Chapitre XII — Des jugements La Bruyère, juge de la société de son temps

De même que « De l’Homme » tendait à montrer la distance entre l’homme véritable et ce qu’il est en réalité (une bête ou une machine), de même Des Jugements va montrer que l’homme n’a aucun « jugement », c’est-à-dire ne se sert pas de cette faculté qui est le propre de l’homme et qui consiste dans l’exercice de sa raison. Ainsi les jugements sont pervertis, dans la mesure où la faculté qui devrait y présider n’est jamais présente, et pour toutes sortes de raisons, qu’il va s’agir de préciser.

Mais en regard de ce tableau fort pessimiste, La Bruyère dresse le portrait de l’homme de bien, soit par l’intermédiaire d’un jeu subtil de distinguo entre des termes de sens voisin (« honnête homme, homme de bien…) soit par une série de références à des sages illustres auxquels il tend d’ailleurs à s’identifier.

1. Pourquoi les hommes manquent-ils de jugement ?

La Bruyère commence par relever, mais sur un autre plan, la même contradiction fondamentale que dans le chapitre précédent : ici ce n’est plus l’automatisme qui s’oppose à l’instinct de pouvoir, mais c’est l’orgueil, la confiance dans son propre jugement qui s’oppose au suivisme (cf. 7) : d’un côté un égocentrisme qui nous fait juger de tout par rapporte à nous-mêmes (cf. Montesquieu) et de l’autre une totale absence d’intériorité. Ainsi l’origine de nos jugements est-elle en définitive incertaine, tantôt effet de mode, tantôt subjectivisme.

Mais à supposer que nous ne jugions pas selon le jugement d’autrui, que nous ne soyons pas les songes des autres, comment exerçons-nous cette activité ?

a) La Bruyère insiste sur le caractère relatif de nos jugements

- Parce que nous jugeons par rapport à ce que nous sommes (cf. 62). Cette espèce de fermeture à l’autre empêche la véritable communication entre les êtres cf. 9 « Ils sont si pleins de leurs idées qu’il n’y a plus de place pour celles d’autrui ». On est myope à cause de notre égocentrisme : là encore revient la nécessité de se mettre à la bonne distance pour apprécier  correctement (723).

- Ainsi nos jugements sont relatifs : ce que nous pensons reflète notre propre vision des choses (cf. 22, 23, 24) : on pense les seuls à être raisonnables, polis, civilisés. Mais pour un regard étranger nous serons barbares et avec raison (cf. le texte 74 dans « De la Cour » « L’on parle d’une région où les vieillards sont galants… »). Cet égocentrisme nous fait juger de tout sans nuance, et notre esprit paresseux oublie souvent de vérifier le bien fondé de jugements trop généraux (cf. 22 : « Tous les étrangers ne sont pas barbares… »).

- Ainsi l’écrivain revient-il souvent sur la « prévention » de nos jugements : le terme revient à maintes reprises : c’est le fait d’avoir des jugements préconçus, des préjugés. En 22 « la prévention du pays » signifie que nous sommes prévenus en faveur de notre pays. De même en 4 « deux choses nous préviennent » c’est-à-dire nous empêchent d’avoir un jugement objectif en nous donnant des idées préconçues ; ou encore en 18 : « l’on trouve une prévention… contre les savants » : le parti des ignorants pour éviter de reconnaître sa propre nullité a des idées préconçues sur les savants, est prévenu contre eux. En 41 cette prévention caractérise le jugement préconçu sous l’influence des autres. La prévention ici, c’est écouter sans douter, c’est laisser parler le mensonge sans écouter la raison : « misère de la prévention, mal désespéré… ».

b) C’est une des raisons pour lesquelles est dénoncée l’inconstance de nos jugements

En effet, ces jugements sont donc soumis à toutes sortes de variables :

- pour des raisons liées à notre nature changeante cf. 2 « l’entêtement et le dégoût de suivent de près ». Notre jugement sur l’objet change cf. 13 à propos de Quinault, encensé puis honni, ou en 14, les caprices du public qui font préférer le pire au meilleur (Chapelain au-dessus de Corneille), et surtout en 39 « En moins d’une heure on est exposé à dire le oui et le non sur une même chose », repris en 94 où La Bruyère constate une espèce de révolution totale en moins de vingt ans sur toutes choses.

