Marivaux, La Vie de Marianne : "la Varthon"

Marivaux, La vie de Marianne (Texte p. 429-430, Édition Dagen Folio-Classique)

Cet extrait de La Vie de Marianne se situe au moment où la Varthon, arrivée au couvent dans les circonstances romanesques que l’on sait (évanouissement devant Valville, qui tombe à genoux devant elle, sous les yeux médusés de Marianne) va échanger des confidences avec Marianne.

Elle me confiait son affliction ; et, dans l’attendrissement où nous étions toutes deux, dans cette effusion de sentiments tendres et généreux à laquelle nos cœurs s’abandonnaient, comme elle m’entretenait des malheurs de sa famille, je lui racontai aussi les miens, et les racontai à mon avantage, non par aucune vanité, prenez garde, mais, ainsi que je l’ai déjà dit, par un pur effet de la disposition d’esprit où je me trouvais. Mon récit devint intéressant ; je le fis, de la meilleure foi du monde, dans un goût tragique ; je parlai en déplorable victime du sort, en héroïne de roman, qui ne disait pourtant rien que de vrai, mais qui ornait la vérité de tout ce qui pouvait la rendre touchante, et me rendre moi-même une infortunée respectable.

En un mot, je ne mentis en rien, je n’en étais pas capable, mais je peignis dans le grand : mon sentiment me menait ainsi sans que j’y pensasse.

Aussi la belle Varthon m’écoutait-elle en me plaignant, en soupirant avec moi, en mêlant ses larmes avec les miennes ; car nous en répandions toutes deux : elle pleurait sur moi, je pleurais sur elle.

Je lui fis l’histoire de mon arrivée à Paris avec la sœur du curé, qui y était morte ; je traitai le caractère de cette sœur aussi dignement que je traitais mes aventures.

C’était, disais-je, une personne qui avait eu tant de dignité dans ses sentiments, dont la vertu avait été si aimable, qui m’avait élevée avec des égards si tendres, et qui était si fort au-dessus de l’état où le curé son frère et elle vivaient à la campagne ! Et cela était encore vrai.

Ensuite je rapportai la situation où j’étais restée après sa mort ; et ce que je dis là-dessus fendait le cœur.

Le père Saint-Vincent, M. de Climal, que je ne nommai point (mon respect et ma tendresse pour sa mémoire m’en auraient empêchée, quand j’en aurais eu envie), l’injure qu’il m’avait faite, son repentir, sa réputation, la Dutour même chez qui il m’avait mise, si peu convenablement pour une fille comme moi ; tout vint à sa place, aussi bien que madame deMiran, à qui, dans cet endroit de mon récit, je ne songeai point non plus à donner d’autre nom que celui d’une dame que j’avais rencontrée, sauf à la nommer après, quand je serais hors de ce ton romanesque que j’avais pris. Je n’avais omis ni ma chute au sortir de l’église, ni le jeune homme aimable et distingué par sa naissance chez lequel on m’avait portée ; et peut-être, dans le reste de mon histoire, lui aurais-je appris que ce jeune homme était celui qui l’avait secourue ; que la dame qu’elle venait de voir était sa mère, et que je devais bientôt épouser son fils, si une sœur converse qui entra ne nous eût pas averties qu’il était temps d’aller souper ; ce qui m’empêcha de continuer et de mettre au fait mademoiselle Varthon, qui n’y était pas encore, puisque j’en restais à l’endroit où madame de Miran m’avait trouvée ; ainsi cette demoiselle ne pouvait appliquer rien de ce que je lui avais dit aux personnes qu’elle avait vues avec moi.

Dans cette scène où l’intimité des deux jeunes filles incite à l’épanchement, nous allons lire pour la dixième fois le récit des aventures de Marianne. Ce sera la dernière fois qu’on en aura le détail, avant le récit très dépouillé qu’elle fera au « vieux officier ». Cependant, pour la première fois, Marivaux choisit de nous donner ce récit au discours indirect : c’est la narratrice qui rapporte cette conversation, et elle adopte un ton constamment moqueur pour commenter le récit de Marianne. Il nous faut donc voir ce que signifie cette attitude qui dénonce explicitement une tendance au romanesque, pourtant souvent présente dans les autres récits antérieurs de Marianne. S’agit-il de dévoiler le jeu de Marianne et, en quelque sorte le dessous des cartes de la narration en général, ou bien l’enjeu est-il plus complexe ? Nous verrons que si ce texte énonce de façon particulière ce récit souvent entendu, c’est que la narratrice veut en dénonçant une certaine façon de raconter, qui ne peut convenir à la sincérité d’une confidence, à la fois dissimuler les vraies motivations de Marianne et se faire valoir comme narratrice principale. 

