DISCOURS DES MISÈRES DE CE TEMPS - Introduction générale Ronsard : Les oeuvres engagées.

Ce discours est écrit en mai 1562 (cf. Intro) après les massacres de Vassy. Le discours est adressé à la reine afin de l’inciter à maintenir l’unité nationale et religieuse (la Reine a de multiples complaisances pour les huguenots, et elle hésite entre conciliation et répression). Si Ronsard se montre modéré (il ne l’incite pas à la répression) il lui demande cependant de s’engager plus explicitement dans la foi catholique et d’apaiser le conflit.

Si tous les discours de Ronsard posent le problème de la réussite ou de l’échec d’une littérature engagée, celui-ci pose de façon plus spécifique la problème du rapport du mythe à l’histoire. Il est symptomatique en effet que le cœur du discours soit composé d’un mythe qui occulte en définitive la situation précise réelle à l’origine même du discours. Pourquoi ?

1. Composition du Discours

Ce discours est conforme au genre de l’éloquence délibérative auquel il appartient (c’est-à-dire un discours politique). On peut donc y retrouver outre les divisions traditionnelles les non moins traditionnels appels à « l’ethos » ou au « pathos », sachant aussi que la nature poétique du texte exclut les raisonnements trop visibles.

A. Exorde vers 1 – 54

On y retrouve les composantes habituelles :

  • Une « captatio benevolentiae » : un éloge de la Reine, qui prend plaisir à lire l’histoire « des français », et dont il vante la « vertu ».
  • L’ « insinuatio » : c’est l’annonce du sujet : vers 44 sq  avec la mise en place d’une vaste comparaison d’un Roi-pilote au milieu du « cruel orage », et la demande  (c’est l’objet du discours) que la Reine mène le vaisseau à bon port.

Présence de « l’ethos » : l’orateur place son discours sous le signe de cette loi générale de l’alternance bien/mal qui garantit donc la possibilité d’un mieux, d’où un ton modéré (ce qui ne sera pas le cas à la fin du discours) où l’orateur parle sereinement, sachant du reste le goût de Catherine pour la modération et l’harmonie.

B. La Narration vers 54 – 196

Elle se décompose en trois parties nettement distinctes :

  • Le sujet : description de la France en train de se détruire (54 – 86)  et qui ne sait pas conserver l’héritage de tous ces hommes glorieux qui sont morts pour assurer le salut d’un  peuple qui ne le mérite plus.
  • L’impossibilité de faire entendre raison aux Français (87 – 126) qui ne comprennent pas les présages ni les avertissements divins. Et Ronsard fait intervenir non plus le passé, comme précédemment (l’évocation de ces morts désolés devant ce pays qui se détruit), mais  l’avenir en s’adressant à l’historien futur qui  racontera « à nos enfants ce malheur fatal ».
  • Les ravages de ce monstre « Opinion » (127 – 196) : par l’intermédiaire d’un mythe Ronsard décrit les ravages causés par l’Hérésie, instaurant une sorte de monde à l’envers où la France est comparée  à un poulain qui n’obéit plus à la main qui le conduit ; et c’est bien à une reprise en main que Ronsard convie Catherine.

C. La Péroraison  vers 197 -  236

Elle se compose de deux prières :

  • Une prière à la Reine pour qu’elle fasse cesser « le discord », comme un apiculteur envoie un peu de poudre pour faire cesser le combat de deux essaims , et cela par la seule « dignité de son autorité » : seule « l’aura » si l’on peut dire, de la dignité royale peut, pour Ronsard combattre cette folie de l’Opinion.
  • Une prière à Dieu où des images faites pour toucher (« pathos ») apparaissent, comme il ets naturel dans cette partie du discours. Ronsard demande à Dieu d’apaiser la colère des deux camps et de lancer (lui aussi !) de la poudre aux yeux des méchants protestants, en  souhaitant pour eux  des châtiments affreux.

On peut voir dans ce bref aperçu qu’il y a un changement de ton entre le début et la fin du discours : cela est dû à la contradiction entre une  volonté d’apaisement et la certitude d’avoir raison contre les protestants.

On constate aussi que les allusions à l’histoire réelle sont quasiment inexistantes.

