La Princesse de Clèves, Madame de La Fayette (1678) : Explication de l'incipit Individu, morale et société

Illustre incipit qui pose le cadre de l’intrigue, et désigne le genre ou plutôt les genres de l’œuvre : unn nouvelle, en forme de mémoires, mais dont on peut aussi voir qu’il annonce les enjeux du roman ;

Sujet :

description de la cour des Valois sous l’angle de la « magnificence et de la galanterie », les deux mots introductifs ; grandeur et intrigues galantes.

Plan :   

  1. Henri II et sa maîtresse

  2. La Reine

  3. Le « cercle » de la cour

Le plan est déjà révélateur de bien des choses. L’ordre suivi par la narration y montre le désordre de la hiérarchie : la maîtresse y passe avant la reine, et les trois personnages sont obligés de se fréquenter dans ce milieu clos qu’est la cour.

Henri II et Diane

La première phrase dont la longueur et le poids des mots semblent en accord avec le sens est destinée à préciser l’époque : dernières années du règne de Henri II, coïncidant avec une recrudescence de « l’éclat » de la magnificence et de la galanterie. Période de paix propice aux fêtes, (trois mariages) et aux intrigues amoureuses. Le passé composé (« n’ont jamais paru ») transforme la narratrice en mémorialiste ; l’histoire est ainsi accréditée (le passé composé n’est pas coupé de l’énonciation). Quant au terme d’ « éclat », bien que vague évoque comme la lumière de l’apparence, un chatoiement, un oubli de soi dans les divertissements que la mort viendra dénoncer : la réalité de cet « éclat » sera « l’éclat » de la lance reçu dans l’œil d’Henri II.

Enfin dans cette phrase l’hyperbole s’associe à la négation « n’ont jamais paru avec tant d’éclat » : la réalité affirmée avec force se fait dans un tour négatif : une expression qui se refuse à l’expression, c’est déjà l’aveu de Mme de Clèves qui ne parle que pour dire non.

La suite du paragraphe décrit Henri II, un roi sportif (bals, tournois…) avec le rappel de sa passion pour Diane de Poitiers. Le jugement implicite du narrateur (cf. la concession « quoique… ») exprime l’étonnement de la longévité d’une telle passion. Pourquoi cette phrase ? Soit il s’agit de dire que hors mariage la passion peut subsister, soit il s’agit de montrer l’existence d’un amour exemplaire (qui d’avance s’inscrit en faux contre toutes les bonnes raisons que donnera la princesse pour quitter définitivement Nemours).

Le deuxième paragraphe est une illustration de l’éclat de cette passion, avec des activités royales tournées vers l’extérieur, et où  « paraissaient partout les couleurs et les chiffres » de Mme de Valentinois » qui elle-même « paraît » (les couleurs sont exhibées comme s’exhibe Diane de Poitiers), avec « des ajustements » (s’agit-il d’ornements, de vêtements ?) qui pouvaient convenir à sa petite fille, donc qui ne seraient plus de son âge.

Donc dans cette cour, il semble que soit admis ce qui pour la narratrice semble plus contestable :

  • Qu’une passion puisse durer.
  • Qu’un roi l’assouvisse aux yeux de tous.
  • Qu’une femme – maîtresse secrète ! – n’ait aucun scrupule à s’afficher partout et à se mettre sur le même plan que sa petite fille.

La Reine

Effectivement la première phrase du troisième paragraphe vient rétablir un semblant d’ordre : « La présence de la reine autorisait la sienne » il y a ainsi comme un alibi ; mais en même temps il semble que la possibilité même de sa présence vient de la volonté de la reine. Ce sera précisé plus bas. Ce portrait de la reine Catherine se fait par rapport à Diane (noter l’effacement des noms propres) Personnage encore idéalisé, mais il n’est pas parlé d’amour (le verbe « aimer » a des noms communs pour cod) la narratrice se contente de dire que le roi « l’avait épousée ».

