REMONTRANCE AU PEUPLE DE FRANCE - Explication V, vers 234-264

Ronsard revient ici sur les ravages de l’opinion, sujet qu’il avait développé dans son allégorie du premier discours. Là encore, comme il avait montré d’abord son origine puis son action (elle pénétrait dans les cabinets des théologiens pour en faire des ferments de dissension), il montre son origine puis ses méfaits d’abord d’une manière générale, (le passage ici expliqué) puis de manière particulière (ce sera la prosopopée à Luther).

Ce qui est intéressant c’est de voir les précisions ou même les changements par rapport au premier portrait, et le rôle que joue dans la Remontrance cette nouvelle allégorie.

Plan

Quatre parties :

  • Une introduction de quatre vers
  • Les rapports opinion-raison
  • Ses effets sur les hommes
  • La description physique de l’Opinion

Première partie

Elle commence par une formule d’imprécation contre ceux qui se laissent envoûter par la « nouvelle doctrine » sur un ton assez violent : « Périsse mille fois ». Tous ces gens si peu respectueux des traditions forment une « tourbe mutine » (le mot « tourbe » est péjoratif), et la véhémence se voit dans les allitérations : Périsse tourbe mutine mille fois folle et la rime doctrine/mutine rapproche les deux mots pour dénoncer le caractère subversif de la nouvelle doctrine. Le poète décrit une foule animée par une espèce de folie : elle « court après » cette doctrine : le verbe implique une forme de désir irrationnel, comme sous l’effet d’un charme.

Et par l’opinion se laisse sottement
Sous ombre de piété gagner l’entendement

La raison (« l’entendement ») est gagnée par l’opinion alors qu’elle croit être envahie par la piété : ainsi l’opinion est-elle mise au rang d’une puissance trompeuse. Mais c’est un terme qui reste difficile à expliquer parce qu’il recouvre chez Ronsard plusieurs réalités : imagination trompeuse, fausse certitude d’avoir raison, présomption, ou même hérésie. La suite du texte permettra de préciser le sens du mot ici. Mais retenons déjà que tantôt c’est « une maîtresse d’erreur », c’est-à-dire une façon erronée de voir les choses, tantôt elle s’assimile à l’hérésie calviniste. Remarquer la rime entendement-sottement.

Puis l’imprécation remet à distance l’interlocuteur (les hommes, à qui le poète s’adressait plus haut) et reprend le dialogue premier avec Dieu.

Deuxième partie

Elle commence par l’expression d’un regret « Tu devais / Mettre l’opinion aux talons... etc » (« tu devais » a le sens de « tu aurais dû »), et se poursuit avec des expressions très imagées pour expliquer ce sentiment (beaucoup plus fort que dans le premier discours) que le véritable drame, c’est qu’on ne sait plus faire le départ entre le vrai et le faux : toute division entraîne la confusion, au sens où il est impossible de savoir qui est qui, qui dit vrai, qui dit faux. La confusion ce n’est pas seulement la guerre civile, mais aussi l’impossibilité de dire qui des deux partis a raison.

C’est pourquoi le poète invente un nouveau mythe, non plus à partir de la mythologie antique (cf. la naissance de l’Opinion dans le premier discours) mais de sa propre imagination : il reproche à Dieu d’avoir assigné une mauvaise place à l’Opinion : il aurait dû la « mettre aux talons » et la faire demeurer « loin du chef » (de la tête) au lieu de « l’apposer » si près de la raison, « afin de l’abuser » : l’opinion est en quelque sorte une espèce de parasite qui parasiterait une partie du corps humain, non pas « les talons » malheureusement, mais la Raison. Remarquer les termes très concrets : « mettre, apposer, talons » De cette manière, la Raison est troublée  et l’opinion est     

Comme un méchant voisin qui abuse à toute heure

Celui qui par fortune auprès de lui demeure

La comparaison, de même que le mythe, rend encore plus concrète l’idée, d’autant que le verbe « abuser » est commun aux deux plans du comparé et du comparant, la seule différence venant de l’opposition entre une volonté (le dessein de Dieu) et le hasard d’un mauvais voisinage (« par fortune »).

Les autres vers suivants expliquent les dangers de ce mauvais voisinage (« Sitôt que ce fier monstre… » avec ce qualificatif très évocateur de l’opinion, féroce (« fier ») et monstrueuse. Ses effets sont d’abord immédiats(cf. le « sitôt que ») et Ronsard insiste lourdement sur la proximité de l’opinion et de la raison, parce que précisément il est très difficile de définir le domaine exact de l’opinion. La lutte serait claire si l’espace de la vérité et de l’erreur étaient clairement délimités. Or ce voisin, dès qu’il est « pris » (dès qu’on l’adopte) ne demeure pas dans son logis propre mais gagne immédiatement celui de la Raison « qui habite auprès » ; on ne peut l’en déloger parce qu’il se mélange à elle, et il devient impossible de faire la part du vrai et du faux (c’est ainsi que Ronsard explique la séduction des paroles de l’opinion qui contiennent toujours une part de vérité). Ainsi le danger proprement angoissant, c’est de ne pas savoir où frapper, et qui est réellement l’adversaire (cf. le protestant dont l’apparence extérieure ressemble à celle du poète). L’opinion occupant le logis de la raison devient vrai-semblable, et c’est ce qui explique que la « tourbe mutine » se laisse gagner par elle ;