- pour des raisons liées à la nature de l’objet : si l’objet lui-même varie, on ne peut évidemment pas tenir sur lui un jugement lui-même inconstant : cf. 91 « est-ce du caractère de ces personnes, ou de l’incertitude de nos jugements ou même de tous les deux ? » ; en 56, il montre comment  un homme peut à la fois être un imbécile et un génie, de même en 58.

On rejoint alors la problématique même d’un auteur de « caractères » : que peut dire de certain celui qui juge un objet changeant ? C’est pour cette raison que La Bruyère revendique pour lui-même le droit de se contredire, de ne pas être là où on l’attend, d’échapper (au lecteur) autant que son objet lui échappe, cf. 93 où l’on voit clairement exposé le problème du livre à propos de la disgrâce (qui peut éteindre les haines ou au contraire favoriser le mépris), La Bruyère  commentant les deux paragraphes contradictoires qu’il vient d’écrire en disant : « Je me contredis, il est vrai, accusez-en les hommes dont je ne fais que rapporter les jugements »

2. Le bon usage de la raison

- Pourtant face à cette variabilité des jugements La Bruyère (qui n’en est pas à une contradiction près) oppose les principes cartésiens du bon fonctionnement de la raison : ceux de la vision claire et distincte cf. 42, ou en 103, quand il constate que l’homme se sert rarement de sa pensée, alors que ce devrait être un usage quasiment « naturel ».

- L’homme de bien : La Bruyère s’attache alors, comme pour montrer son aptitude à faire bon usage lui-même de son jugement, à définir exactement les mots (sujets aux variations eux aussi) qu’il emploie, car si les jugements sont faux, c’est souvent que les mots perdent leurs sens. Ainsi des termes au départ inventés par « la colère et la haine » deviennent familiers et ont un sens édulcoré. Ainsi la première façon de juger correctement c’est d’employer les mots dans leur sens propre : supprimer l’ambiguïté des outils dont on se sert pour s’exprimer. Que veut-on dire quand on dit de quelqu’un qu’il est « un honnête homme » ? cf. 55 où il distingue un honnête homme, d’un habile homme, d’un homme de bien ; il y a là une critique de « l’honnête homme » qui n’est pas pour La Bruyère l’équivalent de l’homme de bien (cf. Castiglione) mais qui tend à devenir au contraire l’équivalent de l’habile homme (cf. Gracian). Ainsi l’honnêteté de l’honnête homme est-elle moins positive que négative !

Même distinguo entre les mots sage/savant/pédant : en 11 la sagesse (Platon, Socrate) s’oppose à la science (Varron) dans la mesure où la science est inutile au bonheur. En 17, « savant » et « pédant » sont pour plusieurs, des synonymes.

Même impression de décrochement entre le mot et son signifié en 69 quand il dit que c’est finalement dire une injure à quelqu’un que le traiter de philosophe, parce « un si beau nom » n’est plus en accord avec « son idée propre et convenable » : le mot ne veut plus dire la même chose.

C’est pour cela que répondant d’ailleurs aux attaques des « sots et des gens d’esprit » (!) (104) il va chercher à définir l’idéal de ce qu’il cherche à atteindre dans son activité d’écrivain, et à se distinguer avec soin du « bel esprit » : un véritable homme de lettres n’est pas « un bel esprit » cf. 20 , et ce qu’on appelle « un homme d’esprit » ne correspond pas à ce qu’il cherche à être, dans la mesure où « grossièreté, brutalité » peuvent être les vices de l’homme d’esprit (48).

Donc l’écrivain va défendre les vrais droits de l’esprit cf. 18 où il revendique l’honneur d’être érudit (non pas d’une érudition d’étalage cf. Herille en 64 qui ne parle que par citations). Mais il voit dans le mépris pour les érudits le complot des ignorants qui leur reproche de ne pas être « mondains ». Et il oppose le manque de fond de la politesse au véritable fond de l’esprit.

Même défense du « philosophe » en 19 ou… de l’helléniste, dont il justifie la spécialité !

