Stendhal et l'esthétique du miroir : La main de madame de Rênal Le Rouge et le Noir

Cette explication du Rouge et le Noir de Stendhal comme les autres ici s'appuie sur le  résumé du livre de Georges Blin Stendhal et les problèmes roman, Paris, 1953.

Explication 2 : La main de madame de Rênal

Première partie - Chapitre IX

Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une façon singulière. La nuit vint. Il observa avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer.

On s’assit enfin, madame de Rênal à côté de Julien, et madame Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.

Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien ; car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l’état de son âme.

Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à madame de Rênal quelque affaire qui l’obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin ! La violence que Julien était obligé de se faire, était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée ; bientôt la voix de madame de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s’en aperçut point. L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible, pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du château, sans qu’il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle.

Après un dernier moment d’attente et d’anxiété, pendant lequel l’excès de l’émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l’horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique.

Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main, et prit celle de madame de Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.

Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât madame de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que madame Derville ne s’aperçût de rien, il se crut obligé de parler ; sa voix alors était éclatante et forte. Celle de madame de Rênal, au contraire, trahissait tant d’émotion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger : Si madame de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j’ai passé la journée. J’ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m’est acquis.

Au moment où madame Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu’on lui abandonnait.

Madame de Rênal, qui se levait déjà, se rassit en disant, d’une voix mourante :

— Je me sens, à la vérité, un peu malade, mais le grand air me fait du bien.

Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était extrême : il parla, il oublia de feindre, il parut l’homme le plus aimable aux deux amies qui l’écoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à coup. Il craignait mortellement que madame Derville, fatiguée du vent qui commençait à s’élever, et qui précédait la tempête, ne voulût rentrer seule au salon. Alors il serait resté en tête à tête avec madame de Rênal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir ; mais il sentait qu’il était hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à madame de Rênal. Quelque légers que fussent ses reproches, il allait être battu, et l’avantage qu’il venait d’obtenir anéanti.

Heureusement pour lui, ce soir-là, ses discours touchants et emphatiques trouvèrent grâce devant madame Derville, qui très souvent le trouvait gauche comme un enfant, un peu amusant. Pour madame de Rênal, la main dans celle de Julien, elle ne pensait à rien ; elle se laissait vivre. Les heures qu’on passa sous ce grand tilleul que la tradition du pays dit planté par Charles le Téméraire, furent pour elle une époque de bonheur. Elle écoutait avec délices les gémissements du vent dans l’épais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l’eût bien rassuré ; madame de Rênal, qui avait été obligée de lui ôter sa main, parce qu’elle se leva pour aider sa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à leurs pieds, fut à peine assise de nouveau, qu’elle lui rendit sa main presque sans difficulté, et comme si déjà c’eût été entre eux une chose convenue.

Minuit était sonné depuis longtemps ; il fallut enfin quitter le jardin ; on se sépara. Madame de Rênal, transportée du bonheur d’aimer, était tellement ignorante, qu’elle ne se faisait presque aucun reproche. Le bonheur lui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s’empara de Julien, mortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et l’orgueil s’étaient livrés dans son cœur.

Chapitre décisif, où Julien, précisément partagé entre une timidité qui le retient de prendre la main de Mme de Rênal et l’orgueil d’être capable de le faire, finit par triompher et retient la main de Mme de Rênal dans la sienne. Déjà encouragé d’ailleurs dans le chapitre précédent où il avait touché « la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le dos d’une de ces chaises de bois peint que l’on place dans le jardin » Cette main s’était retirée bien vite. Mais « Julien pensa qu’il était de son devoir d’obtenir que l’on ne retirât pas cette main qu’il touchait » (le mot « devoir » en italique souligne que c’est là le terme même employé par Julien et donc sa façon d’envisager son action comme une prouesse digne de ses ambitions). Le mot d’ailleurs reviendra une fois encore dans le chapitre.

Ce passage a été incriminé par Zola qui accuse Stendhal de ne pas prendre en considération l’extérieur. Il faudrait, dit-il, un tableau « explicatif », c’est-à-dire permettant de déterminer le comportement (pour Zola le roman descriptif naturaliste a la prétention d’expliquer le dedans par le dehors). Zola aurait voulu que Stendhal montre comment le climat même (l’orage, la moiteur…) détermine le geste de Julien. Or nous sommes avec Stendhal dans un monde de la liberté où tout est donné dans le présent de la sensation — particulière — de Julien.

