Ce passage fait partie des accusations très vives lancées par Ronsard contre les protestants. Il en fait un portrait particulièrement peu avantageux, qu’il prolonge par une déclaration de haine contre tous ceux qui se réclament de la nouvelle religion.
Un portrait très virulent donc dans lequel il dit clairement pourquoi il a choisi son camp. Il faudra aller jusqu’au bout des raisons qu’il énonce ici pour voir tout ce qui est en jeu dans son refus du protestantisme.
Plan
Le passage s’articule autour de deux pronoms : Vous / Moi
- Première partie : « Vous » avec l’antithèse il ne faut pas / il faut (jusqu’au vers 211)
- Seconde partie : « Moi » avec l’antithèse passé / présent
Première partie
Elle consiste à dénier aux protestants toute intériorité en se bornant à ne juger que leur comportement apparent.
a) Les premiers vers (« Il ne faut pas….) : la science des Réformés était réputée, et Ronsard va en réduire la qualité en disant que tout le monde peut l’acquérir, et sans délai : il ne faut pas, pour cela « beaucoup d’expérience », il suffit « d’un jour » pour transformer en « clercs » « des barbiers, des maçons », et le derniers vers de ce groupe « tant vos mystères saints sont cachés et couverts » est évidemment ironique, l’adverbe « tant » voulant dire « si peu ». C’est moins ici l’élitisme de Ronsard qui apparaît face à un certain égalitarisme de la religion réformée fondée sur une égalité devant Dieu impliquant individualisme et intériorité, que l’idée premièrement que la connaissance est fondée sur une longue étude des textes, et ensuite qu’il est bon que les mystères restent non élucidés. Ronsard s’est longuement expliqué sur la nécessité de la fable, et ici constatant que « les choses dans la Bible sont étrangement encloses », il en conclut que « Dieu, qui est caché / Ne veut que son secret soit ainsi recherché » comme si le caractère invisible de Dieu entraînait que ce qu’il dit reste également obscur. Mais on peut dire aussi que si le texte doit résister, c’est moins pour qu’il soit préservé et qu’il ait un caractère sacré mais parce que précisément il est dans la nature du texte sacré que le sens ne puisse jamais être épuisé. En d’autres termes, c’est pour une raison quasiment « poétique » que Ronsard ne veut pas que le sens soit complètement élucidé : si le sens est entièrement clair en effet, les mots s’effacent, et le caractère sacré de la Lettre des Écritures, comme le caractère poétique du mot disparaît : pour que le texte subsiste il faut que le mystère subsiste aussi. L’opacité du signe est la condition de son existence propre donc de son caractère ineffaçable. Rendre, comme le font les Protestants la Bible transparente c’était pour Ronsard ôter le caractère sacré de la lettre, et faire du mot un simple « medium ».
Enfin, cela prouve aussi l’incompréhension totale de Ronsard, qui ne voit pas quelle logique il y a à vouloir supprimer l’obscurité des Écritures : le protestantisme demande une foi directe et intérieure, qui s’appuie sur un sens évident pour tous. Il s’inscrit dans cette demande d’universalité qui est la suite logique du mouvement évangéliste. Mais pour Ronsard c’est un véritable scandale que des « barbiers ou des maçons » accèdent à une vérité qui doit rester secrète, et qui doit pour cela s’entourer de mystère et d’irrationnel qu’il faut se garder de dissiper : c’est l’imagination, non la raison qui doit être sollicitée.
