Chapitre III — Des Femmes La Bruyère, juge de la société de son temps

1. Les femmes constituent un matériau de choix pour le moraliste.

La typologie de La Bruyère implique qu’il y a une nature féminine dont on verra qu’elle est à la fois identique à celle de l’homme pour son comportement social général (mensonge et déraison) mais très différente dans son comportement particulier (sur les points de la religion, du jeu, de la science ou de la coquetterie).

Matériau de choix puisqu’il est au carrefour de plusieurs traditions :

  • tradition satirique issue de l’antiquité. La Bruyère s’inspire ici de Juvénal cf. le § 33 (cf. Juvénat, le goût pour les gladiateurs) ;
  • farce gauloise (où se retrouve le triangle femme-mari-amant) ;
  • enfin c’était un sujet qui était en débat : bien après les discussions des précieux (dont on voit la trace chez La Bruyère dans sa typologie sur les différentes nuances de la coquetterie), bien après les Femmes savantes été les Précieuses ridicules, on se pose à nouveau des questions sur la place de la femme dans la société. Et le débat s’inscrit aussi dans la querelle des Anciens et des Modernes. Boileau (pro-Anciens) écrit sa satire X contre les femmes en 1694 et Fénelon en 1687 publie « De l’Education des filles » : on y retrouve les mêmes convictions que chez La Bruyère : nature distincte de l’homme et de la femme, ironie devant un savoir excessif de femmes trop « savantes », et nécessité de la religion dans la vie d’une femme.

2. Ce chapitre a fait l’objet de nombreux ajouts (de 39 fragments il est passé à 81).

Comme d’habitude, il n’obéit pas à un plan précis, mais on peut y discerner des thèmes différents.

a) thèmes communs aux Caractères dans leur ensemble

La nature féminine, qui rejoint en cela celle du courtisan qui lui aussi cherche à plaire, est emblématique de la nature humaine en ce qu’elle révèle le plus clairement les deux traits que La Bruyère condamne en l’homme : le mensonge et la déraison ;

- le mensonge : il est à la fois physique et moral : les fragments 1 à 15 sont presque tous consacrés au maquillage : le fard est l’objet de toutes les attaques d’une part parce qu’il est une apparence qui cache le naturel et d’autre part parce qu’il témoigne d’une idolâtrie de soi-même qui veut nier le vieillissement, c’est-à-dire que nous sommes mortels (cf. Lise). Ainsi c’est au nom d’un critère esthétique (le naturel) et d’une valeur morale et religieuse que le maquillage est condamné. Mensonge moral aussi : l’écrivain s’en prend à la galanterie, qu’il saisit par deux biais ; l’inconstance (qu’on placera dans la déraison) et l’hypocrisie, la tromperie (cf 25 ou 73, petit chef d’œuvre d’humour, ou 66).

- la déraison : cf. 17 ou 27, la belle femme qui « aime un petit monstre qui manque d’esprit ». Double déraison du reste, car tantôt les femmes aiment un « monstre », un « valet », un « moine » (32) tantôt elles restent insensibles à des gens de bien qui pourtant les aiment (80 : « ne pourrait-on point découvrir l’art de se faire aimer de sa femme… ») ou le conte 81. C’est que ce sont des êtres qui se conduisent « par le cœur » uniquement (54 et 63) : elles jugent du mérite par l’impression que leur font les hommes.

b) mœurs spécifiquement féminines

Ici la satire va se porter sur trois points : la religion (la fausse dévotion), la culture, et le goût excessif du jeu.

- Sur la dévotion La Bruyère entame un sujet sur lequel il reviendra plus d’une fois (par ex en XIII 25) : il pourfend la « mode » de la dévotion (sans que la coquetterie ne disparaisse pour autant !) et surtout le rôle ambigu du directeur de conscience (de 36 à 42) ; contre les impulsions féminines, il paraissait important à cette époque qu’un homme dirige les comportements d’une femme. Donc d’un côté un confesseur (pour les hommes aussi) et de l’autre un directeur pour donner la bonne direction de l’action. Pour La Bruyère, ces directeurs sont des parasites qui abusent de leurs relations quelquefois (39), qui devraient être inutiles (38) et qui sont surtout « de petits esprits » alors qu’ils prétendent au « ministère des âmes, celui de tous « le plus délicat et le plus sublime » (42)

- Sur la culture : la femme savante est une femme-objet que l’on admire comme une curiosité car par nature une femme n’est pas faite pour cela (49). Pour La Bruyère, la science chez une femme est le signe qu’elle n’est pas sage.

