CONTINUATION DU DISCOURS DES MISÈRES DE CE TEMPS - Explication des vers 99 à 126 Ronsard : Les oeuvres engagées.

Après avoir fait le portrait satirique des protestants, vermine nuisible à exterminer, Ronsard se cherchant un interlocuteur, bien que l’ensemble du discours s’adresse à la postérité, interpelle De Bèze pour essayer de le circonvenir et de le faire revenir sur sa décision de prendre les armes (cf. Intro). Cet appel n’est donc pas rhétorique. Il s’inscrit dans l’histoire des événements et le discours prétend ici essayer de convertir.

L’intérêt  du texte est de permettre de montrer les valeurs qui sous-tendent les paroles de Ronsard et de saisir donc au nom de quoi il prétend essayer de fléchir l’implacable De Bèze, qui par ailleurs dédaignera de lui répondre.

Cet appel se fait de façon très oratoire. Il  a d’abord une très longe phrase sur 15 vers  bâtie sur un ample schéma prédicatif : « la terre qu’aujourd’hui… ce n’est pas (8 vers plus loin) c’est celle (les six derniers vers). Et la deuxième partie se présente comme  une injonction en conséquence à De Bèze : voici ce que devient cette terre qui est la tienne, donc voici ce que tu dois faire : l’ensemble se donne donc comme une argumentation où le poète cherche à établir un lien nécessaire entre un état de fait, reconnu d’ailleurs pas De Bèze, et les actions nécessaires pour y remédier.

Première partie

Une longue phrase qui commence donc de façon significative par le mot « terre », et interrompue par des séries de relatives dont la deuxième va être le début d’une comparaison qui s’étalera sur quatre vers, ce sera une sorte de parenthèse où le poète se sert d’une légende mythologique (celle de Cadmos) pour reprocher à De Bèze d’être en quelque sorte à l’origine de la guerre civile. L’argumentation s’articule de la sorte : voilà ce que tu fais, or voici ce que tu es, donc fais autre chose.

Le premier vers (la Terre que tu remplis toute d’armes » fait allusion à la décision de De Bèze de prendre les armes pour répondre aux catholiques belliqueux. Mais le verbe « remplir », le verbe « fourmiller », le mot de « grand nombre » mettent l’accent sur l’effet quasi multiplicateur de cet appel aux armes fait par De Bèze, qui semble posséder comme une parole magique : à l’instar du mythe de Cadmos, (dans lequel des hommes en armes naissaient des dents du dragon) elle fait naître elle aussi « grand nombre de gendarmes » qui eux aussi sont animés d’intentions belliqueuses (« avares soldats,  de pillage ardans »). L’allure générale de ces vers qui s’enchaînent sans que la voix puisse vraiment faire de pause (car les propositions commencent souvent après la césure)  figure cette naissance désordonnée d’une multitude répondant à la voix magique de De Bèze. Mais la comparaison qui commence alors va infléchir cette puissance de Profération que semble envier Ronsard, puisqu’elle compare De Bèze à Cadmos, qui non seulement suscite lui aussi des hommes menaçants mais surtout, dans la légende, s’effraie de leur aspect terrifiant et jette au milieu d’eux des pierres qui enclenchent alors une guerre civile. Ainsi par deux points le rapprochement avec Cadmos transforme la parole de De Bèze en parole de mort : parce qu’elle fait naître des hommes dangereux, et parce qu’elle suscite la guerre civile.

La phrase garde sa structure en escalier, avec une même série de relatives : les hommes qui… couteaux dont…) et le rythme ample, les arrêts toujours plus importants à la césure  (en couteaux // dont ils s’entretuèrent), ou le contre rejet « des dents » / Du grand serpent, donnent l’impression d’un enchevêtrement de termes tendant à imiter ces corps à corps où les hommes nés du dragon se sont entretués (on passe aux bas reliefs hellénistiques, Pergame, par ex). Ainsi la terre elle-même devient comme une arme qui sert à tuer : ces hommes de la légende « muèrent le limon en couteaux ». La Terre natale n’est plus la Douce France célébrée par les poètes mais elle est transformée en champ de bataille , et c’est aussi exactement ce que fait De Bèze. Les deux derniers vers de cette longue phrase semblent ne pas tenir compte de la syntaxe existante, comme s’ils étaient reliés à une principale, or la principale n’est pas encore arrivée :