I- Les conditions particulières d’énonciation : une énonciation paradoxale

Ce passage nous met en face d’une énonciation paradoxale. En effet autant il y a une réelle intimité entre les deux jeunes-filles, autant la distance est parfois grande entre Marianne et la narratrice qui semble se moquer de sa façon de parler. Ainsi, au lieu de participer à l’effusion qui est mentionnée dans le dialogue des deux jeunes-filles, nous sommes du côté  de la narratrice, à analyser le fonctionnement d’une psychologie qui a poussé Marianne à faire le choix du romanesque.

A. L’intimité des deux jeunes-filles

Le rapport entre les deux jeunes-filles incite à la confidence : c’est le verbe « confier » qui ouvre le texte, et le temps imparfait où il est employé montre précisément le caractère répétitif de ces conversations qui les occupent ; elles ont connu toutes deux le malheur ; l’une est orpheline, et a eu les déboires que l’on sait, et l’autre vient d’être laissée par sa mère au couvent. Cette communauté de situation et « d’affliction » va favoriser l’épanchement.

a) Marivaux montre d’abord cette communauté du malheur par des formules qui réunissent les deux jeunes-filles, que ce soit l’expression « toutes deux » qui apparaît à deux reprises, ou bien le pronom personnel « nous » qui montre leur attendrissement commun, comme le possessif qui réunit les cœurs « nos cœurs s’abandonnaient », ou encore cette communauté de larmes qui se « mêlent » entre elles.

b) La confidence est favorisée également  par la réciprocité de l’échange, qui apparaît dans les tournures symétriques utilisées : « Comme elle m’entretenait etc… je lui racontai aussi les miens » ou encore « elle pleurait sur moi, et je pleurais sur elle ». Il y a une compréhension réciproque qui permet à la plainte de se dire encore plus facilement. 

c) Enfin l’ensemble baigne dans ce climat si particulier d’attendrissement propre au XVIIIe siècle, avec le lexique sentimental attendu : les larmes, « l’effusion de sentiments tendres et généreux », les soupirs, les récits « qui fendent le cœur ». De même encore les trois gérondifs de plus en plus longs, qui montrent la même effusion « en me plaignant, en soupirant avec moi, en mêlant ses larmes avec les miennes ».

Pourtant, si émouvant que soit ce dialogue, la narratrice ne choisit pas de nous le rapporter au style direct, contrairement à ce qu’elle a fait jusque là. Au contraire, elle insiste plus sur la qualité de ce qui est dit que sur le contenu proprement dit (que nous ne connaissons que trop par ailleurs).

B. Absence de discours direct

En effet nous avons devant nous constamment présente la narratrice qui prend en charge le récit de Marianne

a) soit en en faisant un récit de paroles, c’est-à-dire en résumant le contenu des paroles et en les introduisant par un verbe énonciatif : « je lui fis l’histoire de mon arrivée à Paris », je rapportais la situation où j’étais restée » De même quand elle précise « je n’avais omis ni ma chute… ni le jeune homme aimable, etc ». Cette façon de parler insiste plus sur l’énonciation elle-même (je rapportais, je n’avais omis) que sur le contenu du récit.

b) soit en citant les paroles de Marianne au style indirect libre : « C’était, disais-je, une personne qui avait eu tant de dignité… ». Le passé se justifie ici non seulement du point de vue de Marianne, puisqu’elle évoque une personne chère disparue, mais aussi du point de vue de la narratrice comme le montre le plus que parfait employé. Là encore l’énonciation établit une distance entre le lecteur et ce qui est dit, distance que vient remplir la narratrice qui s’interpose constamment entre Marianne et nous.

c) soit enfin en jugeant la manière dont le récit est dit (« Je peignis dans le grand », je traitai ce caractère aussi dignement…, ou l’effet qu’il produit (« et ce que je dis fendait le cœur », ou enfin sa valeur de vérité puisqu’elle tient à dire qu’en dépit d’une certaine tendance à rendre son récit  touchant, Marianne dit « pourtant toute la vérité », et qu’elle « ne menti[t] en rien.