- Sur le jeu : quelques maximes (51 – 52) pour lui, une femme sui joue n’est plus une femme non plus « Elles n’ont de leur sexe que leurs habits ! »

3) Les relations homme-femme et la psychologie féminine

- La Bruyère fait souvent dans ce chapitre des parallèles systématiques entre les hommes et les femmes (14, 20) et surtout à la fin (53, 55. 58, 66 ? 67, 70). Ce parallèle, souvent jeu de langage cède la place, à la fin, aux relations mari/femme : le moraliste déplore le mensonge du mariage cf 76, la bêtise des maris trompés (75, 73) et l’impossibilité d’être heureux dans le mariage.

- La psychologie féminine : renouant avec la tradition de la préciosité, ici La Bruyère excelle à introduire des nuances dans la psychologie de l’amour féminin cf. 81, et de 18 à 25.

Il complètera ce chapitre par d’autres remarques sur les femmes tout au long du livre, notamment dans ses chapitres « Du cœur » « de la Ville «  ou « De la Mode ».

Étude des fragments 18 à 22

Une série de cinq fragments dont le but est de définir le « caractère » de la femme coquette. Pour cela La Bruyère distingue la galanterie de la coquetterie : ces termes sont le fils conducteur qui réunit ces fragments, qui sont faits d’ajouts successifs : trois couches différentes : il y a là un travail de précision et d’approfondissement qui permet de donner à la première définition de la coquetterie, assez énigmatique — un sens plus clair dans les fragments ultérieurs (20 et 22).

Fragment 18

Il est fait pour surprendre, d’abord parce que le mot dans sa première occurrence est défini par la négative, et parce que, au lieu d’une définition objective, nous lisons le jugement (cité ironiquement, cf. le modalisateur « croit ») que portent des femmes sur leur propre coquetterie. Nous ne devinons qu’en creux la définition du mot comme la vraie nature des deux classes de femmes ainsi définies. On pourrait ainsi traduire l’ensemble : ce n’est pas une raison, parce qu’une femme n’a qu’un galant (= amant) de penser, comme elle fait, qu’elle n’est pas coquette, et ce n’en est pas une non plus de dire qu’une femme qui en a plusieurs qu’elle n’est qu’une coquette, comme elle le dit elle-même ; dans le premier cas en effet, cette prétendue fidélité peut être une coquetterie, et dans le second, cette coquetterie n’est pas un simple péché véniel, elle cache quelque chose de plus grave.

Donc beaucoup de vides à combler dans cette définition doublement négative, et un sens incertain : pourquoi la fidélité est-elle une coquetterie ? Et pourquoi une femme qui a plusieurs amants n’est-elle pas simplement coquette ?

En tout cas les phrases sont très bien construites en antithèses relevées d’un chiasme qui fait sonner la gutturale (qui/ne que/croit/coquette/croit/que /coquette) répandant dans le texte cette coquetterie niée à tort ou transformée à tort en légèreté ou frivolité.

Le second paragraphe nous propose une alternative à la coquetterie : mais celui sur qui s’est porté l’effort pour n’être pas coquette (cf. « ferme attachement à un seul » opposé à « galant ») se révèle « un mauvais  choix » montre donc la folie de celle qui l’a choisi. Donc deux défauts dans ce fragment : légèreté, inconstance, ou déraison.

Fragment 19

Il introduit le temps, donc l’évolution des relations dans le temps : La Bruyère décrit les relations avec les anciens galants, mais nous sommes d’abord éclairés sur le sens du fragment précédent : avoir un seul galant dans un temps donné ne signifie pas que ce sera toujours le même ensuite ! voilà pourquoi La Bruyère traitait de coquette la femme qui n’avait qu’un seul amant. Les trois alinéas qui suivent décrivent la place de l’ancien galant après de celle qui l’a aimée.