Et alors toute chose en l’homme est débordée
Quand par l’opinion toute chose est guidée

Il faut donner tout son sens au participe « débordée » : c’est quand toute chose sort de ses limites, à l’image de l’opinion qui, dès qu’elle rentre en l’homme empiète sur ses autres voisins : c’est la définition même de l’anarchie, rien n’est plus à sa place ; et l’adverbe « alors » annonçant le « quand » du verbe d’après relie encore plus étroitement les deux choses, la présence de l’opinion, et le débordement général. Enfin le seul sujet actif de la phrase (« par l’opinion » complément d’agent) montre encore plus la passivité de la raison, sujet de deux verbes au passif : « est débordée » et « est guidée » :  renversement  de ce qui devrait être (une raison active, tenant en bride l’opinion) et qui est le signe que tout va mal.

Troisième partie

Elle montre les ravages causés par cette séduction trompeuse :

- La guerre : elle fait « les hommes armer ».

- La guerre civile, encore plus horrible : « frère contre frère au combat animer » elle entraîne le non-respect des liens les plus sacrés, mais aussi cette confusion introduit des divisions là où elles ne devraient pas exister, car, en réalité, les adversaires sont identiques : deux frères qui sont comme  des doubles.

- La destruction  des villes (Paris assiégé), des couronnes (rébellion contre le Roi), et des polices civiles (des régimes politiques : n’oublions pas que Genève justement est une république).

- Le triomphe de l’erreur et du vice : ainsi, une fois qu’elle a gagné elle montre son vrai visage, bien différent de ce visage de piété qu’elle arborait pour tromper son monde (cf. dans la première partie du texte, et quand elle s’introduit dans la cellule de Luther).

Puis le poète décrit cette monstrueuse opinion, et il en reprend la description allégorique qu’il avait déjà faite dans le premier Discours : l’allégorie consiste à personnifier l’opinion et à décrire de façon imagée et symbolique son action. Le terme de « fille » est le point de départ : l’opinion est « fille de fantaisie » (cf. dans le premier discours, où elle était fille de folie). Il y a à partir de là deux descriptions, une description en action : elle « outre-volle l’Afrique... etc » elle passe sur tous les continents ne s’arrête jamais, et elle est aussi rapide que le soleil dans sa course : donc c’est comme une sorte de mauvais génie qui planerait constamment au-dessus des hommes cherchant la proie sur qui s’abattre ; puis une description physique, avec des mots appartenant au vocabulaire du corps humain : les pieds, les aisselles, la bouche, la poitrine… : elle a des « pieds de vent » (elle va aussi vite que le vent, et peut-être aussi pour produire des paroles qui ne sont rien d’autre que du vent ?), et elle porte des ailes »sur les aisselles » comme « un monstre emplumé », et surtout dans sa bouche logent « cent langues » (c’est une allusion au talent oratoire des prédicants, mais en même temps à la diversité des opinions à l’intérieur même de la religion réformée) ;

Sa poitrine est de plomb, ses yeux prompts et ardents
Tout son chef est de verre et a pour compagnie
La jeunesse et l’erreur l’orgueil et la manie.

Le « plomb » est peut-être l’allusion à la lutte armée que désormais font les protestants ; mais « les yeux prompts et ardents » ne sont plus du tout une attaque ! Ce serait plutôt un éloge : La censure, sous l’effet de l’imagination à laquelle Ronsard se laisse aller baisse la garde, et voilà qu’il décrit les protestants comme souvent ils apparaissent réellement, avec cette flamme justement qui manquait à l’église chrétienne jusqu’alors. Quant au chef « de verre », il s’oppose à la lourdeur du plomb : un métal vil qui s’opposerait peut-être à une transparence apparente, et fragile (peut-être, est-ce pour signifier l’hypocrisie des prédicants ?) Et si cette opinion a pour compagnie « la jeunesse, et l’erreur l’orgueil et la manie », c’est pour faire mention de l’attrait qu’elle exerce sur les jeunes poètes, comme de l’orgueil qu’ont ses nouveaux adeptes de se penser les seuls détenteurs de la vérité

Conclusion

Ce portrait de l’opinion révèle deux faits, corollaires du reste qui seront déterminants pour la possibilité de l’argumentation :

-  L’impossibilité de distinguer le vrai du faux (et donc l’angoisse qui en résulte, avec le sentiment que la division est toujours source d’une confusion dont le résultat est le désordre social).

-  L’impossibilité, par conséquent de sérieusement argumenter puisque tout peut avoir « l’apparence » de la vérité : comment distinguer une parole vraie d’une parole simplement vrai-semblable ?

Ainsi l’imprécation de Ronsard est justifiée : elle naît de ce sentiment d’impuissance devant la constatation que sa propre parole – pourtant vraie est moins crue que l’autre – qui n’est que vraisemblable ! (N’oublions pas que les deux camps défendent les mêmes valeurs !)

La prosopopée montrera un discours vrai-faux en même temps. En face du poète, et c’est ce qui est grave, se tient un discours qui rend impossible la séparation du vrai et du faux : la confusion introduite par la réforme rejaillit sur les principes mêmes de la logique.
Ainsi la seule façon de lutter, c’est de remettre chaque chose à sa place, c’est ce qui explique la présente Remontrance.

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