C. la place de la narratrice

a) Ainsi ce qui apparaît surtout dans le texte c’est le jugement de la narratrice qui tantôt se moque du ton qu’elle a employé autrefois pour parler à son amie, et de ce goût qu’elle semble condamner pour le romanesque, et tantôt explicite soit les motivations qui l’ont poussée à parler de cette manière à « la belle Varthon », soit les raisons pour lesquelles elle n’a  nommé ni Climal, ni Valville, ni Mme de Miran. (Ce qui comme on l’apprendra plus tard sera la cause de ses malheurs, puisque la Varthon se laissera courtiser par Valville sans savoir qu’il doit épouser Marianne).

b) On peut en conclure qu’il y a dans le texte une activité constante de la narratrice dont le jeu est ambigu puisqu’elle est occupée à dénoncer ce goût dévoyé pour le romanesque, tout en donnant des raisons bien compréhensibles destinées à excuser Marianne. On voit cette attitude contradictoire de la narratrice dans certaines  tournures récurrentes visant chaque fois à limiter la portée de la critique qu’elle se fait a posteriori :  « Je parlai en héroïne de roman qui ne disait pourtant rien que de vrai, mais ornait la vérité de tout ce qui pouvait la rendre touchante… Je ne mentis en rien mais je peignis dans le grand ». Que cherche-t-elle à faire ?

II- La dénonciation du romanesque : Le romanesque, choix ou alibi ? 

Il est évident que la narratrice veut ici se moquer, comme Marivaux lui-même l’a fait par ailleurs, de cette tendance au  romanesque,  si répandue dans les romans de l’époque,  qui conduit à évacuer du récit tout ce qui peut lui conférer un caractère prosaïque, et à le transformer, pour plaire à un public, souvent féminin, en fiction regorgeant d’aventures invraisemblables. Mais les romanciers  du XVIIIe , et Marivaux en tout premier lieu, vont réagir contre cette tendance et montrer leur volonté  de transformer le roman en « genre vrai » apte à saisir dans cette société en pleine évolution les fluctuations de la vie, comme l’atteste la vogue nouvelle de ces romans-mémoires qui permettent au narrateur de raconter des aventures réelles (ou pseudo-réelles) et d’évacuer toute suspicion de « romanesque », du moins de ce romanesque tel qu’il était défini à la suite des romans précieux du XVIIe siècle. Cependant nous allons voir que si la narratrice se fait le relais d’une telle critique, elle y gagne un précieux alibi qui met  Marianne à l’abri d’une suspicion peut-être plus grave et que la narratrice s’emploie précisément  à dissimuler.

A. La dénonciation du romanesque

La distance établie par la narratrice par rapport au récit qu’elle a fait à la Varthon vise à montrer l’erreur de Marianne, puisque c’est  ce ton romanesque choisi par Marianne qui sera déterminant pour la suite de ses aventures, dans la mesure où elle désarrime ainsi en quelque sorte son récit de tout rapport avec la réalité. 

a) un vocabulaire « noble et tragique » : le registre des mots utilisés en effet transfigure la réalité en lui ôtant tout caractère banal, ou prosaïque : Marianne devient une « déplorable victime du sort », une « infortunée respectable », « une héroïne de roman ». De même, quand la narratrice retranscrit ce qu’elle dit de la sœur du curé, les qualificatifs sont d’un registre élevé : elle évoque « la dignité de ses sentiments », « ses égards si tendres », « sa vertu si aimable » (euphémisme pour parler de la compassion, et de la charité dont cette femme a fait preuve envers Marianne, mots qui sont employés ailleurs plus justement, et que Marianne se garde d’employer ici).

