"J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline..." Les Contemplations, V, 24, V. Hugo

Confrontation : littératures et cultures antiques / littératures et cultures française et étrangère.

"L’ouverture vers le monde moderne et contemporain constitue l’un des principes essentiels des programmes de langues et cultures de l’Antiquité, dont l’étude, constitutive d’une solide et indispensable culture générale, n’est pas réservée aux seuls élèves qui se destinent à des études littéraires." 

"Travailler de manière méthodique sur les différences et les analogies de civilisation, confronter des œuvres de la littérature grecque ou latine avec des œuvres modernes ou contemporaines, françaises ou étrangères, conduit à développer une conscience humaniste ouverte à la fois aux constantes et aux variables culturelles."

Programmes LCA et LLCA, Préambule.

J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline.
Dans l'âpre escarpement qui sur le flot s'incline,
Que l'aigle connaît seul et seul peut approcher,
Paisible, elle croissait aux fentes du rocher.
L'ombre baignait les flancs du morne promontoire ;
Je voyais, comme on dresse au lieu d'une victoire
Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil,
À l'endroit où s'était englouti le soleil,
La sombre nuit bâtir un porche de nuées.
Des voiles s'enfuyaient, au loin diminuées ;
Quelques toits, s'éclairant au fond d'un entonnoir,
Semblaient craindre de luire et de se laisser voir.
J'ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée.
Elle est pâle, et n'a pas de corolle embaumée,
Sa racine n'a pris sur la crête des monts
Que l'amère senteur des glauques goémons ;
Moi, j'ai dit: Pauvre fleur, du haut de cette cime,
Tu devais t'en aller dans cet immense abîme
Où l'algue et le nuage et les voiles s'en vont.
Va mourir sur un coeur, abîme plus profond.
Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.
Le ciel, qui te créa pour t'effeuiller dans l'onde,
Te fit pour l'océan, je te donne à l'amour. -
Le vent mêlait les flots ; il ne restait du jour
Qu'une vague lueur, lentement effacée.
Oh! comme j'étais triste au fond de ma pensée
Tandis que je songeais, et que le gouffre noir
M'entrait dans l'âme avec tous les frissons du soir !

Ce célèbre poème semble s’inscrire, au-delà des deux livres qui les séparent dans la continuation du dernier poème du livre II qui s’achève sur la mort symbolique du poète au bord de l’océan, « exil métaphysique aussi bien que géographique ». Ici, le poète est aussi face à l’océan, et, de même que cette fleur qu’il a cueillie n’a pour tout parfum que « l’amère senteur des glauques goémons », il dit lui aussi  toute l’amertume de son existence, amertume d’autant plus douloureuse que l’amour qu’il demande à cette  fleur de transmettre ne semble pas devoir  lui procurer aucun soulagement.

Le poème se donne comme une forte affirmation du Je, seul à parler dans le texte, et en même temps comme la lente submersion de ce « moi » dans une nuit où tout son être s’engloutit. Il nous faudra nous demander si ce n’est pas cette forte tension entre la tonalité élégiaque du malheur et la manifestation énergique du sujet lyrique qui non seulement procure cette impression ambiguë de force et de faiblesse, mais surtout est à l’origine de la possibilité même du poème.

I- Une forte présence lyrique

Le « je » est effectivement omniprésent dans ce poème qui est tout à la fois la relation d’une promenade au bord de l’océan, un ensemble de paroles adressées à plusieurs destinataires, et enfin une confidence où le poète rapporte cette expérience qu’il a faite, à ce moment-là, de la montée du néant dans son être.