2. La disparition de l’Histoire

Effectivement, dans un discours né pourtant de l’urgence et dans l’urgence, Ronsard manifeste le souci constant d’inscrire l’histoire réelle dans un contexte plus vaste, qu’il soit quasi-universel ou complètement mythique.

1. L’impossibilité de se faire entendre

En fait, s’il s’adresse à la Reine, et non aux Français, c’est que les Français sont devenus sourds, et qu’ils ne sont pas des interlocuteurs possibles.

Le thème de la vue : Vivre (l’événement) et Voir semblent en effet incompatibles : ceux qui vivent ne voient pas ce qu’ils vivent et donc ne comprennent pas ce qu’on leur dit. Cette conviction que la communication est impossible fait disparaître dans le discours les interlocuteurs réels (les protestants), incapables de voir et d’entendre, et fait appel à des interlocuteurs imaginaires (les ancêtres comme la postérité) (« De quel œil, dit Ronsard, pourront-ils regarder l’histoire de ce temps…). Il est symptomatique que le poète délègue la lucidité (comme la vision) à ceux qui n’appartiennent pas à l’époque. Sa parole à  lui, de la même façon, s’efface devant celle de l’historien futur qui fera aux enfants le récit  des monstruosités qui ont eu lieu et dont Ronsard est le témoin. Cette délégation de la parole, ce changements d’interlocuteurs font disparaître le contexte énonciatif du discours lui-même.

Le thème de l’aveuglement : Au « voir » des uns (imaginaires), s’oppose l’aveuglement  des français (réels) « aveugles en pleine nue » (vers 87), qui ont les yeux fermés « d’un sommeil paresseux » (vers 92) si bien qu’ :

En voyant notre mal, nous ne le voyons point.

Les Français ne peuvent  non plus être des interlocuteurs parce qu’ils n’ont déjà pas été capables de voir les présages envoyés par Dieu, et n’ont pas cru à la parole prophétique (vers 95). Donc inutile de leur parler de ce qu’ils s’obstinent à ne pas voir.

Les remèdes préconisés ne sont pas, par conséquent, d’ordre rationnel : de la poudre lancée par la Reine permettra de troubler cette vue mauvaise et d’empêcher la poursuite de combats sanglants, et de la poussière dans les yeux des Huguenots permettra à Dieu de faire triompher le bien, c’est-à-dire la foi catholique.

La parole de l’orateur (et d’un discours typiquement délibératif) se transforme donc puisque, au lieu d’un discours rationnel sur les décisions à prendre nous nous trouvons devant une situation dont la seule analyse est celle de la folie et des remèdes conçus comme une manifestation magique. Cette tendance du discours rationnel à se transformer en fable se retrouve dans la présence de nombreuses comparaisons, et dans une véritable théogonie.

2 . Les comparaisons

Elles aussi, indépendamment de leur rôle didactique conforme aux règles de l’éloquence, infléchissent le discours d’actualité dans le sens d’un récit plus général qui inscrit l’ événement dans une dimension autre, en lui ôtant son caractère spécifique d’actualité.

La Nature : toujours très présente chez Ronsard, à la fois grand observateur de la nature et grand connaisseur de la poésie latine où la Nature tient une si grande place :

  •  Le bûcheron et sa cognée, aux vers 75 et suivants (de même que la cognée coupe d’autant plus qu’elle est utilisée, de même les Français pour ne pas perdre la main utilisent leurs armes contre eux-mêmes : ce suicide s’appelle la guerre civile).
  • Le poulain emporté (v. 191 sq) qui court comme « la France court depuis que sa raison est ruinée ».
  • L’apiculteur (201 sq) qui « pour un peu de sablon » apaise la querelle de ses essaims (exemple tiré des Géorgiques) : exemple d’une action facile à effet immédiats.

La Mythologie :  outre des allusions à Mars et à Jupiter, on relève deux comparaisons importantes :

  • Avec Ajax : car son histoire est tout à fait exemplaire : c’est l’histoire d’un suicide causé par l’orgueil (il prétend se passer des dieux) ; de même les protestants prétendent qu’il n’y a pas de mystère dans les Écritures (comme si un homme pouvait entrer dans les desseins de Dieu) et de même ce pays en guerre civile se donne lui-même la mort.
  • Avec l’attaque des Géants contre les Olympiens (v. 154 sq) qui montre une fois de plus l’outrecuidance des protestants et cet orgueil démesuré à prétendre par leurs seules forces humaines pénétrer les desseins de Dieu.

