C’est ce qui nous conduit à cette troisième partie, car, bien que Stendhal ait toujours dit qu’il cherchait à « raconter sans décrire », il n’est jamais avare de commentaires personnels, ou plutôt il brûle de se mettre en scène lui-même. Ses nombreuses intrusions ne sont pas seulement des intrusions de « régie » (droit de tout narrateur à faire des ellipses, des suppressions), qui n’en attestent que plus la réalité racontée, mais des intrusions de « commentaire » qui entretiennent un dialogue familier avec le lecteur, à la manière de Diderot (cf. dans le texte 3 le « notre héros »). Il a toujours peur que le lecteur se méprenne sur ses intentions. Dans la Chartreuse il s’emploie toujours à restituer à ses personnages la responsabilité de leurs erreurs (à l’inverse de Flaubert qui précisément, pour ne jamais intervenir, s’est vu attribuer la médiocrité ou l’immoralité de ses personnages). Stendhal ne peut faire vivre un personnage sans dire s’il lui est sympathique ou non. Il ne peut pas exposer des faits sans en dire en même temps la valeur (au lieu de dire « il fit telle ou telle chose… » il dira « il eut la bonne idée… » ou au contraire « il eut l’imprudence… », et les événements sont pour lui l’occasion de juger de la conduite de ses héros. Cf. M. Bardèche : « Stendhal, qui est moraliste au fond, juge ses héros, les sonde sans cesse ; c’est une sorte de peseur d’or. Balzac, lui, les pèse une fois, et il les laisse aller à leur fatalité, qui est leur poids ».
Ainsi chaque roman de Stendhal est-il comme un dossier constitué pour qu’un verdict puisse s’énoncer. Mais c’est de cette manière que le romancier va peu à peu se mettre en scène, et montrer au lecteur ce qu’il pense ; c’est ce qu’on appelle « l’égotisme » stendhalien. En ce sens ses romans se rapprochent de ses autres œuvres (autobiographiques) dans la mesure où c’est toujours lui qui est en scène.
Si donc le réalisme du point de vue entraîne une restriction de champ (focalisation interne) où l’auteur semble s’effacer (cf. les textes étudiés : une description saisie à travers les réactions d’un personnage qui parle volontiers directement), en revanche ce procédé permet en quelque sorte de dégager sa responsabilité, et de pouvoir intervenir dans un commentaire critique. En fait, non seulement chez Stendhal tous les héros ne renvoient qu’à lui-même (donc à l’opposé du réalisme), mais il lui en coûte si fort de n’être pas entendu directement qu’à peine il les fait apparaître, il couvre leur voix et reparaît sur scène.
Dans ces conditions, l’illusion romanesque est-elle compromise ? Est-elle compatible avec cette désolidarisation ironique ? Et pourquoi le romancier prend-il ce risque ? En fait, dit Stendhal, (Racine et Shakespeare) l’illusion n’est jamais parfaite, et c’est heureux, parce qu’autrement, on pleurerait, on souffrirait devant les malheurs des personnages. L’illusion artistique est le contraire d’une hallucination ; elle nous fait habiter un monde imaginaire où le lecteur se figure lui-même comme autre. Ce que le lecteur de roman prend pour vrai, non seulement il le récuse comme réel, historique, mais il le vit comme possible ; nous savons toujours que ce que nous lisons n’est que du possible. C’est pourquoi le romancier peut entrer en scène, il ne peut pas briser un mirage qui n’existe pas, mais au contraire apporter de l’aide à l’imagination du lecteur, et rendre encore lus efficace cette figuration que nous nous faisons.
Inversement, il ne faut pas croire que l’éclipse du narrateur favorise l’illusion, ou plutôt la « créance ». Une trop grande absence, trop de neutralité inquiète le lecteur. Il n’arrive plus à « imaginer ». Il ne lit plus un roman, mais de l’Histoire. Il faut au contraire qu’un roman nous rende contemporain à la fois de ses personnages mais aussi de l’auteur contant son histoire. Ainsi en lisant un roman le lecteur fait comme s’il revivait les événements racontés et avec eux les personnages qui les ont vécus, et il fait aussi revivre le romancier qui raconte, cette voix qui finit avec la fin du livre et qui le rend si triste quand le livre est fini, et que cette voix s’est éteinte, une voix d'autant plus importante que par définition il ne peut jamais s’y dérober. Et c’est du reste cette voix qui nous permet d’adhérer à l’imagination propre au romancier, avant d’adhérer à celle de la fiction elle-même. Autrement dit, autant le romancier s’éloigne de sa fiction, autant nous nous en éloignons aussi. Donc en définitive les interventions du narrateur, quand ce sont des intrusions de « commentaire » (car les intrusions de « régie » sont dépourvues de personnalité) sont le moyen de donner vie à cette voix du conteur qui rejaillit sur la crédibilité de son récit. En intervenant autant, Stendhal ne fait donc qu’affermir la fiction du récit, qui est moins celle de l’histoire elle-même que celle du dialogue entre l’auteur et son lecteur, dialogue auquel le lecteur doit croire pour croire dans le récit.