A. Le récit d’une promenade

a) Un souvenir autobiographique : daté d’août 55, le poème a été écrit quelques années plus tôt, en 52, (mais la date choisie correspond à l’ensemble des textes de la fin du livre V, tous volontairement datés de la même année), et il aurait été envoyé avec une fleur à Juliette Drouet. Cependant le premier vers fait écho à une lettre adressée à Léopoldine le 3 septembre 1837 : « J’ai cueilli pour toi cette fleur dans la dune. C’est une pensée sauvage qu’a arrosée plus d’une fois l’écume de l’océan » (L’attirance de Hugo pour l’Océan a toujours été prémonitoire). Ainsi, d’emblée, le poème se signale par l’imprécision de son destinataire. Il faudra s’en souvenir.

b) Le « je » qui parle dans le poème s’adresse par deux fois à une femme : le poème est scandé par le retour du premier vers, un peu modifié dans ses quatre dernières syllabes : « J’ai cueilli cette fleur pour toi »  sur la colline /  ma bien aimée, où d’emblée le rythme nous indique aussi un déséquilibre car on entre dans le poème avec l’élan d’un octosyllabe, mais cet élan est comme arrêté par la fin de l’alexandrin, ces quatre dernières syllabes qui déstabilisent l’ensemble du vers puisque l’arrêt à la coupe : «  pour toi/sur la colline » (ou « ma bien aimée ») est plus fort que l’arrêt de la césure. On ne sait si cette bien-aimée est à ses côtés, et s’il s’agit d’une confidence lyrique, ou bien si elle est absente, auquel cas l’ensemble se lirait comme une lettre, une pensée qui, en même temps que la fleur, lui serait adressée. Nous nous souviendrons également de cette ambiguïté.

c) Toujours est-il que le poète relate une promenade qu’il a faite au bord de l’océan, à la tombée de la nuit, dans cette posture, où il affectionne de se représenter, de celui qui marche tout en rêvant, promenade dont il a ramené cette fleur si humble (« Elle est pâle » : on pense à Léopoldine, « et n’a pas de corolle embaumée »), fleur réelle, et métaphorique, puisque c’est aussi ce poème qu’il rapporte en même temps.

B. Des paroles

Mais sa description au passé (passé composé, car elle se donne déjà comme du discours) est entrecoupée de paroles au style direct :

a) non seulement les deux adresses (« pour toi ») à la bien-aimée qui est la réceptrice du poème entier,

b) mais aussi les paroles qui s’adressent à la fleur, et qui sont doublement introduites, par un présent descriptif d’abord : « Elle est pâle… » On doit imaginer que le poète la contemple en la donnant ou en écrivant, et ensuite par un très affirmatif « Moi, j’ai dit… » (présence encore plus forte du fait de l’accent à la coupe, plus fort qu’à la césure) rapportant au style direct ce qu’il a dit à la fleur, pour la vouer à mourir non dans l’océan, mais sur le cœur de sa bien-aimée.

c) et enfin la dernière phrase du poème, une exclamative dite par le « je » qui est une plainte lyrique, expression d’une intimité pleine de tristesse et qui, au-delà de la simple confidence, est plus un cri qu’une adresse à quelqu’un.

C. Une entrée dans le néant

a) Mais, parallèlement à cette forte présence du « je », on assiste, dans le poème, à une montée progressive de la nuit : « L’ombre baignait les flancs du morne promontoire » dit le poète au quatrième vers, pour finir par constater dans les derniers vers qu’il ne reste plus du jour « qu’une vague lueur, lentement effacée » (la virgule, comme l’allitération qui produit un contre accent communique cette impression de ralenti où s’abîme la douleur juste avant l’engloutissement général) ; cette entrée dans la nuit s’accompagne d’un mouvement de disparition des objets et des êtres  qui symbolise cette mort irrémédiable à laquelle tout est voué sur terre : le verbe « s’en aller » revient à deux reprises, montrant la communauté du destin de la fleur (« Tu devais t’en aller dans cet immense abîme ») et des autres éléments du paysage (« Où l’algue et le nuage et les voiles s’en vont »). Mouvement de disparition qu’explicitera le vers d’après : « Va mourir sur un cœur… »

b) Alors que le poète, d’autre part, est, lui, constamment présent pour « voir », pour « dire » pour « songer », (ces trois verbes, tous les trois à la première personne du singulier scandent le texte : de la vision  au « songe » en passant par la prise de parole : « Moi, j’ai dit », comme on l’a vu),   il fait surgir la présence de  trois abîmes :  l’océan où s’abîme le soleil avec la venue de la nuit est ce premier « gouffre » auquel il arrache la fleur qui était destinée à le rejoindre, pour la placer sur un autre « abîme, plus profond » qui est le cœur de la bien-aimée, tandis que lui-même  décrit « le fond de sa pensée » comme pénétré par « un gouffre noir ». Ainsi les trois interlocuteurs du dialogue disparaissent-ils dans ce mouvement de néantisation à l’œuvre dans le texte.