Composition du passage

  • Alternance de monologues intérieurs et d’action.
  • Les dix coups forcent Julien à « étendre sa main » et à l’angoisse éprouvée dans la première partie succède le sentiment de triomphe).
  • Toute la suite reflète le point de vue de Julien, sauf un élargissement de la scène, quand Stendhal fait au présent une allusion à Charles le Téméraire qui aurait planté le grand tilleul sous lequel se passe la scène, et montre un regard omniscient puisqu’il dit « Julien ne remarqua pas une circonstance qui l’eût bien rassuré… » et qu’il fait état des sentiments de Mme de Rênal (« transportée du bonheur d’aimer… »).

La présence de la voix

Ce qui structure le passage, c’est surtout, entre l’avant et l’après du geste décisif, le changement dans le comportement de Julien, et ce changement est principalement décrit à travers sa voix : au départ, très angoissé, il n’a «rien à dire. La conversation languissait », et son angoisse se trahit par ses efforts, vains, pour cacher sa voix « profondément altérée ».

Puis, une fois sa victoire assurée, avec « la fin de son supplice » (Julien est surtout heureux que son angoisse, « cet affreux supplice » ait cessé), il se met à parler, d’abord pour que la cousine de Mme de Rênal ne s’aperçoive de rien, et sa voix, signe de sa victoire, devient « éclatante et forte » (alors que celle de Mme de Rênal trahit au contraire son émotion).

Ensuite, voyant qu’elle ne cherche pas à rentrer au salon, comme le lui conseillait sa cousine, (« Mme de Rênal, qui se levait déjà, se rassit… ») sûr alors de son triomphe, il se met à parler de façon encore plus volubile (« il parut l’homme le plus aimable du monde… »).  Cependant, il a encore une crainte, qui bride un peu cette « éloquence qui lui arrivait tout à coup », c’est celle de rester seul avec Mme de Rênal. Et cette crainte est justement de ne pas arriver à lui parler, à « lui dire même le mot le plus simple ».

Mais une fois écarté ce dernier danger, il n’a plus aucune appréhension, et se jette dans « des discours touchants et emphatiques ».  D’ailleurs, il est tellement sûr de lui, que cette angoisse qu’il exprimait quelques instants auparavant que Mme de Rênal, une fois levée, ne revienne pas à ses côtés (« Si madame de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j’ai passé la journée… ») il ne l’éprouve même plus quand effectivement elle se lève pour relever le vase renversé, et c’est le narrateur qui ajoute « Julien ne remarqua pas une circonstance qui l’eût bien rassuré… ».

Donc dans ce passage la voix a une importance capitale parce qu’elle est chargée de marquer les différentes phases psychologiques par lesquelles passe Julien.

La présence d’éléments descriptifs

En fait, contrairement à ce que dit Zola, l’extérieur existe vraiment, et Stendhal nous précise en réalité toutes les données circonstancielles qui font l’atmosphère. Il le fait même avant le chapitre (« On prit l’habitude de passer les soirées sous un immense tilleul… l’obscurité était profonde… »). Dans notre passage, Julien apprend avec joie que « la nuit serait fort obscure ». Le ciel « chargé de gros nuages » semble « annoncer la tempête ». Donc un climat étouffant (que Zola aurait dû remarquer !). Puis le vent se lève, accompagné de « quelques gouttes rares », et si Madame de Rênal se lève, c’est pour aider sa cousine à relever un vase que ce vent venait de renverser.

Le rôle de ces éléments descriptifs

Remarquons d’abord que, s’ils existent, ils n’ont pas la place essentielle qu’ils auraient justement chez Zola où l’extérieur quelquefois est si important que le personnage n’a plus d’épaisseur. Ici ces éléments sont comme noyés au milieu de l’action ou des pensées de Julien.

Pourquoi ces détails sont-ils là, et quelle est la raison de cette faible importance que le romancier semble leur accorder ?

  • D’une part Stendhal tend à repousser au second plan tout ce qui relève d’une exactitude réaliste : les intérêts du cœur l’emportent sur le souci de réalité.
  • D’autre part Stendhal raconte vite : ces éléments ne composent pas des tableaux qui, comme chez Balzac ou Zola, constitueraient le milieu où évoluent les personnages. C’est que ces précisions d’atmosphère n’ont absolument pas le rôle d’expliquer ou de déterminer l’action. D’ailleurs, c’est déjà la veille que Julien avait prémédité son attaque. Quant à l’héroïne, elle ne semble être que l’objet de la visée de Julien : quand il lui prend la main la tournure impersonnelle « on fit un dernier effort pour la lui ôter » est à cet égard significative. Il n’y a guère qu’à la fin où le narrateur, omniscient, analyse son comportement (elle « était tellement ignorante qu’elle ne se faisait presque aucun reproche ») et on sait seulement qu’elle est « transportée du bonheur d’aimer ».