L’histoire ancienne : Ronsard utilise deux exemples :

  • Rome et les guerres civiles (v. 86) c’est un même processus qui conduit Rome dans les guerres civiles à un même geste suicidaire.
  • Le peuple hébreu aussi dur à convaincre (parce qu’il « n’ajoutait point de foi aux prophètes de Dieu ») que les Français qui n’ont pas voulu prêter attention aux présages de malheur qui s’accumulaient pour l’année 62  (vers 95 sq).

Aux yeux de Ronsard, l’histoire dans laquelle il est plongée s’inscrit dans une histoire plus générale dont les événements qu’il vit ne seraient alors qu’un épisode.

3. Un mythe : L’Opinion

Une allégorie : Pour expliquer le changement brutal dont il est le témoin, Ronsard remplace les acteurs réels par une entité abstraite : l’Opinion (et avec elle tout le cortège de défauts qui sont les véritables signifiés de la Réforme). Le choix de cette écriture allégorique obéit d’abord à un projet didactique : éclairer par l’Idée ce qui est opaque, et enchevêtré, dans la réalité historique. Comme l’a écrit P. Zumthor (Essai de poétique médiévale) :

L’allégorie extrait d’un fragment de réel un sens indiscutable : elle proclame et engendre un ordre clair dépourvu de franges inquiétantes. Elle procède d’une sorte d’optimisme fondamental. Elle implique que la structure de la vérité est fixée, objective, explicable.

Pourtant ce qui la caractérise fait justement chanceler le statut de la vérité car si l’allégorie permet d’éclairer ce mal particulier qu’est le protestantisme, elle montre qu’il est fait justement de confusion, et que c’est là le danger : à l’inverse de « L’Institution », où le « cuider » est l’opposé strict de la Raison, l’Opinion (et sa nourrice, le Cuider) est associée à la présomption (de celui qui s’appuie sur son propre jugement, et non celui de l’Église, pour pénétrer les mystères divins) : le propre de  l’Opinion est de susciter des discussions interminables (cf. chez les théologiens, ses principales victimes, et dont Ronsard se méfie) sur le sens des Écritures, et finalement d’engendre le désordre et la confusion mentale et sociale. Opinion dangereuse parce que séduisante (c’est une raison pernicieuse), qui institue un univers qui semble se prévaloir des mêmes valeurs que l’Autre (Raison, vérité…) pour aboutir à la désorganisation générale.

Cette allégorie de la Réforme passe par un mythe puisque nous sont contées les origines de l’Opinion (Ronsard s’inspire des origines de l’Amour dans le Banquet de Platon), avec une nouvelle référence, plus fantaisiste à la mythologie grecque.

On voit donc que ce mythe comme les références mythologiques déjà signalées vont dans un même sens : il s’agit de montrer des dangers d’une trop grande confiance dans les propres forces de l’homme. Si ce mythe montre un certain fidéisme de la part de Ronsard  (il reprend en fait les conclusions du Cardinal de Lorraine au colloque de  Poissy : celui-ci avait dénoncé la trop grande curiosité des protestants, qu’il avait rapprochée de celle des Juifs !) en revanche  il nous faut aller plus loin pour expliquer ce passage par le mythe  dont le résultat est d’effacer  ce contexte si angoissant dans lequel devait en principe s’inscrire ce discours.

III Les raisons du mythe

Cette mise en scène mythique de l’actualité peut être expliquée par une série de raisons, déjà évoquées du reste partiellement, et qu’on peut rattacher à la nature particulière des trois éléments qui composent la situation énonciative de toute prise de parole : le locuteur, le récepteur, et le référent objet, et contenu du message.

1. Ronsard, le locuteur

Le choix du mythe correspond de toute évidence à la philosophie que Ronsard se fait de l’Histoire : cf. exorde : L’histoire est une succession de bonheurs et de malheurs, indépendante de la volonté humaine ; ainsi l’histoire n’est qu’une série de répétitions qui justifie la présence d’un mythe, mythe qui par conséquent va vider l’événement de son contenu particulier et le rendre ainsi au monde même de la Nature : les guerres de Religion constituent un épisode de l’Histoire Naturelle.