c) Enfin les trois derniers vers manifestent concrètement cette entrée dans le néant : la dernière rime noir/soir (qui est comme l’ultime écho de deux paires de rimes masculines et féminines pareillement diphtonguées : victoire/promontoire, et entonnoir/voir) est la sonorité sur laquelle s’achève le poème. Et le rythme traduit ce même sentiment, avec le rejet du verbe et de son complément : « M’entrait dans l’âme» qui d’une part allonge l’alexandrin précédent de quatre syllabes et traduit  cette lente montée du noir, et d’autre part matérialise, avec ce moment de silence nécessaire entre les deux vers, l’existence de ce gouffre, qui n’est pas senti comme le lieu où l’on serait happé, mais, avec ce verbe « entrer » qui traduit un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, comme une force de nuit qui pénètre  dans l’âme. Le poème se refermant de façon symbolique sur un rythme symétrique de celui du premier vers : non plus 8/4, mais 4/8, cohérence voulue de l’ensemble mais qui manifeste avec ce dernier membre de huit syllabes l’inéluctable entrée dans la nuit.

Nous voyons donc qu’au niveau du sens premier du poème, cette forte présence du « moi » est destinée à exprimer encore plus fortement ce sentiment de profond découragement, cette impression d’être possédé par la nuit dans laquelle le poète dit qu’il est entré. Or on peut constater que sur le plan des métaphores et des images, on retrouve cette présence contradictoire de la force et de la faiblesse. Tout dit la défaite du « Je », et tout l’affirme avec une superbe énergie. Le « je » qui s’exprime n’est-il pas sorti vainqueur en définitive de cette ombre qui l’avait envahie, puisque, bien vivant, il parle aussi au présent quand il décrit la fleur qu’il a cueillie ?

II Un poème métaphorique

Le poème entier semble effectivement être une image du poète, diffractée dans l’ensemble du paysage, comme si d’un côté ce « moi » travaillait à sa propre dissolution dans cet éclatement à travers tous les éléments de la description, mais que de l’autre tout était l’image de son propre destin. Car tous les éléments qui entrent dans la vision du poète peuvent être interprétés comme des métonymies métaphoriques qui font apparaître l’isolement du poète, le sentiment de la défaite qui l’assaille, et la tristesse  qui en résulte

A. L’isolement

a) Les éléments du paysage sont autant d’images de l’isolement du moi : la colline est difficile d’accès, puisqu’il a fallu gravir cet « âpre escarpement » (la difficulté s’exprime par la rudesse des la succession « apr/arp », rudesse qui apparaît aussi, avec ce même choc de l’occlusive précédée du « r » dans la sonorité de cette « île de Serk » qui est le lieu que le poète a choisi d’inscrire au bas de son poème). Cet endroit est donc désert, seul l’aigle, comme le fait le poète, le connaît et peut s’en approcher : la répétition de l’adjectif « seul » dans chaque hémistiche du vers 3 montre à la fois le caractère inaccessible de l’endroit, son aspect désert, et la solitude de l’aigle qui a sur les autres ce privilège dérisoire d’une grandeur que personne ne voit. Quant à la fleur qui a grandi sur cette colline isolée, elle semble unique, elle aussi, solitaire comme le rocher, comme l’aigle, et comme le poète, dans un lieu où on ne s’attend pas de trouver des fleurs, car c’est « aux fentes du rocher » qu’elle croissait.

