Passage intéressant pour nous faire connaître une des tentations de Ronsard : situé tout entier au conditionnel (un irréel du présent) il célèbre un paganisme polythéiste où à certains égards le poète se retrouve plus que dans certains aspects de la religion chrétienne dont il a honte (comme il le dit juste avant) à cause du spectacle désolant de guerre qu’elle montre aux païens, moins susceptibles par conséquent de se convertir à une religion qui proclame hautement sa supériorité sur les autres, alors qu’elle engendre une guerre cruelle ; mais qu’il reconnaît pourtant pour sienne, comme on le verra.
Plan
- Une hypothèse au départ : « si je n’avais… etc »
- Une série de principales qui en dépendent et qui résument toutes les tentations du poète
- Les trois derniers vers qui les rejettent vigoureusement avec un « mais » qui marque un retour au réel, et le choix de Ronsard : la fidélité aux aïeux
Enjeux
On peut se demander quelle valeur a cet excursus si peu réaliste dans l’économie du Discours et ce qu’il manifeste de l’engagement ou du désengagement de Ronsard.
Première partie vers 57 – 62
Le système conditionnel s’ouvre sur une réalité niée : « Si je n’avais une certaine foi » (c’est-à-dire « une foi assurée ») dont il rend grâce à Dieu, « J’aurais honte… » Ronsard exprime donc cette souffrance à voir cette diversité d’opinions qui par elle-même contredit la « catholicité » (cf. plus haut, vers 41 « Mais qui serait ce Turc… etc). Remarquer la rime interne « chrétienté / risée » ; et la même idée se trouve dons trois fois répétée, dans les vers cités plus haut, 41 et suivants, puis dans les vers 55 et 56 et enfin ici : cette même idée qu’on peut résumer ainsi : comment prétendre à la supériorité de notre religion si tous les non-chrétiens s’en moquent ? Mais c’est dans cette brèche, qu’il a lui-même ouverte, que le poète s’engouffre, et qu’il va relativiser du même coup la religion chrétienne. « J’aurais honte… Je me repentirais... » : voilà l’expression d’une culpabilité qui en définitive le séduit parce qu’elle lui permet de sortir du christianisme et de se projeter dans des temps antérieurs, en se voyant comme un homme de l’Antiquité. L’irréalité de l’hypothèse lui permet de passer du statut de chrétien à celui de païen (cf. la rime d’ailleurs) « Je deviendrais païen » rappelons que ce fut là une des tentations du christianisme des premiers temps (cf. Julien dit « l’Apostat »), de ceux qui regrettaient l’harmonie préconisée par les anciens, ou qui adoraient trop le Monde pour accepter qu’il fût souillé d’un péché originel.
Ronsard envisage alors un processus inverse de l’histoire : des temps antérieurs, on passe à l’avenir : le passé devient chrétien, (je me repentirais « d’avoir été chrétien ») et l’avenir est envisagé comme païen. Mais cette inversion est le signe d’un désir que revienne le paganisme. On pense à Nerval :
Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours
La terre a tressailli d’un souffle prophétique… (Delfica)
Deuxième partie : la liturgie païenne
Mais ce paganisme n’est pas une absence de religion : au contraire le texte est scandé par une adoration qui ne peut s’adresser qu’à une divinité (J’adorerais, vers 63, vers 79). Ces deux verbes ont une série de compléments d’objets qui sont tantôt des astres (lune et soleil, tantôt les dieux qui incarnent les grandes forces vitales (Cérés, Bacchus, Neptune). S’exprime ici une confiance dans la nature que le poète ressent comme une manifestation du divin (à l’inverse de la conception chrétienne ou même néoplatonicienne où le visible est le signe de l’invisible). Ici cette adoration va au visible parce que Ronsard aime la beauté de la Nature. Il le répète dans toute son œuvre :
La nuit j’adorerais les rayons de la lune…
On pense aux mêmes « doux plaisirs » de Du Bellay : il y a comme une prière perpétuelle devant l’harmonie pacifique du monde :
Au matin, le Soleil, la lumière commune
L’œil du monde...
Une adoration du Soleil, où l’on retrouve le lyrisme solaire de l’époque : le soleil est adoré comme la manifestation de la divinité. Le passage est un souvenir d’Ovide où il y a une assimilation du Soleil à Dieu : nature personnifiée car cet œil du monde semble se diviser en ces innombrables « yeux » que sont les rayons du soleil et qui vont en apportant la lumière donner vie à toute chose sur terre. On reconnaît ici aussi la vision baroque de la Création et de la lumière, spectacle divin, sauf que Ronsard ne considère pas, à l’inverse des poètes métaphysiques de l’époque, la lumière comme métaphorique de Dieu, mais réellement divine : pas d’au-delà, le monde tel qu’il est le satisfait dans sa splendeur lumineuse. Dans ces quelques vers s’associent le paganisme (Ovide, le soleil œil du monde…) et la tradition judéo-chrétienne (Rien n’échappe à Dieu : ses « yeux » « les faits des humains en ce monde regardent »). Soulignons la majuscule du mot « Soleil », qui implique sa déification, en quelque sorte.
La suite est un véritable hymne au soleil mais avec peut-être une association subreptice du Soleil à Jésus (d’autant plus sacrilège d’ailleurs aux yeux des protestants qui ne sont pas partisans du syncrétisme) : il y a pour Ronsard une continuité entre le paganisme et le christianisme, l’un annonçant l’autre :
Je dis ce grand Soleil qui nous fait les saisons (« nous » = « pour nous »)
Selon qu’il entre ou sort de ses douze maisons... ;
Noter l’emphatique « grand », qui a le même effet que la majuscule du mot Soleil ; ce soleil qui est l’artisan des saisons (ce sont les hymnes que Ronsard compose à la même époque) : les douze maisons sont les signes du zodiaque, mais renvoient peut-être aux douze apôtres, et les attributs du Soleil sont les mêmes que les attributs divins : il « remplit l’univers de ses vertus » : lumière et chaleur partout répandues (cf. La « catholicité), « d’un trait de ses yeux nous dissipe les nues » : le soleil est l’artisan du dévoilement (cf. Thématique baroque de la Nue percée par la lumière du soleil).