b) Une tendance au grandissement et à l’hyperbole : Marianne se peint dit-elle « à son avantage » ; elle ne peut s’empêcher de dire qu’elle a été mise chez la lingère « si peu convenablement pour une fille comme elle », ni de bien spécifier que la sœur du curé était « si au-dessus de l’état où elle vivait à la campagne », et trois autres tournures emphatiques se succèdent alors pour évoquer le comportement de cette femme qui a montré « tant de dignité » dont la vertu avait été « si aimable », et les égards « si tendres ». De même encore lorsqu’elle parle du « jeune homme aimable et distingué » qui l’a secourue. Nous sommes en plein conte de fées ; c’était un genre, ne l’oublions pas, très à la mode, dans cette première moitié du XVIIIe siècle.

c) Enfin, « ce ton romanesque » dit-elle l’empêche de nommer certains personnages réels de son aventure : c’est à propos de son silence sur le nom de Mme de Miran qu’elle l’explique, voulant sans doute faire apparaître comme une rencontre miraculeuse (ce qu’en vérité elle est !) sa rencontre avec sa bienfaitrice et jugeant que le fait que Varthon la connaisse par ailleurs amoindrirait le « romanesque » de son récit,  c’est du moins la justification explicite qu’elle en donne : « Je ne songeais pas à lui donner d’autre nom… sauf à la nommer après, hors de ce ton romanesque que j’avais pris ». 

Pourtant il est significatif que ce ton romanesque ne l’empêche de nommer ni le père Vincent ni la Dutour. Et, comme par un fait exprès, c’est la parentèle même de Valville qui se voit privée de nom : Marianne s’en justifie  à chaque fois par des raisons plausibles : pour Climal, le respect dû à sa mémoire, dit-elle, (souvenons-nous de son repentir à sa mort) lui  interdit de le nommer, Mme de Miran, elle,  ne peut être nommée, comme on l’a dit, pour que le récit garde toute sa force,  quant à Valville, c’est l’interruption intempestive de la converse, qui les invite tout prosaïquement à « aller souper » qui interrompt brutalement la confidence si romanesque et  empêche Marianne de prononcer ce nom qu’elle aurait « peut-être » prononcé. Nous voyons bien là qu’il y a une contradiction dans la conduite de Marianne, ou plutôt de la narratrice explicitant les silences de Marianne. Pourquoi donne-t-elle plusieurs raisons pour expliquer qu’elle ne parle pas des trois personnages principaux de son histoire, quand la raison « romanesque » aurait suffi ? Quel est le sens de ce « peut-être » à propos du nom de Valville, lourd de sous-entendus, et qu’emploie la narratrice, si prompte pourtant dans ce passage à dénoncer ce petit péché qu’a eu Marianne de vouloir enjoliver son histoire, mais qui au contraire intervient là directement, avec ce tour irréel qu’elle emploie (« et peut-être lui aurais-je appris que ce jeune homme… etc »)  confondant cette fois-ci sa voix avec celle de son héroïne pour expliquer les raisons de son silence ?

B. Marianne narratrice

La distance qu’elle montre dans l’ensemble du texte est d’autant moins justifiée que d’une part pendant tout le roman, Marianne a toujours montré cette disposition à romancer sa vie (et cela sans que la narratrice n’en fasse la remarque) et que d’autre part, son héroïne remplit ici les véritables fonctions de tout narrateur, qui rejoignent évidemment  en tout premier lieu celles de la narratrice principale;  outre la fonction narratrice, évidente, la narratrice souligne les autres fonctions qu’assume Marianne :

a) la  fonction de régie : Comme l’a fait la narratrice, Marianne assume des fonctions de régie, en  commençant à « faire l’histoire » (noter le verbe) de son arrivée à Paris puis raconte dans l’ordre la suite de ses aventures : « tout vint à sa place… » dit-elle, après l’énumération de tous les épisodes qui la composent ;

b) la fonction testimoniale :  Comme l’a fait la narratrice, et comme elle l’a fait à plusieurs reprises quand la narratrice rapporte au discours direct ses paroles, elle assure aussi une même fonction testimoniale, quand il s’agit de qualifier tous les « personnages » de son roman, et de « traiter leurs caractères », celui du « jeune homme aimable », comme celui de  « la vertueuse sœur du curé », ce qu’elle fait aussi dignement « qu’elle traite ses propres aventures » ;  