b) Cet isolement est aussi dû à la nuit, qui coupe l’ensemble du paysage du reste du monde en le plongeant dans l’obscurité : les « flancs du promontoire » sont déjà dans l’ombre,  le soleil « englouti », a déjà disparu, la nuit est « sombre », les voiles sont « diminuées » parce qu’elles s’éloignent dans la nuit. Les sonorités de l’ombre et de la nuit envahissent les vers, modulant l’alternance on/oi (la diphtongue du « noir ») : « l’ombre baigne le promontoire, et la sombre nuit, comme on dresse un arc de triomphe au lieu d’une victoire, bâtit un porche de nuées » ; la sonorité « oi » , se retrouve dans le verbe « voyais », puis dans « l’endroit », se prolonge dans les mots « voiles » et « toits », pour se faire entendre une nouvelle fois dans la rime « entonnoir/voir » et l’avant-dernier vers de cette première partie se termine par une expression qui résume cette double série : « au fond d’un entonnoir » et annonce l’expression finale qui rapproche plus encore les deux séries avec cette série d’accents  produites par l’allitération « tous les frissons du soir ».

c) Les personnifications : l’ensemble peut d’autant mieux suggérer l’isolement de l’exilé, pensif sur son rocher dominant l’océan, que les mots qui caractérisent le paysage sont souvent métaphoriques ou impliquent tout au moins une personnification des éléments qui le composent : ainsi l’adjectif « âpre » caractérise un goût, d’ordinaire, une sensation humaine, mais le lyrisme du texte l’attribue à un caractère du rocher, transférant sur cet élément l’expérience du poète, et faisant du rocher sa propre image ; de même le promontoire est en quelque sorte personnifié car  l’ombre baigne « ses flancs », et, à l’image du poète-rocher, il est « morne », il participe au même état d’affliction, de lassitude, ou même il est cet état mélancolique du poète. Les voiles elles aussi sont personnifiées : elles s’enfuient, abandonnant le poète sur son rocher, comme si elles obéissaient à un mouvement d’effroi devant cette image quasi apocalyptique de la nuit s’emparant du monde ; même personnification pour les toits qui sont animés de « la crainte de luire et de se laisser voir », n’offrant donc au poète aucun recours contre la solitude, et  le « je » reste seul,  abandonné de tout ce qui manifestait un peu de vie.

B. La défaite

Ce sentiment d’isolement où se trouve le poète est donc dans un certain sens un sentiment de défaite :  abandon de tous, on l’a vu, et défaite d’une vie, qui semble elle aussi s’en aller dans l’abîme ; Les éléments du paysage vont aussi se charger d’exprimer cette défaite.

a) La comparaison : la défaite est d’abord l’objet d’une vision grandiose où le poète « voit » les ténèbres  (la coupe très forte après ce verbe, « Je voyais »  nous indique la naissance d’une « contemplation » où le poète littéralement «  voit » l’invisible, et ce qui est invisible par excellence, puisqu’il s’agit du noir, de la nuit, du néant) : Comme Enée, au livre II de l’Enéide, voit, grâce à Vénus, qui lui dévoile la réalité des choses, l’ensemble des dieux attelés à la destruction de Troie,  le poète voit ici la nuit construire son édifice évanescent et il le dit  par le biais d’une vaste comparaison qui s’étale sur quatre vers,  enjambant l’un sur l’autre, nouvelle arche de paroles au-dessus de l’abîme ; le poète y décrit le triomphe de l’ombre sur la lumière : après la bataille, sur le « lieu » de la victoire, « à l’endroit où le soleil s’était englouti », la nuit « bâtit un porche de nuées » : d’un côté cet engloutissement du soleil, et de l’autre, la nuit personnifiée elle aussi : elle « bâtit » ce porche de nuées, image dérisoire d’une victoire qui n’a rien précisément de « triomphal », car c’est le  soleil  qui s’est « englouti » lui-même (la forme pronominale implique comme un suicide) ; Aussi n’est-ce pas un « arc éclatant et vermeil » (qu’elle ne pourra jamais construire, étant la nuit), mais un « porche de nuées » qu’elle est en train d’élever. Aussi bien ce qui nous reste dans l’oreille n’est pas ce sombre travail, mais l’évocation nostalgique d’une vraie victoire, qui ne peut être que celle du jour sur la nuit, grâce à la rime soleil/vermeil, grâce à ce long vers, de facture baudelairienne « Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil », dont les nombreuses allitérations en dentales en multipliant les accents contribuent à la lente majesté. Le soleil s’est englouti, mais c’est lui qu’on voit toujours dans le vers, à l’image du « je », qui fait déjà l’expérience du néant, mais qui est si présent dans le texte.