Mais le texte où il se montre le plus virulent est le texte 21 où il montre que la société force l’homme de lettres, s’il veut vivre, à devenir commerçant ! Car la société ne reconnaît pas que sa propre activité (penser juste) puisse par elle-même être rémunérée. Ingrate société !

- Il y a donc toute une galerie de portraits qui tracent le visage de l’homme de bien, plus sage que le savant plus libre qu’oisif, amateur de beau langage et à la moralité impeccable. Cf. en 66 Socrate qui, au lieu de railler les personnes directement « blâmait les moeurs qui étaient mauvaises » (Le même La Bruyère disant ailleurs qu’il fallait se moquer de la raillerie trop facile…), Antisthène qui revient à deux reprises en 67 et 21, enfin Héraclite et Démocrite (que réunissait une anecdote fameuse de l'Antiquité, opposant les pleurs de l’un et le rire de l’autre devant la misère humaine. Ce sont là les deux voix de La Bruyère :  constat amer  ou au contraire rire et légèreté devant l’inconséquence humaine. En 118, il fait parler Héraclite à propos de l’usurpation par Guillaume d’Orange du trône d’Angleterre, et il rêve avec lui d’une vie primitive où « les renards et les loups cerviers » ne seraient plus des hommes, mais redeviendraient des animaux réels. Le ton est ici véhément, et même dramatique. Au contraire en 119, on entend Démocrite tenir des propos réducteurs sur l’homme, dans une langue ironique à la Voltaire. Deux exercices stylistiques donc dont le sujet est le même (Guillaume d’Orange) : façon de dire l’actualité et l’événement sans les dire et de montrer par leur amplification jusqu’où va la folie des hommes.

Étude du texte 21 Antisthène le mareyeur

Dans ce fragment, Antisthène représente La bruyère. Du reste, le « je » du discours direct que La Bruyère a choisi tout au long facilite la transposition.

Il s’agit à la base d’un « topos » : le poète crève-la-faim, cf. entre autres Du Bellay, avec toujours une même complaisance à mettre « en scène et en loques » l’homme de lettres. Cf. aussi Mathurin Régnier, Boileau dans sa satire 1. Ici l’ensemble est traité sur le mode burlesque, mais l’écrivain ne se contente pas d’évoquer ce thème, il pose aussi la question plus importante de la place de l’homme de lettres dans la société.

Composition

Il s’agit d’une argumentation où, après un exorde remarquable par la vigueur de son entrée en matière (« Qu’on ne me parle jamais… ») se terminant par un refus catégorique d’Antisthène (Je renonce à écrire), le développement va expliquer les raisons de sa décision. Donc des arguments montrant comment la différence de traitement entre les écrivains et les autres devrait être l’inverse de ce qu’elle est (et qu’il est donc anormal qu’un écrivain soit pauvre).

  • Sur le plan du juste et de l’injuste : il oppose la « gloire » de l’un (mais qui se révèle « du vent » puisqu’elle ne rapporte rien) au « vil métal » de tous ceux qui s’enrichissent par des procédés malhonnêtes : le praticien (= procureur ou avocat) qui sait comment conduire un procès, « l’homme rouge ou feuille morte » (c’est la couleur de la livrée d’un laquais !) dont la conduite malhonnête le conduit jusqu’à la noblesse, le montreur de marionnettes, le charlatan qui vend de la prétendue eau minérale… etc. Donc voilà des gens à la fois mahonnêtes et qui ont pourtant très bien réussi ; « et moi, dit Antisthène, moi qui ai la gloire  de l’écrivain, je reste au bas de l’échelle !! »
  • Sur le plan de l’utile et de l’inutile : il montre comment la société ne considérant pas l’instruction aussi nécessaire que l’habillement ou la nourriture ne paie pas les savants, auteurs ou philosophes (et d’opposer « tuiliers, ouvriers à l’écrivain !)

Donc la double antithèse (écrivains//gens malhonnêtes et hommes de métier//écrivain) montre la situation précaire de l’écrivain : porté aux nues, il n’a pas d’argent pour vivre (à l’inverse de ceux qu’il est de bon ton de mépriser !). Pensant et parlant juste, il n’est pas rétribué pour cela.