Cependant une telle conception est contradictoire avec le projet même de Ronsard : demander une action spécifique à la Reine : une philosophie de l’histoire naturaliste ôte toute responsabilité à l’homme (et du reste, le seul acte sera «e petit « rien » qui consistera à jeter de la poudre aux yeux…). Ainsi, si l’histoire est niée dans sa spécificité, le discours délibératif n’a plus de raison d’être, et on peut conclure, comme certains, à l’échec de Ronsard, incapable de fonder une parole en prise direct sur l’événement.

Peut-être ce choix du mythe est-il dû à ce que toute parole individuelle se trouve récusée par la logique d’un discours qui ne concède la lucidité qu’aux ancêtres ou à la postérité ? Ne reste, dans cette perspective, que le recours à un mythe que le locuteur ne prend même pas en charge (cf. « on dit… »).

2. Les interlocuteurs

Par delà la Reine à qui Ronsard s’adresse-t-il ? non aux catholiques, précisément, ni aux protestants (ce ne sera pas le cas dans les autres discours), mais à des gens « aveuglés » et donc incapables de comprendre un discours plus rationnel. De même donc que la Reine et Dieu  remédient à cet aveuglement par une autre sorte d’aveuglement (la poudre qui apaise la querelle des essaims), de même à la parole folle des Protestants Ronsard opposera une parole elle non plus sans réalité, parce qu’elle sera de l’ordre de la fiction, de la fable, du mythe. Car le Poète sait « bien déguiser la vérité des choses / D’un fabuleux manteau dont elles sont encloses. » (Hymne à l’automne). C’est que la fable peut mieux « faire entrer au cerveau des hommes grossiers les secrets qu’ils ne pouvaient comprendre quand trop ouvertement on leur découvrait la vérité ». Le mythe correspondrait donc à une forme d’écriture poétique choisie par Ronsard pour mieux faire comprendre les secrets des choses, et pour mieux charmer également le lecteur (cf. la conception que La Fontaine exprime dans « Le pouvoir des Fables »). Le mythe précisément aurait pour fonction de dissimuler l’attaque réelle en captant la bienveillance du lecteur par l’intermédiaire d’une parole qui s’affirme comme poétique, c’est-à-dire autre que cette parole folle (qui consiste à vouloir interpréter les Ecritures), qui ne peut écouter la Raison, parce qu’elle se croit elle-même Raison.

3. Le référent

(cf. B.Marchal Information Littéraire 1980)

Le référent, c’est la Réforme. Or la description de ses ravages montre bien où Ronsard situe le mal : division, discorde, monde renversé, peuple mutin divisé, désordre, absence de loi, et où il situe le Bien : c’est l’Union (cf. v. 224-5), l’Accord de tous. Pour Ronsard, la Réforme, c’est la dissolution d’un ordre ancien qu’il assimile à l’ordre naturel.

Ainsi Ronsard a senti qu’un principe essentiel de ses convictions était mis en question : la disparition de l’Unité, symbole même de la Divinité, de la Totalité, au profit du désordre, et de la fragmentation : non plus une dimension, mais deux dimensions (appartenance à la cité mais aussi appartenance à Dieu, revendiquées par la Réforme). La fin du texte, très violente lance des invectives contre les protestants, comme s’ils étaient le mal lui-même.

Le mythe permet ainsi de replacer l’actualité dans l’Histoire du monde : Ronsard disqualifie par ce procédé l’hérésie, non seulement au niveau du jeu politico-religieux de la France du XVIè, mais au regard de Dieu, et de l’archétype qu’il représente : le principe d’Unité.

Le mythe dans ces conditions donne toute son importance à la « faute » de l’hérésie » : faute originelle, d’une rupture d’une unité, d’une totalité primitive : le Diable, c’est, étymologiquement, l’agent de séparation, et il est l’opposé de la « catholicité » comme unité universelle.

Il n’y a donc pas de parole « engagée » possible, parce que la faute de l’hérésie est métaphysique, et c’est en cela qu’elle est grave. La présence du mythe n’est pas à interpréter seulement comme l’incapacité à prononcer une parole engagée dans son temps, mais comme le signe que l’engagement ne suffit pas parce que ce qui est en jeu est ce principe d’Unité universelle qui est à la base de la conviction catholique de Ronsard.

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