Situé en Phocide, région de Grèce centrale, à une dizaine de kilomètres de la mer Ionienne, Delphes était pour les Grecs anciens le centre géographique du monde. A près de 600 mètres d’altitude, accroché au flanc de l’aride Mont Parnasse qui culmine lui-même à 2 459 mètres, dans une zone pourtant difficile d’accès, ce site historique abrita durant plus de mille ans (de la fin du VIIè siècle au IVè siècle après J.-C.) le plus prestigieux sanctuaire d’Apollon : on y venait de toute la Grèce consulter l’oracle de la Pythie. Ses vestiges archéologiques redécouverts au XIXè siècle sont aujourd’hui parmi les plus visités de Grèce.
Que dit la mythologie ?
Delphes était selon la mythologie le « nombril du monde », l’endroit où s’étaient rejoints les deux aigles envoyés par Zeus depuis les bords du disque terrestre. Le lieu était marqué symboliquement dans la fosse oraculaire du temple par l’omphalos (« nombril ») : une énorme pierre sacrée en forme d’ogive, sculptée de croisillons évoquant un filet de laine et surmontée de deux aigles d’or.
Selon la tradition, le tout jeune dieu Apollon, qui, quatre jours seulement après sa naissance, cherchait un lieu où édifier un sanctuaire à sa gloire, finit par choisir les pentes du mont Parnasse. Cependant Delphes était alors le repère du terrible serpent Python, fils et gardien du sanctuaire de Gaïa, divinité de la terre. La perfide nymphe Telphousa, qui régnait sur une source de cet endroit, lui conseilla de s’aventurer dans une gorge sauvage, sachant que le redoutable serpent l’y attendait pour le tuer. Mais Apollon le tua d’une flèche habile, en lui souhaitant de pourrir sur place (en grec πυθειν, « puthein » = pourrir) et s’appropria l’endroit. Il vengeait ainsi sa mère Leto que Python avait poursuivie alors qu’elle était enceinte. Pour apaiser Gaïa, Apollon créa les jeux Pythiques. Le dieu punit aussi Telphousa de son mauvais conseil, peut-être soufflé par la jalouse Héra, en enterrant sa source sous un rocher.
Voyant enfin arriver au large un bateau venant de Crète, Apollon prit l’apparence d’un dauphin (« delphinos » d’où viendrait le nom « Delphes ») pour attirer l’équipage : ses marins devinrent les premiers prêtres de son culte.
Omphalos, Musée archéologique de Delphes. Vraisemblablement une copie romaine ou hellénistique de la pierre originale © Wikimedia commons
Comment se présentait le site ?
L’Histoire rejoint en partie le mythe : la région de Delphes était en effet occupée depuis longtemps (le village de Pythô occupait le site à l’époque mycénienne) lorsque le sanctuaire d’Apollon fut créé, sans doute vers 800 avant J.-C. C’était un sanctuaire panhellénique (pour tous les Grecs) administré par une amphictionie (une confédération religieuse de 12 peuples de Grèce). Il connut sa plus grande période de prospérité entre le VIè s et le IVè siècle avant J.-C.
Comme aujourd’hui, une petite ville vivait à l’ombre du sanctuaire. Avant d’arriver, les pèlerins trouvaient sur leur route le sanctuaire d´Athena Pronaia (= devant le temple), aussi appelé aussi aire de Marmaria car le site servait de carrière de marbre. Les visiteurs pouvaient ensuite entrer dans le sanctuaire d’Apollon par plusieurs portes. Le long de la Voie sacrée, chemin en pente assez raide qui menait au temple, s’élevaient une vingtaine d’édifices bâtis par les différentes cités grecques (Spartes, Athènes, Corinthe…). Appelés « trésors » par les archéologues, ces petits temples célébraient le plus souvent une victoire militaire tout en rendant hommage au dieu. Le « trésor des Athéniens » fut ainsi élevé après la victoire d’Athènes sur les Perses à Marathon en 490 avant J.-C. De simples particuliers déposaient dans ces chapelles votives des offrandes hétéroclites : les archéologues ont ainsi mis à jour d’innombrables statuettes ou ustensiles de bronze. S’ajoutaient à ces trésors des groupes de statues, parfois abrités dans des niches, et des stèles gravées présentant des textes officiels : actes d’affranchissements d’esclaves, lois sacrées, édits de l’amphictionie en charge du sanctuaire, traités entre cités… Le site était en fait tellement encombré qu’il fallut plus tard privilégier les ex-votos en hauteur, par exemple des statues perchées en haut de colonnes.