c) Tout cela est souligné si explicitement que le lecteur en vient à se demander si la narratrice ici ne joue pas à montrer le dessous des cartes, et à révéler la façon dont elle s’est prise pour toucher d’une part ceux qui l’ont rencontrée dans son aventure, et d’autre part son lecteur dans sa propre narration. Mais ici, à l’envers en quelque sorte : alors que, jusque-là,  le récit de Marianne tendait à faire prendre pour la représentation d’une réalité ce qui n’était que la représentation de quelque chose de supposé, c’est-à-dire de fictif (sa naissance noble), ici le fictif est devenu la représentation d’une réalité si admise de tous  qu’à l’inverse Marianne veut le retransformer en  une représentation quasiment imaginaire (ainsi avec l’économie de certains noms propres, ou avec les hyperboles constantes). Peut-on jouer sans encombre à ce jeu d’échange entre réalité et fiction ? Peut-on, sans arrière pensée, faire suivre à son lecteur ce chemin inverse  où se dévoile le mécanisme de la représentation romanesque ?

C. Le double jeu de la narratrice

Pourtant son jeu est plus complexe, parce que précisément, comme nous l’avons aperçu, sa position  n’est pas très nette :  elle est tantôt à dénoncer, tantôt à justifier la conduite qu’elle a eue dans cet épisode de son histoire.

a) Elle disculpe Marianne de tout désir de tromperie, en rapportant à ce tour très intime de la confidence cette envie de faire du romanesque.  Et elle insiste beaucoup là-dessus : c’est « la disposition d’esprit où elle se trouvait » , et non pas « la vanité » qui l’a incitée à se peindre « à son avantage », et si son récit devient « intéressant », c’est qu’elle le fait « avec la meilleure foi du monde », enfin quand elle peint « dans le grand », c’est que  son sentiment la mène « sans que j’y pensasse ». N’oublions pas les propos de la narratrice, au début du livre : « je pense qu’il n’y a que le sentiment qui nous puisse donner des nouvelles un peu sûres de nous ». Ainsi le romanesque n’est pas un choix délibéré, fait à dessein pour se grandir, mais un ton conforme à l’humeur du moment. Doit-on prendre cette affirmation pour argent comptant ? La narratrice, forte de la distance qu’elle a établie, nous force la main pratiquement pour croire à ces justifications. Et si le romanesque était un alibi  pour cacher autre chose ?

b) Même jeu encore à la fin du texte où elle donne, comme nous l’avons vu, les raisons qui ont empêché Marianne de nommer les personnages de son « roman ». Mais si d’un côté nous savons que Marianne commet une erreur, en retransformant en fiction ce qui était devenu une réalité,  de l’autre, c’est la narratrice qui  donne en son propre nom les justifications de son silence, disculpant Marianne d’un côté (pour Valville et Climal) mais l’accusant de l’autre ( à propos de Mme de Miran). Finalement on se demande à quel jeu joue la narratrice principale.

III-  Le narcissisme de la romancière

Il faut donc réexaminer de plus près l’agencement du récit, à l’intérieur même du récit général de La Vie de Marianne. Et l’on verra peut-être mieux comment, en réalité, la narratrice veut gagner sur tous les tableaux.

A. Le portrait de Marianne

Marianne pour la première fois apparaît explicitement en narratrice ; n’est-ce pas déjà faire état de ce talent qui conduit la narratrice, devenue âgée, à écrire son histoire ? 