Ronsard poursuit en s’en prenant alors au comportement des protestants qui se signalaient par certaines manières et certaines façons de parler : c’est avec « hardiesse » que les protestants critiquent le pape. dans la Continuation (v.176) qu’ils n’attiraient les futurs fidèles que par la critique du pape, mais ici le verbe qu’il emploie est fort : il s’agit moins de critiquer que de dire sa haine : ils «détestent » la papauté. Il décline ensuite de façon ironique toutes les raisons qui aux yeux du profane prouvent cette « science » dont les protestants sont si fiers du reste : outre la haine du pape, c’est « parler contre la messe » (ce n’est plus le lieu d’un « mystère » mais le lieu d’une simple cérémonie commémorative), mais aussi être sobre en propos » : ici s’amorce un portrait du protestant : un portrait de sa seule apparence extérieure (en laissant sous-entendre que justement ce n’est qu’une apparence, un masque qu’il prend pour se dissimuler) : mais on ne voit pas ce que cacherait cette « sobriété » du propos, et le texte ici devient de la pure invective pamphlétaire. Puis il en vient à son physique : il a le front
De rides labouré, l’œil farouche et profond
Les cheveux mal peignés, un souci qui s’avalle
Le maintien renfrogné, le visage tout pâle…
Étrange portrait qui fait de ce protestant un mélancolique, étrangement proche du portrait que Ronsard donne ici ou là de l’artiste qu’il est, dans l’Hymne à P. Lescot, par exemple :
Je suis opiniâtre, indiscret, fantastique,
Farouche, soupçonneux, triste et mélancolique…
Le parti-pris de ne décrire qu’une apparence extérieure crée sans que Ronsard l’ait voulu, une ressemblance avec sa propre personne, et plus généralement au type de l’artiste inspiré selon les théories de M. Ficin. Il est dangereux de vouloir réduire l’individu à de simples signes privés d’intériorité : et c’est peut-être malgré lui que Ronsard découvre en définitive dans le protestant une sorte de double maléfique de lui-même, de même d’ailleurs que c’est au nom des mêmes valeurs (fidélité aux textes, intériorité) que se battent catholiques et protestants. Le scandale qui apparaît ici est rejoint celui qui caractérise une guerre civile : qu’un frère s’oppose à un frère. Ronsard ici semble malgré lui toucher du doigt cette dangereuse proximité qu’il va s’employer à dissiper par tous les moyens dans ce discours, mais qu’il va dans la Réponse admettre comme inhérente à toute guerre de religion à l’intérieur d’une République. (cf. v.665 de la Réponse où il dit que s’il portait le vêtement des reîtres, on le prendrait pour un protestant !) la seule façon de s’en dégager sera alors d’affirmer qu’il est un vrai poète et donc de renoncer à se battre contre des « rhétoriqueurs » en mettant un terme à sa poésie « engagée ».
Toujours est-il que nous lisons ici le portrait d’un homme austère (les rides, le souci, la mine renfrognée), qui donne à sa parole comme à sa présence une rareté le rendant important. (cf. « être sobre de propos, se montrer rarement. Comme Du Bellay dans les Regrets, Ronsard épingle des tics de comportement ou de langage : « parler de l’Eternel, du Seigneur et de Christ, ne jurer que certes » sont des citations du langage protestant. Il oppose aussi la rareté de la présence (Ronsard n’arrive pas à rencontrer De Bèze) à l’abondance de leur littérature (« composer maint écrit »). Après le dernier signe extérieur (le long manteau qui signale l’austère calviniste) Ronsard semble résumer avec le mot « bref » tout ce qu’il a dit, mais pourtant ce qu’on lit après l’adverbe nous étonne « être bon brigand » c’est une addition qui ne va pas de soi, et donc une déduction purement gratuite de Ronsard.