Viennent ensuite une série d’appositions, qui comme dans une litanie, déclinent tous les qualificatifs de la divinité, ce qui renforce l’aspect de prière et ajoute au caractère solennel de ce véritable hymne. Le poète célèbre son feu sacré : « ardent et flamboyant », et son mouvement dans tout le ciel (cf. « course d’un jour, tournoyant ») : c’est la vision antique de la course du soleil dans son char). Le soleil est lié au rythme naturel du monde, celui des saisons, des jours et des nuits.
La suite développe des qualités qui sont tantôt comme des louanges adressées à Dieu « plein d’immense grandeur, rond » (c’est l’image de la perfection pour Ronsard), tantôt sont des expressions oxymoriques destinées à montrer sa puissance au-delà de toute contradiction : « vagabond et ferme »(c’est-à-dire « immobile/mobile » : y a-t-il une allusion aux théories coperniciennes ?) « en repos / sans repos » (doit-on entendre le partage de la terre entre la nuit d’un côté et le jour de l’autre ?) « oisif » s’oppose à « sans repos », et « sans séjour » reprend le terme « vagabond » : Ainsi une toute puissance qui s’exprime par ces attributs contradictoires. « Fils aîné de Nature et le père du jour » La majuscule dit bien encore les choix de Ronsard : pour lui la Nature est la mère universelle, et tout en elle est divin : il y a ici la manifestation d’un panthéisme naturaliste qui célèbre une nature bienveillante et accueillante.
L’ensemble a donc l’allure d’un hymne au ton soutenu, assez majestueux ; l’énumération est scandée par des rythmes et des sonorités qui reviennent (la nasale « on », la voyelle « ou » qui demandent à chaque fois une fermeture de la bouche à l’imitation d’un cercle, celui de la rondeur du soleil cf. les rimes en –on et en –our)
« J’adorerais Cérès et Bacchus », c’est-à-dire le pain et le vin (qu’on retrouve évidemment dans les psaumes (103) comme dans les paroles de Jésus). Cérès, c’est la force nutritive : « qui les blés nous apporte », et Bacchus, avec le vin, est un dispensateur de joie car « il réconforte le cœur des hommes ».
Ronsard montre ici dans cette nature sous toutes ses formes bienveillantes qu’il est resté dans l’ancien monde de la Renaissance (à l’inverse de Montaigne) : l’homme est au centre du monde, qui a été fait pour lui, et il est l’objet de la sollicitude de la déesse Nature.
La suite est une énumération de tous les dieux qui sont dans la nature : une divinisation de l’univers qui correspond à ce bonheur que le poète éprouve à rester dans la solitude de la nature et qu’il a redit si souvent « heureux de l’univers au point de ne jamais trop savoir s’il a affaire à de l’humain ou à de la divinité » dit Bonnefoy. On voit comment cette adoration admirative est en définitive à l’opposé du christianisme : admirant plus la création que le Créateur, il fait des choses créées des divinités. Le « paganisme » apparaît de plus en plus dans la nomination des dieux antiques (Neptune, les Nymphes, les Faunes, et les Pans) / la nature est peuplée de dieux que l’on imagine (c’est probablement le sens du verbe « que l’on feint ») serviteurs d’une Nature au service de l’homme (ainsi la mer-Neptune est-elle aussi « le séjour des vents et des vaisseaux » : la périphrase associe la mer, le vent et les vaisseaux qui naviguent grâce à eux.)
Dernière partie
Brusque retour à l’Evangile : Ronsard dit son choix dans la foi de ses aïeux. Noter l’adverbe « fermement » et l’expression de la volonté « que je veux changer pour une autre », qui montrent bien ses convictions, et sa volonté de se défendre au besoin par les armes. Le passage, comme souvent s’ouvre et finit sur la même idée : il commençait par le « Si je n’avais….etc » qui revenait d’emblée à affirmer sa foi, puisque l’hypothèse était irréelle, et il finit par une même revendication.
Quelle est donc l’argumentation ? C’est de dire : « à supposer que je change de foi, je choisirais plutôt le paganisme que la religion réformée ». Tout le texte est donc à comprendre non comme un simple hymne aux dieux païens mais comme une attaque contre les protestants pour qui toute création est irrémédiablement marquée du sceau du péché et de la corruption. Pour Ronsard, le monde est beau et les protestants ont tort. Voilà pourquoi il ne veut pas changer de foi. On se demandait si ce passage manifestait un engagement ou un désengagement, on peut dire qu’il marque un désengagement dans la mesure où le poète montre plus son goût pour le temps de la Nature que pour le temps de l’histoire ; sa conception d’un univers de beauté qui lui fait voir du divin sur la terre entière n’émane ni d’une foi catholique ni d’une foi chrétienne mais revient à rêver d’un retour à ce temps d’avant le péché, qui n’est pas un temps orienté, mais un temps cyclique, seulement marqué par le retour des jours et des saisons. Mais on voit aussi la part d’engagement que le texte représente puisque cet éloge de la beauté terrestre est moins une affirmation des valeurs païennes (dites d’ailleurs au conditionnel) qu’une attaque de la théologie réformée selon laquelle rien ici-bas ne peut être divin. De la sorte ce texte a bien un but polémique, qui justifie sa place dans la Remontrance.