a) sur le plan de l’histoire de Marianne elle-même,  ce passage en effet, marque une étape importante, c’est le moment où elle prend conscience, peut-être précisément parce qu’elle a su faire passer dans la réalité son histoire fantasmée, qu’elle a ce talent d’émouvoir et de séduire. Au lieu donc de le faire spontanément, comme lorsqu’elle était mue par l’urgence de convaincre et de se tirer de la misère où elle se trouvait, voilà que désormais, maintenant qu’elle se sait à l’abri de tout besoin (elle va épouser Valville, a retrouvé une vraie « mère » dans Mme de Miran), elle va imiter en l’exagérant le récit qu’elle a maintes fois raconté, car  elle sait  que c’est parce qu’elle est capable de bien raconter qu’elle a été écoutée ; c’est dans cette posture d’auteur romanesque qu’elle se constitue définitivement en sujet, énonciateur de sa propre histoire. Mais si d’un côté le roman peut finir à ce moment-là, peu importe comment finalement, de l’autre ce calcul romanesque qui transforme en posture ce qui auparavant  n’était que le résultat spontané de son désarroi, comme un cri peut émaner du plus profond de l’être, va renverser son destin puisqu’il va entraîner sa rupture avec Valville.

b) sur le plan du rapport entre la Marianne du passé et celle du présent, d’autre part,  ce passage a aussi son importance : il montre  les capacités futures de la narratrice, et nous fait comprendre dans le rapport entre Marianne et la Varthon la situation d’énonciation qui lie la narratrice à sa lectrice, de même qu’il anticipe complaisamment avec l’intérêt que prend la Varthon à cette histoire, sur l’intérêt que prendra la lectrice au récit de ses aventures. Ainsi, la critique de son héroïne dissimulant sa réelle fierté, la narratrice n’en établit que mieux sa ressemblance avec elle, c’est-à-dire une commune capacité romanesque. Et on peut dire à certains égards que le roman peut finir puisque l’héroïne, ici précisément, est devenue une narratrice consciente de ses talents.

B. Le romanesque comme alibi

a) Mais d’un autre côté si sa présence légèrement ironique vis-à-vis de Marianne n’accrédite que mieux ce qu’elle nous en dit (d’autant qu’un récit à la première personne implique que nous ne pouvons nous fier qu’à elle) il est possible que Marivaux cherche précisément à montrer dans les contradictions de sa narratrice quelque chose d’autre qu’elle ne veut pas dire mais que le lecteur peut fort bien comprendre... Car si Marianne en face de Varthon veut peindre « dans le grand », n’est-ce pas peut-être tout simplement pour la raison qu’elle cherche surtout à l’impressionner ?  D’abord pour montrer le talent dont elle est capable, elle, dont l’origine, quoi qu’elle dise, reste incertaine, face à la « vraie » noble qui l’écoute, mais surtout parce qu’après le dépit qu’elle a éprouvé en voyant l’empressement de Valville devant sa rivale, elle veut en quelque sorte, avec ce récit, se grandir aux yeux de la responsable de son humiliation. Ainsi, cette enflure romanesque où elle apparaît comme une héroïne tragique est-elle le moyen de compenser cette blessure d’amour-propre qu’elle a éprouvée. Loin que le romanesque soit le résultat d’un certain abandon du sentiment, c’est au contraire une recherche volontaire et un alibi pour cacher un dépit que ni Marianne ni la narratrice ne veulent s’abaisser à reconnaître explicitement. 

b) Donc s’en prendre au romanesque, c’est prévenir le jugement du lecteur et l’empêcher de trouver à ce romanesque d’autres raisons que celles qu’elle a données. Et d’ailleurs donne-t-elle de bonnes raisons pour expliquer qu’elle taise justement à la Varthon le nom des trois seules personnes que sa rivale connaisse dans cette histoire ? On a déjà constaté le caractère contradictoire de ses justifications, d’autant qu’on se serait plutôt attendu, au contraire, à ce qu’elle cite le nom de ceux que connaît Varthon, et qu’elle ne nomme ni la Dutour, ni le père Vincent, dont les noms ne peuvent rien lui dire. Mais c’est peut-être pour ne pas apparaître comme la protégée de ces personnes-là (et ne pas se mettre alors, une fois de plus,  en infériorité réelle devant la « belle Varthon ») qu’elle ne les nomme pas, parce que  la « belle Varthon » est, de fait, l’objet d’une jalousie, qu’elle ne veut pas avouer,  celle de Marianne comme celle de la narratrice : l’adjectif « belle » lui a échappé : on y lit tout son dépit ; ne voit-on pas alors combien elle est proche de celle qu’elle prétend mettre à distance ?