Ainsi, l’économie de la description, (qui est bien présente), la relative absence de détails sur la réaction intérieure de Mme de Rênal ont pour résultat de focaliser notre regard sur la seule chose que Julien vise : cette main « blanche et glacée ».

La réalité n’existe donc ici qu’en tant qu’elle est investie d’un projet, que le romancier nous dévoile dès le début : prendre la main de Mme de Rênal. C’est pourquoi nous pouvons constater qu’il n’est pas de détails d’atmosphère qui n’échappe à la perspective ou au mouvement intentionnel de Julien (ou même d’un autre personnage) : l’obscurité de l’orage est enregistrée à travers la satisfaction de Julien supputant que son geste s’y dissimulera mieux. De même, c’est à travers la lassitude de Mme Derville que nous connaissons la violence du vent. Or cette lassitude, c’est Julien qui l’a remarquée, parce qu’elle lui faisait craindre d’avoir à rester en tête à tête avec Mme de Rênal si sa cousine rentrait.

Même chose encore pour le gémissement du vent dans les feuillages : ici c’est à travers Mme de Rênal qu’on l’entend (« elle écoutait avec délices… ») : et c’est le signe de sa décision de s’abandonner à l’amour. Cette relâche de son devoir a seule pu la rendre aussi poreuse à la sensation, aussi ouverte au monde.

Quant à la chute du vase, elle nous importe seulement parce que Mme de Rênal a pris part à l’action de le relever, et donc parce qu’elle a été obligée de dégager sa main ; il a fallu ainsi qu’elle la rende, et c’est là encore le signe d’un acquiescement et d’un consentement.

La soirée d’orage est donc bien là, dans sa matérialité, mais les diverses impressions qui la composent n’émergent que dans le champ de lutte des deux volontés ou, pour la plupart, dans le seul angle que dessine le projet agressif du personnage.

La conclusion du narrateur montre enfin la différence des deux bonheurs ressentis par les deux personnages : l’une « transportée du bonheur d’aimer » ne trouve pas le sommeil, et l’autre, « mortellement fatigué des combats menés dans son cœur entre la peur et le défi qu’il s’était donné, dort « d’un sommeil de plomb » exactement comme un grand général à l’issue d’une bataille victorieuse, satisfait d’avoir accompli « un devoir héroïque » (ce sont les mots écrits en italique, donc mis encore une fois sur le compte de Julien lui-même qu’on peut lire dans le paragraphe qui suit notre texte).

 

Nous comprenons ainsi la supériorité de Stendhal sur les romans « descriptifs » : l’univers de la perception n’existe pas en lui-même, mais est toujours le champ de l’action. Décrire c’est se retenir de vivre ; au contraire toute présence au monde est investie d‘un projet. Ainsi quand Mme de Rênal, du haut du colombier entend cigales et oiseaux et promène son regard sur « cette pente immense de verdure sombre et unie comme un pré que forme le sommet des arbres quand on contemple de loin une forêt », ce n’est pas pour admirer le paysage qu’elle a monté en courant « les cent vingt marches du colombier », c‘est pour adresser un signal, et le recevoir. Les chants, si elle les perçoit, c’est qu’elle est irritée à l’idée qu’ils peuvent lui dérober un éventuel « cri de joie » de Julien. Et la masse végétale, si elle la « dévore » des yeux, c’est pour l’interroger comme un fond sur lequel va se détacher un signal. (Chapitre XXI - Première partie).

Ainsi nous apercevons ce que pourrait être la tâche d’un romancier complètement réaliste : s’il doit s’interdire de décrire au-delà de ce que saisit effectivement l’attention du personnage (donc un champ limité lieu d’une finalité subjective) alors il doit renoncer à l’ubiquité du narrateur omniscient pour prendre le point de vue du protagoniste et se résoudre à des restrictions de champ.

Note

Cette explication du Rouge et le Noir de Stendhal comme les autres ici s'appuie sur le  résumé du livre de Georges Blin Stendhal et les problèmes roman, Paris, 1953.

Cette explication du Rouge et le Noir de Stendhal comme les autres ici s'appuie sur le  résumé du livre de Georges Blin Stendhal et les problèmes roman, Paris, 1953.

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