La première phrase  insiste sur l’inconstance de la femme, qu’on voit dans sa variation dans le temps : « nouveau mari/dure si peu/nouveau galant… » avec ce jeu entre « galant » et « mari », et le verbe « rend le change » est un verbe qui  réduit cette circulation des amants à une circulation monétaire. L’adverbe « si peu » répété par deux fois montre la réalité de ces relations.

Le second alinéa est à première lecture énigmatique  car les sentiments de l’ancien galant pour le nouveau rival ne sont dits que pour suggérer en creux encore une fois le caractère « de la personne qu’il sert » : s’il craint le nouveau rival, c’est que la femme est ambitieuse et l’a laissé tomber pour un plus puissant (auquel il serait dangereux de s’opposer) et s’il le méprise, c’est qu’elle est intéressée et qu’elle a été achetée, ce qui tend à montrer que l’inconstance ici est le résultat soit de l’ambition, soit de l’intérêt : encore une définition « oblique » de la coquette par le biais des sentiments des amants éconduits.

Quant au troisième alinéa, il fait la distinction entre ancien galant et mari ; la phrase se donne comme une antithèse : le premier membre (« ne… que le nom de mari » tend à identifier de facto la situation d’un ancien galant avec celle d’un mari : « galant » et « mari » dans ce cas sont deux noms différents qui cachent une réalité identique (qui est laissée à deviner ! cf. 76 (la femme qui anéantit son mari au point qu’on n’en parle plus…), mais le second membre de la phrase (« c’est beaucoup… ») introduit un brusque changement de point de vue : celui de la femme qui l’attache, pour qui justement (et à tort !) cette différence est capitale (« il serait mille fois perdu » sans cela) parce qu’entre l’ancien et le mari, il y a la fierté  pour la femme de se parer de cette ancienne conquête comme d’un titre de gloire, ce qui est encore pour l’amant, un mode d’existence dans le cœur de celle qu’il avait conquise.

Donc dans ce fragment qui est un ajout, la coquetterie se ramène successivement à l’inconstance, à l’ambition, à l’intérêt puis à la vanité.

Fragment 20

La réflexion sur la coquetterie se poursuit, mais ici d’une nouvelle manière, dans son opposition à la galanterie, l’ensemble des deux notions coquetterie/galanterie prenant lui-même sens dans l’opposition homme/femme ; il « semble » (cette apparence sera détruite dans la dernière phrase » qu’il y ait quelque chose de plus que la coquetterie dans la galanterie d’une femme ; Mais la seconde phrase affirme de façon péremptoire que de toute façon pour l’homme c’est le contraire : la coquetterie d’un homme le rend pire qu’un homme coquet. Inutile de chercher pourquoi cette différence de traitement entre l’homme et la femme : la dernière phrase le dit : « l’homme coquet et la femme galante vont de pair » : après avoir établi ironiquement la différence supposée entre les deux comportements, l’écrivain la nie de façon abrupte, faisant ainsi apparaître la galanterie de la femme comme un aussi grave défaut que la coquetterie de l’homme : ce sont des comportements déplacés. Dans la vision essentialiste de La Bruyère, il y a des comportements propres à l’homme, et des comportements propres à la femme (cf. l’affirmation de la seconde phrase). Et les interchanger, c’est être ridicule.

Fragment 21

Retour au texte de la première édition : le propos se fait plus moral : il s’agit de montrer comment la société admet une situation en principe immorale : ces « galanteries » sont ouvertement admises, alors qu’elles sont illicites. Remarquer le tour « ne sont pas mieux désignés » une litote qui veut dire qu’elles sont beaucoup mieux désignés par le nom de leur amant que par celui de leur mari.

