L’influence des sensualistes du XVIIIè fait que Stendhal paradoxalement est plus moderne que ne seront plus de cinquante ans après lui les Naturalistes. Cf. C.E. Magny : « L’erreur du naturalisme est d’avoir cru que le récit serait d’autant plus objectif que le conteur se ferait plus neutre, plus impersonnel ». Au contraire, Stendhal inaugure le réalisme le plus authentique, car son souci est de sauvegarder la particularité des points de vue : la science parle du général, mais le romancier ne peut parler que du point de vue d’une conscience toujours « en situation » (cf. le roman moderne), et donc Stendhal récuse toute universalité au nom du vrai, du beau : « Nous sommes emprisonnés dans nos propres sensations et plus emprisonnés encore dans les jugements que nous en tirons ».
Le vrai n’est que ce que nous éprouvons comme vrai dans le moment même.
Mais la volonté de coïncider avec une conscience particulière entraîne un inconvénient : l’absence délibérée de plan d’ensemble, une impression d’improvisation, de hasard. Or le lecteur, en principe n’aime pas cette impression, et paradoxalement, voit encore plus la marque de l’auteur, alors que dans un projet ferme, on confond l’auteur et la nécessité interne des faits. Chez Stendhal cet inconvénient est compensé par cette impression de liberté : une finalité non plus rationnelle, mais celle d’une croissance organique : le progrès du roman est le progrès d’une passion. A l’inverse de Zola où tout semble donné d’avance, ici il y a coïncidence entre la découverte du romancier et celle du héros.
Ce relativisme dû à la perception particulière de chacun se double d’un relativisme moral. La sélection que nous faisons dans l’univers ne fait que nous diriger vers ce qui est déjà nous-même (cf. La Rochefoucauld). Lire à ce sujet les réflexions que se fait Julien dans sa prison.
Le roman est une monographie où tout est vu par le héros : nous sommes en face d’un monde en voie d’interprétation subjective et non devant un acteur. De même il n’y a pas de « récit » à proprement parler dans ces romans, mais des monologues intérieurs où les personnages, spécialistes de l’introspection pratiquent leur propre analyse (à l’inverse d’un conteur qui s’érige en psychologue cf. Mme de Lafayette).
Comme tout est vu par le héros, il est ainsi normal que le narrateur ne décrive pas par exemple, les yeux de Fabrice, parce que ce sont des yeux « voyants », et non vus. Pour les mêmes raisons, Stendhal s’interdit de faire du style, parce que le style s’interpose entre le monde et le héros.
Tout cela implique que, à part le héros (la conscience qui voit), tous les autres personnages sont des images vues, et ne sont jamais décrits du dedans. A l’inverse de Balzac Stendhal ne veut pas peindre la société, mais la société telle qu’elle est vue par son héros : tout est vu dans le présent même du héros, comme dans la vie, ni prolepses, ni analepses, mais comme au théâtre on est plongé dans un présent imprévisible et tout tendu vers l’avenir, c’est ce qui explique que les héros ne comprennent que peu à peu ce qu’ils voient « Tourner la description en étonnement… ».
Ainsi quand Julien découvre peu à peu quel est l’inconnu qui répète devant le miroir une sorte de comédie : dans cette scène presque toutes les données sont à mettre sur le compte d’un « il vit… » et l’affaire ne s’élucide pour le lecteur que lorsqu’elle s’est éclaircie pour Julien.
De même au chapitre XXIII, dans le tableau de l’adjudication : les actions et les gestes, notés exactement, mais sans jamais de liaison de sens n’y apparaissent qu’obscurément, à travers les conjectures de Julien (« il vit l’afficheur…il le suivit avec empressement ; je vais savoir le secret au premier coin de rue… »). Ou encore au chapitre XXIII de la seconde partie le lecteur s’en tient aux remarques de Julien pour connaître l’identité du personnage en train de fouiller le coffre qui est dans sa chambre : « A côté du maître de poste était un homme qui fouillait tranquillement dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les manches de son habit, qui étaient noires et fort serrées. C’est une soutane, se dit-il… »