Ainsi le parti-pris du poète apparaît d’une part parce qu’il réduit la description de ses adversaires à une austérité extérieure, et d’autre part et par conséquent parce qu’il peut de cette façon laisser entendre que cette austérité n’est donc qu’une austérité de façade, ce qui justifie sa conclusion : « de bons brigands ». cependant nous voyons que sa mauvais foi est ici flagrante quand on rapproche ce portrait de ceux qu’il fait de lui, où sa mélancolie au contraire est de bon aloi. Ronsard ne s’en rendra compte que dans le discours suivant : « Nous sommes tous deux fous » dira-t-il alors.
b) Vers 205 sq : « Il faut… » les vers suivants développent le contenu des paroles qui impressionnent le fidèle, bien à tort selon le poète. Ainsi pour rendre « les peuples étonnés » (le mot est à prendre ironiquement), il suffit de « discourir de Jacob et des prédestinés » (le verbe « discourir » est ici péjoratif). Le terme de « prédestinés » renvoie évidemment à la doctrine calviniste. Quant à Jacob, il figure parmi les Élus (cf. la note du livre). Autre sujet de prédilection des protestants : « Avoir Saint Paul en bouche et le prendre à la lettre » : la doctrine de la prédestination s’appuie sur Saint Paul, qui était très populaire non seulement chez les réformés mais auprès de tous les humanistes catholiques depuis Érasme jusqu’à Rabelais. Et le reproche de « prendre à la lettre » le texte fait allusion à l’Épître aux Corinthiens où il est dit que le pain et le vin sont « une commémoration » de Jésus (donc un signe seulement).
Le nouveau grief « Aux femmes, aux enfants l’Evangile permettre » rejoint celui que Ronsard avait énoncé plus loin à propos des « barbiers, des maçons » et sera développé un peu plus bas aux vers 567 et suivants où il accuse les femmes de délaisser leur foyer pour aller écouter les prédicateurs, et les enfants « qui n’ont point de raison » de disputer de sujets qu’ils ne comprennent pas. Pour Ronsard, cet Évangile à portée de tous est un facteur de désordre social, plus rien n’est à sa place. Et le principal grief qu’il fait se résume toujours à cela, à l’instauration de la confusion et du chaos, qui brisent la hiérarchie traditionnelle comme par exemple « les œuvres mépriser et haut louer la foi » Les protestants (cf. la note) font passer la foi intérieure avant toutes les autres pratiques religieuses parce qu’ils ont toujours revendiqué une plus grande intériorité (et une plus grande sincérité) (et parce qu’ils croient à la prédestination) Donc ils s’opposent à la pompe de l’Eglise et ne célèbrent que peu de cérémonies (reprenant contre les catholiques les critiques de Saint Paul aux Pharisiens) ;
« voilà tout le savoir de votre belle loi » : ce dernier vers reprend toute la série d’infinitifs qui étaient en fait tous compléments du verbe introducteur « il faut », et termine cet ensemble commencé sur le mot « science » par « tout le savoir » qu’il faut prendre dans son sens ironique : un savoir réduit à des paroles « en bouche » (non pas dans le cœur !), à un mépris des pratiques religieuses, à une vulgarisation de l’Evangile qui n’apporte que confusion.
Deuxième partie
Le poète parle de lui et dit pourquoi il a choisi son camp, et ce qui à première vue est étonnant, c’est qu’il n’y a pas de lien logique évident avec ce qui précède.
a) « J’ai autrefois goûté… / Du miel empoisonné de votre doux breuvage… » peut-être Ronsard a-t-il eu d’abord quelque velléité de rompre avec l’Eglise romaine, surtout quand il s’en est pris lui aussi à ses abus. En tout cas les termes de « miel empoisonné » et de « doux breuvage » suggèrent la présence d’un charme, dans le discours protestant, auquel on résiste difficilement. Alors que Ronsard semblait jusque-là argumenter à la fois sur le plan théologique et sur le plan moral (vous êtes des hypocrites pseudo-savants), alors qu’il semblait contester radicalement cette science affichée, voilà qu’il avoue avoir été lui-même prêt à y succomber ! argumentation bien bizarre qui infirme tout ce qu’il vient de dire, d’autant qu’on ne comprend pas à quoi tient ce charme, comme son dégoût :
Mais quelque bon Démon m’ayant ouï crier
Avant que l’avaler me l’ôta du gosier
Comme malgré lui, par une opération magique, il en a été délivré. Mais c’est avouer par là sa faiblesse, et qu’avec sa Raison il n’est pas capable de répondre aux Protestants. N’est-ce pas par là discréditer toute l’entreprise de ses Discours ? et un aveu d’échec ? Les adversaires de Ronsard se moqueront de ces Démons intérieurs qu’il cite à plusieurs reprises dans son œuvre (cf. Hymne aux Démons) parce qu’il se décrit toujours comme l’artiste taraudé par des peurs, des hantises, ou des pressentiments.