b) les métaphores : cette image de la défaite est relayée là encore par des métaphores ou des personnifications ; ainsi l’escarpement, dont on a vu qu’il symbolisait le poète,« s’incline » sur le flot, pour constater sa défaite ; on pense à Baudelaire encore, imaginant ce « drapeau noir » planté par l’Angoisse sur son « crâne  incliné ». Quant aux toits des maisons, ils semblent eux-mêmes comme avoir été précipités dans un gouffre : « au fond d’un entonnoir », et s’ils émettent encore quelque lueur, c’est dans la « crainte » que précisément la nuit ne les submerge à nouveau, comme si elle ne tolérait plus qu’aucune lumière ne luise dans son vaste empire. Le poète reste donc seul, à affronter les forces de la mort. Seul sur cette « cime », il risque, comme le dit la rime, de rejoindre lui aussi « l’abîme » où tout finit par disparaître : « l’algue, et le nuage et les voiles », trois mots peut-être aussi métaphoriques, de tout ce qui peut vivre au fond de la mer, dans le ciel, ou porté par ces voiles  métonymiques de l’humanité, l’abîme donc où  la fleur, s’il ne l’avait pas cueillie, aurait dû aussi retourner.

c) La défaite apparaît donc dans la rime cime/abîme : résumant le destin de la fleur qui a grandi « sur la crête des monts » et qui devait « s’effeuiller dans l’onde », la rime est aussi l’image de la vie du poète,  glorieux Pair de France, proche conseiller de Louis-Philippe, comme Chateaubriand l’avait été de Louis XVIII, devenu le proscrit de Jersey, isolé sur cette île où il a dû fuir pour échapper à la police de Louis-Napoléon, c’est aussi l’image du père de famille passant du bonheur intime au malheur d’un deuil qui structure désormais, conjointement avec cet exil, toute son existence, mais cette rime est aussi l’image  de tout homme, étant passé du bonheur au malheur, l’image, en définitive, de la vie entière qui ne peut mener qu’à l’abîme, image reflétée par le livre entier qui commence par l’ « aurore » d’une « âme en fleur », pour finir par  une « marche » « au bord de l’infini » comme celle que le poète est en train de faire dans le poème qui nous occupe.

C. La tristesse

a) Il reste de cette marche une fleur, qu’il dédie à la bien-aimée ; cependant, s’il la donne, c’est moins pour un hommage à celle à qui il pense, que dans le désir qu’elle se « fane sur un sein » c’est pour qu’elle achève son existence, elle aussi,  sur ce nouvel abîme qu’est le cœur, cet abîme qui palpite comme l’océan ; la fleur représente donc aussi le poète, tout prêt à s’abîmer dans cet océan qu’il contemple, aussi sombre que la nuit qui l’enveloppe, et qui, inversement, palpite lui aussi  comme un cœur. Tristesse du poète à ne plus trouver peut-être dans l’amour cet accès au ciel que cet amour lui ouvrait dans les poèmes d’Autrefois ? Cette correspondance entre les deux abîmes, du cœur de la bien-aimée et de l’océan montre en tout cas le complet désespoir du poète.

b) Cette tristesse lancinante s’entend dans les sonorités nasales, celles de l’ombre, qu’on a déjà évoquées, et qui reviennent quatre fois à la rime, dans un couple de rimes masculines (monts /goëmons), puis un couple de rimes féminines : « monde/onde », répercutées à d’autres places dans le vers : « au fond, je songeais, frissons », tandis qu’à la césure, sous l’accent, se trouvent à plusieurs reprises d’autres nasales : s’éclairant, le sein, et l’océan. Cet ensemble très homogène de nasales forme une sorte de basse continue, que relève parfois  la voyelle claire « i » qui marque la stridence de la douleur au milieu de ce marasme « abîme plus profond /palpite un monde/triste au fond/frissons du soir ».

c) Cependant à bien y regarder, jusqu’où va cette mort du « je » dans le poème ? Et jusqu’à quel point les éléments du paysage en sont la métaphorisation ? Celui qui dit « je » ne semble-t-il pas avoir été vainqueur des forces de la nuit en ramenant cette fleur, comme signe de sa victoire ? N’est-ce pas le même qui dit, (A Villequier) « Maintenant que du deuil qui m’a fait l’âme obscure/ Je sors, pâle et vainqueur… » ? Quel est donc le lieu d’où il parle exactement ? N’a-t-il pas su maîtriser ce moment d’abattement dont il ne parle qu’au passé, mais dont le souvenir reste cette fleur qu’il ramène à sa bien-aimée et qu’il décrit au présent ? Pourquoi enfin s’adresse-t-il à cette fleur, comme s’il était le maître de son destin ?

