Premier passage : vers 87 - 120
Situation :
Après l’introduction où est présenté le sujet du discours, la guerre civile, Ronsard en évoque la cause : un aveuglement qui les conduit à un suicide collectif.
Enjeux
C’est ce qui pose immédiatement le problème de la parole poétique : quel statut se réserve le poète, au milieu de cet aveuglement général ? Sa parole peut-elle encore posséder quelque efficacité ? Et n’ est-il pas contradictoire de vouloir rendre publique une parole qui ne peut être entendue ?
Composition
- L‘aveuglement lui-même
- Les prédictions auxquelles les Français n’ont pas cru
- Les présages dont on n’a pas tenu compte
- Adresse à l’historien des temps futurs
Première partie : vers 87 - 94
Elle est faite à partir de réminiscences qui ont deux origines très différentes : les poètes latins et la Bible, mais à partir d’un thème commun : celui des yeux qui ne peuvent voir : les yeux sont « pleins d’une nue » aveuglante qui empêche de voir que c’est contre soi qu’on tourne le couteau. (Le texte ici est l’exacte suite des vers qui précèdent où Ronsard évoquait le mythe d’Ajax qui « de son propre couteau se transperçait le cœur » (v. 80). Et c’est « grand cas » dit Ronsard (c’est une chose étonnante) que cette nue aveugle « au point de ne pas connaître notre perte advenue » (construction latine : que notre perte est advenue). Il y a une opposition entre le regard interne et le regard jeté de l’extérieur par les étrangers qui nous regardent avec pitié, alors même qu’ils nous sont d’ordinaire hostiles. Ronsard fait là comme une argumentation a fortiori : si des ennemis nous regardent avec tant de pitié, alors quelle doit être l’ étendue de nos malheurs, nous qui ne les voyons même plus ? (cf. la rime pitié/point d’amitié ; qui renforce l’argumentation)
Car les Français sont accablés d’ignorance, liés d’un sommeil paresseux : deux qualificatifs, ignorance et sommeil qui développent le thème de l’aveuglement : ce sont des gens abrutis et endormis qui, comme dans un rêve s’entretuent sans même voir combien ils souffrent.
Puis de nouveau des consécutives (nous sommes dans de l’argumentation) / le poète veut montrer comment l’aveuglement conduit à une sorte de totale insensibilité : les organes destinés à nous préserver, à assurer la conservation de la vie, ne fonctionnent plus, comme si précisément, l’instinct de vie avait disparu.
À noter, la syntaxe ample des vers 91 – 94 : deux principales symétriques accompagnées de deux consécutives, les vers enjambent, mais un contre rejet (« de sorte » vers 92) qui conduit à enchaîner encore plus à ce vers la consécutive qui suit cette conjonction dans le vers suivant, comme pour montrer le caractère inévitable de cet enchaînement.
Le verbe « qui nous poingt » a un sens fort : qui nous pique en nous faisant souffrir.
Dans tout ce début les principales sont positives (nous sommes aveuglés) et les consécutives négatives (ne connaissent, ne sent, nous ne le voyons pas).
Le dernier vers, très symétrique, est une traduction des Psaumes (Oculos habent, et non videbunt) (à propos des idoles du paganisme), et se termine donc comme avait commencé cette première partie, sur le thème de la vue, en soulignant le scandale de voir sans voir (encore une fois, implicitement le thème d’Ajax qui voit sans voir puisqu’il croit tuer Agamemnon, alors qu’il ne s’en prend qu’à des bœufs).
Deuxième partie : vers 95 - 105
Les vers qui suivent sont la preuve de cet aveuglement. Les français n’ont cru ni aux prédictions ni aux présages. Pourtant ces prédictions étaient dignes de foi et se sont réalisées : dans l’argumentation du discours, la parole prophétique vient soutenir la parole poétique dans sa prétention légitime à la vérité : la conclusion implicite étant de montrer la vérité de ces deux paroles et de dire aux Français que cette fois-ci, ils écoutent le poète-prophète (car pour Ronsard le poète est toujours un inspiré).
Les adjectifs qu’il emploie ici montrent encore plus cet aveuglement, car les songes étaient « menaçants », les comètes « hideuses », et s’il parle de « l’an soixante et deux », c’est qu’effectivement ce fut une année malheureuse, marquée entre autres par les massacres de Vassy, (cf. Introduction). L’emphase apparaît dans la reprise du rythme ternaire : Escrits/songes/comètes // les Français malheureux/tués/assassinés. La répartition sur deux vers de ces trois adjectifs (décrivant une situation de plus en plus grave) entraîne un arrêt très fort à la césure du vers 99, comme si le vers 98 se prolongeait indéfiniment, montrant par là l’étendue des malheurs prédits.