Puis un bref rappel historique qui permet d’esquisser la tragédie des Valois (tous les enfants de François Ier mourront. Le dauphin (le fils aîné) « mourut à Tournon » et c’est son cadet, Henri II qui devient Roi. On sait qu’Henri II mourra aussi prématurément. En tout cas, pas de fils aîné dans le roman. Clèves aussi est un cadet, Clèves aussi a perdu son père, et Clèves aussi mourra par amour.

Le cercle

Tout le paragraphe est destiné à expliquer ce qui rendait possible une telle situation (la présence de la Reine et de Diane) : apparition de la seconde passion : l’ambition, pour laquelle la reine semble accepter cette situation déshonorante cf. l’opposition entre « grande douceur à régner » et « il semblait qu’elle souffrît sans peine,… elle n’en témoignait aucune jalousie », sauf que cette sorte d’indifférence est modalisée par le verbe « sembler », d’autant qu’elle est contestée par le « mais » adversatif qui suit et donne une explication « elle avait tant de dissimulation… » En fait le comportement de la reine est indéchiffrable. Toujours est-il que nous voyons ici ce bonheur de surface brusquement se déchirer et laisser deviner relégué au fond des consciences quelque chose de trouble.

Donc la narratrice émet en fait deux explications de cette situation : soit Catherine est indifférente à l’amour et préfère le pouvoir, soit (cf. « et la politique l’obligeait etc » avec un « et » énonciatif équivalent à « de toute façon ») cet amour du pouvoir ne peut se passer de l’appui du roi. Donc pour que le roi lui laisse toute latitude, elle se fait… entremetteuse (et c’est une occasion de voir le roi !)

Ainsi le jeu combiné de l’ambition et de la passion permet à la reine de satisfaire son goût du pouvoir, et au roi de s’afficher chez elle avec sa maîtresse ; il y retrouve la cour « tous les jours ». et le paragraphe s’achève sur un retour à la galanterie, aux plaisirs de la conversation, comme si la « beauté » (le terme revient) et le raffinement apparent dissipaient  les ténèbres qui avaient pointé.

Conclusion

Cet incipit a d’abord un rôle métonymique : cadre grandiose et prestigieux dans lequel va s’inscrire l’histoire particulière. Mais période de stabilité éphémère (dernières années des Valois).

Mais il a aussi un rôle métaphorique dans la mesure où sont déjà indiquées les données de l’histoire individuelle :     

  • L’importance des femmes qui gouvernent ou enchaînent
  • L’importance de la vie mondaine où on n’échappe pas au regard
  • La présence simultanée de deux ordres contradictoires : la passion/le mariage ; ou encore la galanterie/les convenances ; en tout cas une époque bien différente de la cour dévote de Louis XIV.

Ainsi, et c’est surtout par là qu’il renvoie à l’histoire du personnage, le lecteur est-il mis dans la même situation que Mlle de Chartres : il ne sait pas juger : doit-il admirer tant de grandeur, et de raffinement ? Doit-il admettre cette passion qui ne se cache pas ? ou ce comportement cynique de Catherine ? Ou au contraire, sous l’hyperbole, peut-il voir la condamnation d’une vie futile tout entière consacrée au plaisir ? Le système axiologique manque de clarté, et c’est peut-être qu’il y en a deux superposés :    

  • Celui de la cour des Valois où l’on se satisfait sans scrupule de cette vie tournée vers la représentation.
  • Celui de la vision pessimiste des moralistes : qui dénoncent à la fois la fausseté des relations humaines, et la vanité du divertissement.

Le texte ne prendra tout son sens que dabs son rapport avec la suite, et surtout dans son opposition avec la fin du roman : silence, austérité, dépouillement, et retraite vers une vie intérieure : passage de l’apparence et de l’extérieur à l’intériorité ; mais quel sens a une intériorité privée de tout contact avec l’extérieur ? Dans leur opposition l’incipit et la fin du roman nous montrent deux choix opposés  qui se ressemblent par leur caractère extrême : l’éclat sans l’être, et l’être sans l’éclat, et qui montrent l’aporie où se trouvera le personnage.

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