III- La possibilité du poème

Nous allons essayer de montrer que précisément c’est cet affrontement solitaire avec les forces sombres du néant qu’il a eu le courage de contempler qui permet au poète de ramener de cette exploration de l’abîme le trophée de cette fleur poétique.

A. La dissolution générale

Car le poète tout en mettant en place autant d’images du « je » que d’éléments du paysage travaille en même temps à la dissolution de l’identité des acteurs énonciatifs :

a) Le procès d’énonciation effectivement est loin d’être clair : nous ne savons pas qui est la bien aimée à qui il s’adresse, nous avons vu que sur le plan biographique la chose n’était pas claire. S’adresse-t-il à une personne présente ou à une absente : s’agit-il d’une femme aimée vivante, est-elle à ses côtés, au moment où il parle, ou est-elle loin de lui ? On ne le sait pas non plus. S’agit-il d’une morte, sa fille, bien-sûr, en l’occurrence, à qui le poète fait l’offrande de cette fleur solitaire ? Cette interprétation nous permettrait  peut-être de mieux comprendre pourquoi ce cœur où il place la fleur, comme on peut déposer un bouquet sur une tombe, est à la fois un « abîme » et le lieu « où palpite un monde », abîme de la mort, mais vie de l’au-delà ?

b) Même à l’intérieur du texte la deuxième personne change d’identité, puisque le « toi » est d’abord la bien-aimée, et ensuite la fleur à qui il s’adresse. Mais dans ces conditions, qui est au juste « le cœur » sur lequel va mourir la fleur ? le cœur de la bien-aimée, ou le cœur du « je » sur lequel va se faner cette fleur, à qui il s’adresse ensuite, faute de s’adresser à sa première interlocutrice qui est en fait une morte, comme si, en définitive, cette fleur remplaçait  la morte. Le poème établirait donc l’identité des destinataires : « toi », c’est la morte, pour qui il cueille une fleur, et c’est aussi la fleur, métaphore de la morte, qui va mourir sur « ce cœur » qui est peut-être celui du poète : nous pouvons observer que le cœur, comme le sein, comme l’amour, dans les paroles que le « je » prononce, ne sont déterminés par aucun possessif, et laissent donc comme vacante et indéterminée  cette place où va mourir la fleur. Il y a un « abîme » non seulement dit mais creusé dans le texte, cette place vide à force d’être pleine,  parce qu’on ne sait plus au juste qui est destiné à la remplir.

c) Mais inversement aussi, nous avons pu voir comment le poète lui-même s’identifiait à la fleur, isolée comme lui, pleine d’amertume, comme lui. N’est-ce pas lui-même, dans ces conditions qui va se « faner » sur le cœur de la morte, ou sur le cœur de la femme ? Ainsi dans cette ronde infernale, depuis l’au-delà d’où parle peut-être le poète, de ce lieu où rien n’est encore différencié, voilà que les identités se brouillent que tout est tout alternativement, que le poète lui-même est aigle, ou fleur, ou roc, ou océan, de même que la fleur est tantôt lui, tantôt l’autre, la morte ou la vivante… Qu’est-ce que cette fleur ?