La conclusion s’impose : (cf. le « continue Antisthène » qui suggère qu’on n’entende ici que le choix d’Antisthène - c‘est une troisième personne - La Bruyère ne l’imitera pas) Antisthène va prendre un « office lucratif » et ainsi écrire non pour vivre mais pour s’amuser, comme une activité de loisir. Et la chute très ironique prend un tour burlesque pour opposer… le poissonnier qu’il est devenu au titre de l’œuvre métaphysique qu’il écrit « Du Beau… Du Premier Principe »(noter les majuscules).

Le ton

Il est toujours d’une extrême virulence :

  • Un discours qui ne s’embarrasse pas de longues phrases : spontanéité de l’indignation cf. les énumérations, les questions rhétoriques qui sont comme des reprises d’argument de l’interlocuteur (« j’ai un grand nom, dites-vous ? ») ou un vrai dialogue aussi ; il y a aussi beaucoup de tours elliptiques, qui font l’économie de phrases ou de verbes (« folie simplicité… cela ou rien… »).
  • Un discours virulent : hyperboles (cf. celles qui caractérisent le livre « in folio » traitant « de  toutes les vertus et de tous les vices » « ouvrage suivi, méthodique… »), les antithèses systématiques cf. « grand nom, gloire // vent // grain de métal » ou bien « payer à l’ouvrier // paye-t-on… » etc.
  •  Un lexique, volontairement redondant, de l’argent (qui installe le texte dans la tonalité du burlesque) pour bien montrer que celui qui est loin des préoccupations toutes matérielles des autres doit comme les autres être rétribué parce qu’il fait des choses soit plus justes soit plus utiles (le métal, les frais, vendre, pensions, or, gain, payer, lucratif…)

La présence de toute cette matérialité est un argument supplémentaire, comme s’il disait : « pensez-vous que je ne sois pas un homme comme tous les autres ? » La Bruyère subtilement montre les incohérences de la société qui pense à tort que les biens matériels sont les plus nécessaires à la vie humaine, et sui non seulement se trompe en ne mettant pas sur le même plan l’instruction et les biens matériels, mais surtout fait comme si pour le poète, qu’elle ne paye pas (mauvais lit, chambre non chauffée…) le côté matériel n’existait pas !

Conclusion

Ainsi, l’écrivain défend-il sa propre façon d’écrire. Écrire précisément pour vivre, pour assurer son existence. L’Ecriture doit aussi rentrer dans le circuit commercial, non qu’elle devienne « un commerce » mais le livre doit avoir un « cours », car c’est un métier d’écrire, une compétence, un travail. Dans une société aristocratique où écrire reste un jeu pour les Nobles (cf. La Rochefoucauld). La Bruyère revendique le droit d’écrire des choses pas très sérieuses (comme eux !) mais de le faire avec la compétence du spécialiste, parce qu’il est nécessaire qu’il y ait des spécialistes de la langue et de la pensée. Ainsi caractérise-t-il ironiquement l’écriture que la société pourrait le forcer à pratiquer « Écrire par jeu, par oisiveté, comme Tityre… ». Au jeu s’oppose implicitement le sérieux d’un travail de professionnel (cf. l’horloger). A l’oisiveté-passe-temps s’oppose la liberté de l’écrivain, cf. 104 : « La liberté n’est pas oisiveté ; c’est un usage libre du temps ; c’est le choix du travail et de l’exercice… »).

Ainsi, nous voyons ici apparaître un véritable « écrivain » qui refuse de rentrer dans les catégories habituelles de l’ époque : ni le poète va-vu-pied marginal, ni un docte, un savant (cf. les savants ou moralistes de son époque), qui publie d’épais traités et qui peut en faire même un passe-temps, comme un magistrat, car La Bruyère sait que ces ouvrages sont ennuyeux (cf. son discours à l’Académie) mais un homme respectable dont le métier   est de bien écrire, tout en divertissant pour amener, comme le savant, ou comme le moraliste à mieux penser et à mieux se conduire, et dont la production doit rentrer dans le circuit commercial : donc pas de « pension » mais une indépendance qui lui assure la liberté d’écrire.

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