« Et nés et demi-nés se firent tous périr
Si qu’un même soleil les vit naître et mourir »

L’apposition « nés et demi-nés » ne renvoie pas à un sens très clair (peut-être qu’à peine émergent-ils de la terre, ils se mettent à combattre ?), toujours est-il que Ronsard souligne la brièveté de leur passage sur terre. Ici Ronsard développe son génie poétique, comme il le fait souvent dans des comparaisons qu’il traite pour elles-mêmes, aux dépens de leur valeur didactique ou argumentative. Mais cette belle parenthèse dessert la parole engagée, parce qu’elle desserre l’argumentation. Retenons cependant que la rime mourir/périr donne au passage une composante tragique et fatale.

La principale de cette phrase à structure prédicative (la Terre… ce n’est pas une terre gothique…) vient donc à la suite de cette longue comparaison, mais la reprise ne se fait qu’après une apostrophe à De Bèze, et cela donne encore plus d’expressivité à la phrase : la terre, De Bèze, ce n’est pas… Mais cette apostrophe nous permet de revenir sur la valeur de cette comparaison, qui outre sa portée didactique, peut avoir aussi valeur de « topos » exactement de lieu commun, de connaissance partagée par Rossard et par De Bèze, et ce rappel à une culture commune permet d’engager plus facilement le dialogue.

Et il peut alors  montrer son erreur à son ancien camarade

Ce n’est pas une terre gothique
Ni une région tartare, ni scythique…

Ronsard veut dire par là qu’il serait légitime de s’en prendre à une terre de barbares, comme l’est celle des Goths, des tartares ou des scythes (les trois adjectifs de ces vers évoquent des peuples réputés pour leur cruauté et ont valeur d’antithèse, par rapport à la douceur de cette France que De Bèze veut cependant combattre. C’est aussi pour cela que Ronsard montre à De Bèze son passé « celle où tu naquis, qui douce te reçut / alors qu’à Vézelay ta mère te conçut » ce lieu natal, dont la consonance est si française (st qu’il faut opposer à la rudesse des adjectifs précédents)Remarquons l’harmonie de ces deux derniers vers, et qui se prolonge dans les mêmes assonances « ou/i » : où, naquis, qui douce, nourri, qui :  « celle qui t’a nourri et qui t’a fait apprendre / La science et les arts dès la jeunesse tendre ».

Il insiste sur ce rapport du fils à sa mère, du maître à l’élève : il s’agit à chaque fois d’une dette à l’égard de celui ou de celle qui a nourri et éduqué. C’est aussi une allusion à l’éducation humaniste de De Bèze, et donc ce à quoi il risque d’être infidèle (car ces arts appris dans sa jeunesse sont des arts profanes, que condamne le protestant).

Les deux derniers vers insistent sur ce  thème de l’ingratitude : cette éducation lui a donné des forces (ce pouvoir de la parole, cette connaissance de la Bible) mais il s’en sert pour se retourner contre elle cf. l’antithèse « lui faire service, et bien user/en abuser ».

Donc De Bèze a un comportement indigne, il n’est pas conforme à ce tableau de sa jeunesse, dont la douceur résonne pour s’opposer au fracas des armes entendu dans les vers précédents.

Remarquons enfin l’importance du personnel « toi, te » imbriqué dans ces paroles sur la France : il s’agit de manifester son ancienne appartenance pour montrer le scandale de sa conduite.

Deuxième partie

Elle se lit comme un enthymème : « si donc tu es son digne fils (enfant de bon courage)  alors rends lui ce que tu lui dois (son nourrissage)» La métaphore de la mère et de l’enfant est filée, et l’incidente « ores que tu le peux » est importante, parce qu’effectivement De Bèze est puissant, il est à la tête des protestants de France.