Le « Mais » du vers 99 reprend l’idée de la première partie : nous sommes aveugles et ignorants « pour n’être pas sages » cf. les deux adjectifs « obstinés, aveuglés ». Puis après un nouvel arrêt fort à la césure après ces adjectifs, comme pour bien faire apparaître la gravité de cet aveuglement, Ronsard introduit une comparaison « Ainsi… » qui situe l’histoire des Français dans la continuité de celle des hébreux : comme eux, les Français ne veulent pas écouter les avertissements de leurs prophètes : donc un peuple rétif, qui refuse de voir ce que la Bonté de Dieu lui fait voir « cf. Lequel ayant pitié du Français qui fourvoie … » : c’est-à-dire des « songes, des visions, et prophètes » (nouveau groupe ternaire repris par le dernier vers de la phrase « qu’il pleure, et se repente, et s’amande à la fin ». Cette allusion à la Bible est importante dans la mesure où elle remplace ce qu’a de spécifique l’événement (la contingence de l’histoire) par une référence à une histoire qui a déjà eu lieu et dont l’histoire actuelle ne serait qu’un recommencement (vision de l’histoire comme d’un retour nécessaire), et nous pouvons donc voir ici comme cette parole engagée de Ronsard est fragile, d’abord parce qu’il s’adresse à des gens qui ne peuvent l’entendre, ensuite parce que la liberté nécessaire pour réagir est contredite par cette impression de fatalité.
Troisième partie : vers 107 - 114
Ici Ronsard recense toutes les calamités naturelles qui se sont abattues sur la France et qui auraient dû être autant de présages comme si les éléments naturels cherchaient à avertir le peuple de son destin futur : les malheurs : le ciel « pleure », la violence : la « vague éfrenée » de la Seine qui « ravissait » bétail et pasteurs (fait non seulement véridique, mais permettant au poète d’imiter Virgile qui dans les Georgiques évoquait les crues qui avaient annoncé la mort de César) ce qui permet aussi à Ronsard de rattacher ces crues au thème du déluge envoyé à Dieu aux hommes pour les punir (cf. vers 112 : les eaux semblent vouloir « renoyer une autrefois le monde »). Donc nous avons ici l’association intéressante d’une impression vécue, d’une réminiscence littéraire, et d’un mythe biblique, avec cette thématique de l’eau non contrôlée (« pleurs, vague éfrenée, rage profonde des eaux ») dans une phrase qui s’étale sur six vers sans aucun arrêt : mais là encore la pensée de Ronsard n’est pas claire : y a-t-il une nécessité de ce malheur ? (cf. des « présages ») auquel cas on ne peut rien faire, et il ne sert à rien d’écrire à la Reine, et il n’y a pas non plus de poésie engagée possible puisqu’il n’y a pas de liberté humaine. Y a-t-il au contraire appel à la liberté ? ces présages sont-ils seulement des avertissements ? Non, puisque les Français n’en ont pas tenu compte.
Il semble qu’il y ait une contradiction entre la croyance superstitieuse de Ronsard dans le signes et sa volonté d’écrire un discours efficace qui incite à l’action pacifique la reine-mère.
Dernière partie
Ronsard change maintenant d’interlocuteur : « Ô toi, historien... ; » Faute d’être entendu de ses contemporains aveugles et sourds, peut-être délègue-t-il sa mission à l’historien qui pourra, lui, se faire entendre de ses descendants : « Raconte à nos enfants… ». À la parole poétique et prophétique se substitue donc la parole purement descriptive de l’historien. Du reste ce n’est plus à proprement parler une parole mais une écriture , celle de l’historien qui écrit « de notre temps l’histoire monstrueuse ». Donc le dialogue impossible Ronsard/contemporain est remplacé par le dialogue futur Historien/descendants. Mais il faut souligner les termes très négatifs employés pour caractériser cette histoire racontée : histoire « monstrueuse » : c’est l’idée d’une humanité qui a perdu son humanité ; « malheur fatal » (avec toujours cette même ambiguïté : conduisant à notre perte, ou voulu par Dieu ?). Ainsi ce sera un écrit lu par la postérité qui, à l’inverse des contemporains (et comme les étrangers cités au vers 89) sera accessible à la pitié « Afin qu’en le lisant, ils pleurent notre mal » ; une histoire qui servira de contre exemple, à ne pas imiter pour éviter « pareilles misères » (cf. le titre du discours : discours des Misères de ce temps). La seule utilité des « péchés de leurs pères » sera ainsi de les prémunir contre de tels malheurs (et la gravité de ces malheurs est rendue par des allitérations d’occlusives labiales qui se succèdent dans les vers 129 et 130 : pleurent/prennent/péchés/pères/peur/tomber/pareilles.
Donc cet appel à l’historien peut ainsi montrer que Ronsard, alors même qu’il écrit son discours, doute de son efficacité. Il est à la recherche d’un interlocuteur. Or tous ont les yeux aveuglés, et le poète confie à l’historien le simple rôle de mémorialiste (l’inverse d’une parole d’action).
Conclusion
Passage intéressant dans la mesure où par deux fois Ronsard semble manifester comme une méfiance par rapport à l’efficacité d’une parole engagée susceptible de rendre la raison et le sens aux Français aveuglés, d’abord parce que sa croyance superstitieuse l’empêche de croire en la possibilité d’une action libre, et ensuite parce que l’aveuglement des Français aux présages et prédictions, dont il voudrait se servir pour les inciter par conséquent à l’écouter enfin, débouche sur la recherche d’un nouvel interlocuteur, futur, et fait par conséquent disparaître l’actualité de la parole du poète dans un récit écrit de ce qui devient un passé.