Le temple d’Apollon, reconstruit six fois, était quant à lui imprégné d’une rare valeur mystique et religieuse. Des formules philosophiques accueillaient le visiteur : sur la façade étaient en effet gravées les célèbres « maximes de Delphes », offertes selon la légende au dieu Apollon par les sept sages réunis à Delphes (dont Thalès de Milet). Parmi celles-ci, le fameux le fameux « rien de trop » (Μηδὲν ἄγαν ou mèden agan) symbole de la mesure et le « connais-toi toi-même » (Γνῶθι σεαυτόν ou gnôthi seauton) qui devint la devise de Socrate. Etait également suspendue une grande lettre E (epsilon), dont la signification était déjà trouble dans l’Antiquité : symbole du chiffre 5, premier mot dit à l’oracle (« si », ei en grec), ou abréviation de « tu es » (ei en grec) …
Outre la traditionnelle statue de culte en or du dieu et des offrandes précieuses, le temple abritait l’oracle de la Pythie et des reliques inattendues : les vases d’or et d’argent de Crésus, le trône de fer de Pindare, une statue d’Homère, l’omphalos protégé par un baldaquin et même la tombe de Dionysos à côté de l’oracle d’Apollon dans la partie la plus sacrée du temple. C’est Dionysos en effet qui disait-on régnait sur Delphes pendant les trois mois d’hiver, quand Apollon rejoignait le pays des Hyperboréens et que l’oracle se taisait. Dans le vestibule, un autel était consacré à Poséidon, et un autre dédié à Hestia sur lequel brûlait constamment le feu sacré.
En plus des bâtiments religieux, sur des terrasses supérieures, se trouvaient enfin un stade et un théâtre. Les jeux pythiques (du nom du serpent Python dont on commémorait la mort) étaient organisés tous les quatre ans, en décalage avec les jeux Olympiques : pendant sept jours avaient lieu des épreuves sportives mais aussi poétiques et musicales, Apollon étant aussi dieu de la musique et des arts.
Comment se déroulait la consultation de la pythie ?
Les consultations avaient lieu le sept de chaque mois. Des prêtres assistaient la Pythie, recevaient les pèlerins et veillaient au respect des rites. Les consultants devaient d’abord se purifier à la fontaine Castalie puis payer la taxe de consultation appelée « pelanos ». On vérifiait par le sacrifice d’une chèvre qu’Apollon était disposé à se manifester.
La Pythie (ou les Pythies, car il y eut jusqu’à trois prêtresses officiant en même temps) était choisie parmi les femmes vertueuses de la noblesse de Delphes. Après s’être adonnée elle aussi à plusieurs opérations rituelles préalables, elle descendait dans la partie la plus sacrée du temple, l’adyton, une fosse souterraine située sous la cella. Là, elle mâchait des feuilles de laurier (arbre sacré d’Apollon) et se hissait sur un haut trépied (chaudron à trois pieds) peut-être placé au-dessus d’une fente dans le dallage. Plusieurs auteurs grecs (Strabon, Pausanias, et Plutarque) évoquent en effet une faille naturelle d’où sortait un souffle inspirateur provoquant un état second : le pneuma enthousiastikon. Ayant ainsi inspiré les exhalaisons des profondeurs, la Pythie saisie par un délire prophétique pouvait recevoir l’oracle du dieu et délivrer ses réponses, que des prêtres chargés d’interpréter transmettaient au consultant resté dans la pièce voisine.
Plus tard, les Pères de l’Eglise (Origène et Jean Chrysostome) donnèrent une image négative et sulfureuse de ces prêtresses : assise sur le trépied, la Pythie, qui reçoit le souffle par le vagin, apparaît comme une femme en transe, en proie au Malin. Cette image a contribué à déformer notre imaginaire.
La Pythie était-elle droguée ?