Le poète formule alors sa demande : il doit retirer ses soldats : une série d’impératifs  décline les désirs de Ronsard : « retire, enfonce, ne prêche plus » : d’une part il demande à De Bèze et ses soldats de se retirer de France et de cesser les combats (en faisant disparaître « au lac genevois comme chose exécrable « les harnais » de ses soldats, et d’autre part de cesser de prêcher « Ne prêche plus en France une Evangile armée » : avec cette expression (qui connut aussitôt un grand succès) Ronsard  accuse encore  les protestants  de se battre au nom de l’Evangile, donc au nom de la paix ; l’oxymore « Evangile armée » souligne encore une fois ce scandale de la parole de De Bèze qui est sacrilège envers les textes bibliques. Et Ronsard développe ce qui lui apparaît comme le plus grand scandale, avec l’image d’

« Un Christ empistollé tout noirci de fumée
Portant un morion en tête et dans la main
Un large coutelas rouge de sang humain »

Donc une description encore oxymorique car comment le christ peut-il devenir ce soudard empistollé (avec un pistolet), au visage noirci de la fumée qui vient de l’incendie qu’il allume, un couteau dégouttant de sang à la main ? Ces vers développent une espèce d’anomalie, une contradiction vivante, à laquelle la parole de De Bèze donne naissance : un Christ travesti en soudard. C’est d’ailleurs par là où la propagande a le plus porté : il était impossible, pour les catholiques, de prêcher un Christ belliqueux.

Le vers suivant résume la pensée de Ronsard :

Cela déplaît à Dieu, cela déplaît au Prince

A Dieu puisque c’est mal comprendre la parole de paix de l’Evangile, au Prince, puisque c’est d’une part, entretenir une révolte armée qui affaiblit le pays, et d’autre part, réclamer dans le domaine de la foi une liberté qui sera un jour ou l’autre préjudiciable au pouvoir monarchique en créant une double obédience (Dieu/ le Roi, ou pouvoir temporel/ pouvoir spirituel) qui rompt l’harmonie de la cité.

Noter les rythmes des vers 121 – 122 (pas d’arrêt à la césure, et un enjambement qui rend en quelque sorte le coutelas rouge encore plus « large »).

Les vers suivants sont plus abstraits, mais ils disent la même chose :

Cela n’est qu’un appas qui tire la province
A la sédition laquelle dessous toi
Pour avoir liberté ne voudra plus de Roi.

Ainsi le problème religieux débouche sur un problème politique : la liberté religieuse risque de s’étendre à une revendication dans l’ordre temporel : la sécession peut être dangereuse à l’ordre monarchique ; l’opposition « pour avoir liberté // ne voudra plus de roi » montre bien que Ronsard conçoit la liberté religieuse demandée comme antagoniste du principe monarchique. La rime Province / Prince et la rime Toi / Roi resserrent les liens avec le principe qui fait l’unité de la France : la province appartient au Prince comme toi au Roi.

Ainsi ce texte est intéressant à plus d’un titre :

- C’est d’abord une illustration de l’aptitude de Ronsard à créer des tableaux mythologiques ou des descriptions très concrètes.

- C’est ensuite une argumentation qui se développe sur un triple plan, le plan personnel, le plan religieux, le plan politique.

- Sur le plan personnel : un appel à l’enfant que De Bèze a été pour que revenant sur sa décision il renonce à se battre en France, parce que c’est se battre contre celle qui l’a nourri ; appel séducteur avec le recours à la mythologie, à leur jeunesse commune, à la terre natale de Vézelay : Ronsard veut en quelque sorte le reterritorialiser.

- Sur le plan politique et religieux : trahison par rapport à ses origines, cette décision  de De Bèze est aussi une trahison envers Dieu (Evangile armée) et une trahison envers le Prince (une liberté  qui tend à se développer aux dépens de la monarchie.

Donc dans cet appel, où Ronsard joue tour à tour de la séduction et de l’indignation, De Bèze se voit accusé de cette triple trahison, et la dernière n’est pas un des moindres arguments dans la bataille, car nombre de catholiques exprimaient la même crainte. Ce qui du reste est révélateur des convictions de Ronsard : pour lui la Monarchie est la seule obédience sur le plan temporel comme sur le plan spirituel : pas de liberté religieuse parce qu’il faut un seul peuple, une seule religion, un seul roi ; faute de quoi l’harmonie, cette harmonie que Ronsard, en bon disciple de Platon, mettait au centre de ses valeurs, courrait le risque de disparaître.

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