C. Marianne, le faire valoir de la narratrice

Mais son jeu ne s’arrête pas là, parce que si elle s’en prend à ce penchant romanesque, c’est justement pour dire que, précisément, elle, la narratrice,  ne veut pas faire la même chose : ce que j’écris est vrai, et vous ne lirez que la stricte réalité, vous verrez un cocher, et une lingère, vous verrez des histoires de hardes, et de mouchoir, vous verrez un accident etc. Souvenons-nous de ce que dit Marivaux de sa narratrice dans l’avertissement de la deuxième partie : « Ce n’est pas un auteur…c’est une femme qui….s’imagine être avec son amie, lui parler, l’entretenir, lui répondre ». Nous avons ainsi dans ce texte comme le négatif de ce que veut faire la narratrice :  dans le cadre d’une confidence, quel ton employer ? Il semble que Marivaux veuille nous montrer que l’expression véridique d’une intimité ne peut prendre sans dommage une forme « romanesque » : La péripétie future de Marianne lui prouvera son erreur. Par là-même, Marivaux, et sa narratrice justifient le tour parlé, le réalisme, le mélange naturel de réflexions et de narration qui caractérisent un style «vrai », donc non « romanesque », c’est-à-dire, qui reproduit la vie, avec tous ses à-peu-près, ses incertitudes, et sa spontanéité. 

Ainsi la narratrice montre-telle de cette façon sa supériorité par rapport à la jeune Marianne. Celle-ci était devenue une « romancière », en faisant croire à la vérité d’une fiction, qui la fait alors tomber dans les pires poncifs romanesques, elle en sera punie par la rupture de son mariage avec Valville, mais la narratrice  fera,  elle, le récit vrai de ses aventures, où ce sera la vérité même de la vie, dans son mélange indissociable de romanesque et de trivialité qui sera représentée. Mais par cette distance qu’elle établit par rapport au récit produit par son héroïne, la narratrice nous fait alors adhérer encore plus à ce qu’elle dit, nous faisant  prendre pour une réalité la fiction inventée par Marivaux, ce qui lui permet en même temps de  se présenter en revanche toujours « à son avantage » ! Voilà que c’est elle qui à son tour fait preuve  de ce  narcissisme qu’elle dénonçait chez la jeune Marianne. 

Nous pouvons conclure en disant que ce texte nous permet d’ évaluer la pertinence de la forme romanesque, telle qu’elle a été reçue et transformée par Marivaux, pour l’expression de l’intime : dans son aspect traditionnel  le roman offre un modèle esthétique auquel Marianne se réfère  dans ses confidences pour impressionner sa rivale, et prendre en quelque sorte sa revanche sur elle. Le dévoilement de son intimité a une visée intéressée dans laquelle le parti-pris romanesque joue un double rôle de revanche et d’intégration sociale et esthétique  à la noblesse.  Mais cela aboutit à la catastrophe, avec le retour du réel qu’elle avait cherché à écarter. Au contraire la narratrice instaure avec sa lectrice une réelle relation d’intimité grâce à une écriture spontanée et primesautière où apparaît la réalité dans sa diversité complexe ; sans se préoccuper des réactions de son interlocutrice (qu’elle décevra même quelquefois), et parce qu’elle montre, son statut de « comtesse », la mettant à l’abri de toute suspicion) une liberté de parole incontestable dans une société qui reste pourtant encore si attachée aux valeurs sociales et esthétiques de l’ancien régime.

Cependant ce texte, comme l’ensemble du roman, ne se réduit pas à être le lieu de la tension entre ces deux formes de romanesque auxquelles correspondent ces deux sortes d’intimité, l’une codée, et romanesque,(celle que représente ici la jeune Marianne) et l’autre, plus réaliste et triviale (celle qu’établit la narratrice). Car c’est dans l’organisation du récit lui-même, comme on l’a vu dans ce texte, que la nature du « moi » le plus profond apparaît en dernier ressort, dans ce qu’il a de plus trouble, précisément parce qu’il reste délibérément en deçà de l’expression : un élan intérieur qui est à la fois le moteur de la vanité et la source de la valeur de l’individu.  

Marivaux, La vie de Marianne (Texte p. 429-430, Édition Dagen Folio-Classique)

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