Fragment 22

C’est le plus clair concernant la définition de la coquetterie vue dans son opposition à la galanterie. (C’est un ajout de la cinquième édition, qui permet d’éclaire a posteriori toute la série). Série d’oppositions systématiques avec mêmes constructions : celle-là/ celle-ci, la première/la seconde ; Dans l’une/Dans l’autre, puis la galanterie/la coquetterie, la femme galante/la femme coquette, et une phrase conclusive qui se donne comme une chute mettant brusquement en commun tous ces défauts, pourtant chaque fois différenciés par cette série d’oppositions, dans un troisième type de femme qui les aurait tous !

Revenons sur ces oppositions : dans la première phrase, d’un côté la volonté d’être aimée, de l’autre le désir d’être reconnue comme belle, la seconde reprend la même opposition(cf. « chercher à / se contenter de), la troisième oppose l’engagement à l’amusement (successivement / tout à la fois), la quatrième montre d’un côté une faiblesse du cœur, et de l’autre un dérèglement de l’esprit (vanité et légèreté), enfin la dernière oppose la crainte que peut inspirer la galanterie (parce que passionnée) à la haine que peut susciter la coquetterie (parce que faible et vaniteuse).

Toutes ces taxinomies, où se retrouve le plaisir de la distinction des mots propre au « Grand Siècle » permettent donc de définir, dans son opposition à la galanterie, la coquetterie comme une disposition passive qui en reste à l’impression produite sur autrui et sui d’un côté s’en contente mais de l’autre n’en est jamais satisfaite (d’où la volonté de chercher à plaire à tous à la fois). Nous retrouvons, dans cette vanité à être vue, dans cette frivolité de la relation, tout ce que La Bruyère incrimine à propos des courtisans. Et nous comprenons mieux a posteriori le fragment 18 : « Avoir un seul galant n’est pas forcément n’être pas coquette ».

Enfin nous nous apercevons que nous avons été amenés à considérer comme un bien (la galanterie, face à la coquetterie) ce qui en réalité est tout aussi condamnable : la dernière phrase réunit les deux « caractères » qui avaient été fortement disjoints, en un troisième « le pire de tous ».

Ainsi l’ensemble de ces fragments détermine une vision traditionnelle de la coquetterie féminine, qui va dans un sens chrétien fortement moralisateur (l’écrivain condamne l’adoration de soi, l’infidélité au lien du mariage), et que l’écrivain condamne aussi parce qu’elle est souvent la recherche de l’intérêt, ou qu’en tant que « dérèglement de l’esprit » elle est contraire à la Raison, le maître mot du siècle.

Mais cette condamnation vigoureuse est facilement admise auprès des femmes coquettes qui la lisent à cause de l’appareil rhétorique mis sur pied : les définitions indirectes, les procédés ironiques, les changements de points de vue, les distinctions de termes.
Tout cela permet  de donner un éclairage complet sur tous les sens du mot : un « amusement » qui met en jeu de graves défauts ; un éclairage qui est direct au fragment 22, mais toujours oblique ailleurs : ai lecteur de remplir ce vide volontairement laissé, et d’avoir la responsabilité de construire une définition très négative du mot ; tout ce jeu procure au lecteur le plaisir d’être actif dans sa lecture, plaisir qui lui fait admettre la condamnation, parfois quelque peu focée de La Bruyère.

Explication du fragment 8 : Lise la coquette

S’agissant de La Bruyère, l’étude de la forme est absolument nécessaire, ses fragments sont comme des poèmes. (exemple de plan type dans de nombreux extraits : une scène de comédie / Une composition musicale et picturale / Une leçon morale)

Ici, nous irons pas à pas pour mieux montrer les détails du texte mais l’ensemble peut se regrouper selon le plan proposé.

Le sujet

Conformément à la présentation des « caractères » par Théophraste, le personnage, la coquette, est défini d’emblée. Mais le procédé ici est en miroir (cf. le miroir dans le texte) : La Bruyère fait le portrait de Lise par l’intermédiaire d’une autre coquette. Ce procédé est lié au sens même du texte, il en porte la moralité : Lise ne se connaît pas, c’est par ses propos sur une autre qu’on devine ce qu’elle est. De même, et inversement le lecteur, par l’intermédiaire d’un autre lui-même, le texte qu’il a sous les yeux, apprendra peut-être à se connaître (à l’inverse de Lise).

