète orateur que d’en faire un historien.
3. La réforme, mal inévitable
- Ronsard commence certes par dire les remèdes possibles par l’intermédiaire de la voix de la France : essentiellement abattre la ville de Genève, qui constitue la plus grave menace et qui est à l’origine de la détresse de la France (cf. vers 336 sq) ; rappelons aussi que Genève est une république : à l’hérésie elle joint la révolution.
- Cependant, quand il s’agit de dire que les Rois ont laissé de façon négligente l’ennemi grandir aux portes de la France, il utilise une comparaison qui, comme toujours chez ce poète, va se développer aux dépens du récit principal (comparaison avec le toufeau de chenilles) : alors qu’il semblait se tourner vers l’histoire, le récit demande au monde de la nature un miroir pour le comprendre : il y a comme une assimilation entre l’histoire et la nature cf. le mauvais temps du premier discours. Du reste ces bêtes rejoignent le bestiaire symbolique présent dès le début, celui de l’Apocalypse (cf. vers 69 sq), cependant au début du texte ces animaux étaient des symboles qui exprimaient une calamité historique (cf. l’équivalence entre les parties du corps de ces animaux et les armures des combattants) et qui représentaient l’accomplissement de l’événement dont parle l’Apocalypse, dans une relation entre le texte (prophétique) et l’histoire, au contraire, à la fin du texte le poète ne voit dans l’histoire que des scènes analogues à celles de la nature
- Ainsi, on ne peut que constater l’ambiguïté des solutions « historiques » proposées, dans la mesure où Ronsard sollicite à la fois l’événement et l’éternel : d’une part le caractère volontariste de la péroraison (cf. l’appel à la Reine et au Roi) exclut l’idée que l’homme soit soumis aux événements, mais d’autre part la présence des images naturelles, le recours aux comparaisons avec la nature (cf. également le beau temps après la tempête, loi générale de l’éternel retour vers 436 sq) montre que toute recherche des causes historiques est inutile. La France prévoit déjà le moment où l’instant présent appartiendra au passé, avec un dénouement imaginé sur le modèle de la nature, car « le bien suit le mal comme l’onde suit l’onde » ; comme dans le premier discours, le fondement de l’espoir ne repose pas sur l’action des hommes mais sur la régularité des cycles naturels, c’est ce qui explique les images de vanité, d’illusion sur lesquelles finit le texte : vanité de l’homme et de toute histoire ;
La présence quasi obsédante de la poussière (des morts, de la poudre qui aveugle) réduit à néant tous les efforts des hommes pour contrôler l’histoire. En confiant au poète le rôle d’historien, la France reconnaît l’échec du premier Discours, mais même cet historien ne peut présenter l’histoire de façon claire puisqu’il chante en même temps l’action nécessaire et l’action inutile, l’effort de l’homme et la force du destin.