Les fouilles archéologiques menées par l’École Française d’Athènes ont rejeté l’hypothèse de vapeurs s’échappant d’une faille naturelle dans le sol. L’état second de la Pythie pouvait s’expliquer par l’absorption ou l’inhalation de substances hallucinogènes telles que les feuilles de laurier ou autres herbes brûlées…
Cependant en 2001, une équipe de géologues américains de l'Université Wesleyan dans le Connecticut a annoncé avoir découvert une nouvelle faille géologique sous le temple d’Apollon ! On connaissait déjà l’existence d’une première faille. Delphes est en effet situé dans une région tectonique très active. Le site a été touché par plusieurs séismes destructeurs, dont celui de 373 avant J.-C et celui de 515 après J.-C. Des frottements entre deux failles auraient pu entraîner un dégagement gazeux, de dioxyde de carbone (CO2), sulfure d'hydrogène (H2S), méthane (CH4), éthane (C2H6) et éthylène (C2H4), ce dernier étant connu pour ses propriétés euphorisantes et anesthésiques. Dans une cavité fermée comme celle où se tenait la Pythie, ces gaz concentrés pouvaient être dangereux.
La thèse des gaz neurotoxiques évoqués par les auteurs antiques est donc peut-être réhabilitée…
Qu’est-il advenu du sanctuaire par la suite ?
A partir du IVè siècle avant J.-C. s’amorce pour Delphes une très longue et lente période de déclin. Le sanctuaire perd son indépendance et passe tour à tour sous le contrôle de grandes cités. Victime de tremblements de terre, de pillages, il n’est vraiment délaissé qu’avec la montée d’une nouvelle religion : le christianisme. Il est définitivement fermé en 392 après J.-C. par l’empereur chrétien Théodose.
Pendant près de mille ans, le sanctuaire d’Apollon fut oublié et ses ruines progressivement recouvertes : au XVè siècle, l’humaniste italien Cyriaque d’Ancône fut le premier à les identifier sous le modeste village de Kastri. La fouille complète du site ne commença qu’à la fin du XIXè siècle, à l’initiative d’archéologues de l’École Française d’Athènes. Une convention signée en 1891 entre les gouvernements grecs et français accorda le site à la France pendant dix ans. On racheta et détruisit le village de Kastri, après avoir bâti de toutes pièces un autre village plus à l’ouest pour reloger ses habitants ! Des voies ferrées furent aussi créées pour évacuer les déblais. Toutes les découvertes restèrent sur place et exposées dans un musée construit à proximité.
Restaurations et travaux ont été menés régulièrement depuis, et le sont toujours, d’autant plus que le site doit faire face aujourd’hui au tourisme de masse auquel il n’est pas adapté.
Malgré leur état de ruines, les monuments de Delphes témoignent de l’importance du sanctuaire pour l’ensemble du monde grec antique. Le musée abrite une fabuleuse collection de statues, d’éléments d’architecture et d’objets variés. Si ce site exceptionnel, au panorama superbe, attire toujours plus de touristes, c’est qu’il a malgré l’épreuve du temps conservé son pouvoir de fascination.
Ce que chante Homère
Τελφοῦσ , ἐνθάδε δὴ φρονέω περικαλλέα νηὸν
ἀνθρώπων τεῦξαι χρηστήριον, οἵτε μοι αἰεὶ
ἐνθάδ᾽ ἀγινήσουσι τεληέσσας ἑκατόμβα,
ἠμὲν ὅσοι Πελοπόννησον πίειραν ἔχουσιν
ἠδ᾽ ὅσοι Εὐρώπην τε καὶ ἀμφιρύτας κατὰ νήσους,
χρησόμενοι : τοῖσιν δέ κ᾽ ἐγὼ νημερτέα βουλὴν
πᾶσι θεμιστεύοιμι χρέων ἐνὶ πίονι νηῷς. ’
Telphousa, je pense bâtir ici un temple illustre, oracle des hommes qui m'y sacrifieront toujours de parfaites hécatombes. Et ceux qui habitent le gras Péloponnèse, ou l'Europe, ou les îles entourées des flots, viendront m'interroger, et je prophétiserai en paroles véridiques, rendant mes oracles dans le temple opulent.
Homère (VIIIè siècle avant J.-C.), Hymne à Apollon, vers 247-253 (Traduction de Leconte de Lisle, 1868).