Le genre

Il s’agit d’un portrait, mais cette description se fait à travers une scène de genre et dans un but argumentatif.

- Une scène de genre : une composition à la fois théâtrale et picturale : théâtrale par ce début « in medias res » (« entend dire ») : on est plongé dans le vif d’une conversation. Lise surprend un propos peu charitable sur « une autre » coquette. Noter l’habileté de l’écrivain : en deux lignes, tout est dit (elle se pique de jeunesse et elle a des « ajustements » qui ne « conviennent plus à une femme de quarante ans ») (« se moquer de se piquer = ne pas agir raisonnablement en faisant telle ou telle chose) : rapidité et art tout classique de la suggestion puisque le portrait est indirect. Par l’intermédiaire de cette « autre » il économisera le portrait de Lise. Mais ce choix n’est pas gratuit, cet intermédiaire est indispensable dans le cas d’une coquette qui ne vit que par le regard des autres. Donc une scène théâtrale où l’on voit Lise à sa toilette et parlant tout en rajustant un maquillage.

Mais cette scène est aussi très picturale ; elle relève d’un lieu commun de la peinture : femme à sa toilette… etc. Tout l’art de La Bruyère va être de suggérer, sous le côté plaisant et ironique de ce portrait, une autre scène topique de la peinture : une leçon sur la Vanitas. (cf. la Madeleine de G. de la Tour) : la rêverie de Lise devant son miroir renvoie à la vanité des hommes qui ne se connaissent pas eux-mêmes, ne voyant ni les années passer, ni l’approche de la mort. Ce que Lise devrait voir dans son miroir, c’est une tête de mort. Or, pour frapper l’imagination du lecteur, les seuls éléments concrets que nous voyons, et qui apparaissent à la fin du texte sont (outre le « miroir ») le rouge et les mouches, qui reviennent par deux fois, colorant la fin du passage d’un ton rouge plus infernal que rajeunissant !

- Un but argumentatif : il s’agit alors pour le moraliste de nous inciter, par le côté ludique de cette scène de genre, par le versant clair du portrait, à la méditation par un vrai retour sur soi : Lise devant son miroir ne se voit pas : elle croit que pour elle le temps s’est arrêté, mais « elle le croit » seulement. Cette vieille femme se perd dans ces activités frivoles qui ne sont plus de son âge, au lieu de songer au salut de son âme.

Ainsi la composition du passage est-elle un savoureux entrecroisement des propos de Lise, juxtaposés à de petites incises du narrateur, qui vont complètement frapper d’inanité et ridiculiser les paroles de Lise.

L’énonciation

Beaucoup de sujets qui parlent, beaucoup de voix dans ce texte, pourtant court.

- Une voix anonyme (la personne que Lise entend) qui rapporte le comportement d’une coquette.

- On pense ensuite que c’est l’écrivain qui parle (Lise les a accomplis, mais les années pour elle…etc.). En fait le « elle le croit ainsi » juste après, avec ce verbe modalisateur qui exprime un jugement de La Bruyère, nous incite à penser que les deux phrases qui précèdent sont dites par Lise elle-même poursuivant la conversation tout en se maquillant.

- Puis le narrateur reprend la parole et décrit tout ce qu’elle met sur son visage.

- Et on entend à nouveau Lise (« elle convient qu’il n’est pas permis… »).

C’est de l’entrecroisement savant de ces propos que surgit le « ridicule » (c’est le mot de la fin) du comportement de Lise ; double ridicule : le premier, qu’on vient de voir, qui oppose une assertion à la modalisation de cette assertion (« elle le croit ainsi »), et le second qui juxtapose une action (se mettre du rouge, des mouches), à la condamnation - par la coquette elle-même ! -

de cette même action chez une autre (Clarisse est ridicule) dont on sait depuis le début grâce à deux petits mots seulement (une autre, (s.e. coquette) et elle le croit) qu’elle est l’image de Lise.