Ainsi cette première partie, en totale contradiction avec le début de ce passage montre le poète comme victime d’un charme, lui-même dissipé par une opération magique.
b) Vient alors un mouvement d’emportement « Non, je ne veux point… » Le poète pense au regard de la postérité (il se place toujours par rapport à la postérité, et jamais par rapport au combat qui l’oppose pour l’heure aux protestants) : il ne veut pas qu’on puisse l’assimiler à un « fol huguenot » il faut donner à l’adjectif tout son sens : on voit là une angoisse d’être pris pour un de ses adversaires, angoisse élucidée dans la Réponse (c’est qu’il lui ressemble !)
À quoi est donc lié ce refus si véhément ? Non à un désaccord théologique, ni même politique mais à une consonance :
Je n’aime point ces mots qui sont finis en os
Ces Gots, ces austregots, visgots et huguenots
L’identité de sonorité assure une identité de nature entre les huguenots et les goths, des étrangers qui ignorent le génie propre à la France, et même à la langue française (cf. Réponse) ; ces phonèmes étrangers ne sont pas dans le génie de la langue (très peu de mots en –os effectivement en français), et c’est donc en tant que monstre linguistique qu’il condamne le protestantisme !
Mais la langue pour le poète relève quasiment du sacré, elle n’est jamais arbitraire, et la réaction de Ronsard devient une réelle phobie de tout ce qui peut troubler la tradition française (les Allemands étaient réputés pour une race inférieure et belliqueuse)
Ils me sont odieux comme peste et je pense
Qu’ils sont prodigieux au Roi et à la France
L’adjectif « odieux » a son sens fort : « objets de haine » qui sont « prodigieux » c’est-à-dire « monstrueux » pour le Roi et pour la France : pour le Roi, parce qu’ils refusent de lui obéir et préfèrent prendre les armes contre lui avec l’appui des princes allemands ; et pour la France, parce qu’ils introduisent un esprit qui est à l’opposé de l’esprit français, c’est-à-dire de la langue française.
Ainsi, là encore le refus se fait pour des raisons qui ne sont pas des arguments dignes de persuasion : des raisons d’ordre… linguistique et phonétique, qui ne sont pas du tout dans la ligne de tout ce que Ronsard avait dit dans la première partie de ce passage.
Conclusion
La juxtaposition des deux parties éclaire donc le sens qu’il faut donner à la première partie :
- Les raisons pour lesquelles il condamne la divulgation des Écritures saintes ne sont pas d’abord liées à un enseignement qui serait contraire au dogme catholique mais au rapport du poète avec sa langue : l’amour qu’il a pour elle veut qu’elle existe non comme medium d’un sens clair mais comme partie prenante d’un sens par là-même toujours déçu. On comprend mieux de ce fait l’argument final : de toute façon, il souillent la langue française, ce sont des monstres linguistiques !
- Les raisons de la description satirique du protestant ne sont pas d’abord la reconnaissance d’une différence mais au contraire d’une identité : le protestant est comme une mauvais image de soi-même ; ou bien alors mieux qu’une identité, la reconnaissance d’une tentation (pourquoi n’auraient-ils pas raison, ces gens qui s’inscrivent finalement dans le droit fil de toute la pensée humaniste ?) que seule la différence montrée dans l’usage de la langue pourra réduire à néant. C’est ce que Ronsard va faire dans la Réponse aux Injures.