Les phrases et la syntaxe

Une syntaxe particulière permet à l’écrivain de faire l’économie d’un discours ennuyeux qui serait celui d’un prédicateur. Comme toujours chez La Bruyère, il y a juxtaposition de phrases là où on ne l’attend pas : c’est ce qu’on appelle « le style coupé »

Ainsi après la longue première phrase (que se moquer de… qui…) une brève indépendante : « Lise les a accomplis » dont on ne sait d’abord à quoi rattacher le personnel « les » : il s’agit des quarante ans, mais l’absence de transition retarde la compréhension, tout en permettant dans cette affirmation brève de montrer l’aspect irrévocable de cet âge.

Autre procédé : le choix de tournures qui rendent implicite sa pensée : ainsi il choisit de mettre une circonstancielle de temps (« pendant qu’elle se regarde… qu’elle met…) là où on attendrait une subordonnée adversative (alors qu’elle se met du rouge, elle critique celle qui s’en met). La Bruyère donne à voir et à interpréter au lieu d’interpréter lui-même. Tout est dans l’implicite.

La chute, très brève est aussi caractéristique du style coupé (et noter d’ailleurs la cadence mineure de la phrase : un long début, et le prédicat très bref) : un déséquilibre qui relève du style « cruel » : « est ridicule » est une exécution, un coup de poignard.

Enfin ce qui frappe aussi c’est, à l’inverse de ce style coupé qui est à chaque fois une exécution faite par le narrateur, la récurrence de subordonnées complétives dépendant de verbes de jugement (elle se moque de se piquer, elle le croit, elle convient que…) : c’est déjà nous suggérer que le véritable thème du passage est l’absence de jugement, ou plutôt la fausseté du jugement des hommes qui passent leur temps à juger les autres sans se juger eux-mêmes, à l’image de Lise qui devant son miroir voit les autres sans se voir elle-même. Elle idolâtre son image, et donc ne se voit pas changer, et elle ne peut faire de retour sur elle-même.
La leçon du texte c’est de dir que ce texte est aussi le miroir du lecteur : n’allez pas croire que je fais le portrait d’une « autre » (que vous-même), mais regardez Lise comme une autre vous-même, et faîtes un retour sur vous : Lise au miroir voit la vieillesse de Clarice, mais non la sienne propre, et vous, devant le texte, voyez la frivolité et la coquetterie de Lise, donc ne faires pas comme elle et considérez que le texte vous renvoie votre propre image.

Donc si, explicitement le narrateur est très peu présent, au contraire il est partout dans l’agencement de la scène et l’ordre même de la phrase.

Une composition musicale

- D’ailleurs, on voit aussi sa présence dans le soin donné à la recherche des effets sonores ; ceux qui montrent le caquetage ((coquette, moque, piquer), le mépris (mouche, rouge, ridicule) : ces mots sont quasiment l’ébauche de la moue donnant à entendre le mépris de Lise. Il y a aussi des liaisons harmoniques (mais…moins…mois), ou des effets de chiasme (rouge-mouche//mouches-rouge)

- Rythme constant : c’est en définitive la qualité principale de ce style ; même dans les longues phrases, il y a de l’air, du silence, de la respiration. A lire à voix haute le texte, on entend les modulations de la voix, qui doit détacher les différents groupes, pour se faire comprendre : « Lise entend dire // d’une autre coquette  (ce syntagme est dit par La Bruyère) // qu’elle se moque (c’est le sujet anonyme en train de parler à Lise) // de se piquer (c’est la coquette dont on rapporte le propos) //… qui ne conviennent plus (toujours le sujet qui parle) : à chaque fois la respiration syntaxique permet de séparer les groupes et de différencier les énonciations. C’est la même chose dans la suite du texte.

Conclusion

Art de la brièveté, de la stylisation : il s’agit, à partir d’une scène banale, ou plutôt d’une action quotidienne esquissée par les trois seuls substantifs concrets du texte (miroir, rouge et mouches), une femme à sa toilette, de donner l’essence de la coquetterie, tout en suggérant implicitement une autre scène, la méditation sur un crâne, sur la vanité ; et d’un caractère particulier, La Bruyère nous fait passer à une réflexion sur la folie universelle des hommes.

Tout est dirigé en fonction de ce but moral. Bon exemple de l’art classique : dire le minimum pour suggérer un maximum.

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