B. Le nouveau destin de la fleur

a) ce qui frappe dans la description de cette fleur, c’est son caractère paisible qui s’oppose précisément à l’âpreté du paysage : le mot est en tête de vers, et la coupe lyrique permet de donner à l’adjectif toute son ampleur. Pourtant sa naissance n’a rien de naturel, puisqu’elle croît « aux fentes du rocher » : fleur « saxifrage », elle ne fait que désigner par sa présence le lieu d’où elle est née, non seulement ces fissures de la pierre, mais cette crête des monts où elle est apparue, car elle n’a en elle-même ni couleur ni parfum : la forme négative et la triple occurrence de la voyelle « a » qui entre de plus dans une allitération, « elle est pâle et n’a pas de corolle embaumée » font apparaître ce caractère quasi-funèbre ; et si elle a un parfum, il n’est dû qu’à « l’amère senteur des glauques goémons » (la triple occurrence d’une occlusive gutturale g / q / g se chargeant d’exprimer cette amertume). La fleur en dernier ressort ne désignerait-elle pas le poème lui-même né de ces fissures de l’âme par où s’exhale un chant, chant non pas mélodieux, mais amer et âpre  parce qu’il ne peut qu’exhiber les blessures intimes du moi qui s’exprime ? Mais « paisible », pourquoi ? 

b) C’est que le poète, pour laisser à la fleur cette allure « paisible » qui l’a frappé, va l’arracher au destin qui la menace mais dont elle ne se doute pas : il s’adresse à elle pour lui intimer un ordre : « Tu devais t’en aller dans cet immense abîme… Va mourir sur un cœur… » le poète s’arroge en quelque sorte la place du Ciel : « Le Ciel te fit pour l’Océan… Je te donne à l’amour ». Dans la même position grammaticale de sujet, il adopte la posture orgueilleuse du  démiurge  pour assigner, de son propre chef, à la fleur un nouveau destin : celle qui « aurait dû » (sens de l’imparfait « tu devais ») sombrer dans les flots sera vouée à l’amour.

c) Ainsi le symbole est double, la fleur, c’est le poème arraché aux ténèbres dans lesquelles le poète a été plongé, c’est de l’au-delà qu’elle vient, en quelque sorte, et qu’il la rapporte aux vivants, mais il la rapporte, comme apaisé (aussi la fleur est-elle paisible en ce sens) de ce contact horrible avec la mort ; mais la fleur c’est aussi la morte, la « pâle » (qui n’est plus « pourtant rose »…) qu’il est allé chercher, tel un nouvel Orphée, en laissant entrer en lui cette nuit de la mort, pour donner « à sa fille » - fleur un nouveau destin, car si elle est, comme toute chose destinée au néant, son destin n’est plus d’être engloutie dans les flots, mais de se faner sur un cœur en signifiant non plus la mort mais l’amour. Le poème entier serait ainsi le substitut d’un travail du deuil, en quelque sorte, dans lequel le « moi » aurait laissé s’engloutir avec la mort de celle qu’il a perdue cette part de lui-même qui est morte avec elle, pour retrouver dans une réconciliation avec soi-même cet amour de la vie qu’il avait perdu et dont cette fleur est le symbole.

C. La possibilité du poème

a) Il a donc fallu que se mette en place cette dissolution savante des personnes, cette diffraction du « moi » sur tous les éléments du poème pour que le poète, comme transformé en mort lui-même, nous fasse rentrer avec lui dans ce lieu désormais vide, le poème - ultime abîme où les identités se perdent - et rapporte de cette plongée dans l’Hadès cette fleur poétique, le poème aussi mais saisi cette fois dans la forme pleine qu’il représente, signe de sa toute-puissance créatrice.

b) On comprend mieux alors la raison de cette tension que l’on constatait d’emblée, entre la force et la faiblesse, entre la déploration élégiaque et la célébration épique de la solitude, entre l’énergie de l’aigle, habitant solitaire des cimes, et la fragile pâleur de la fleur : Pris dans la ténèbre, (que ce soit le deuil, l’exil, ou le silence d’une France muselée par le « tyran »), le poète, depuis la mort,  revient parler aux vivants, à la bien-aimée aussi; Voué à la mort dans l’abîme, comme la fleur, à qui il l’arrache, le poète en ramène cette humble fleur qui porte dans sa modestie la marque de la grandeur de son propre destin  : « Magnitudo Parvi… »

c) Ce poème qui montre à quel point la faiblesse est constitutive même de la force poétique  est un bon exemple de cette tension qui anime tant d’autres poèmes des Contemplations et que Baudelaire a parfaitement définie quand il dit, à propos de Hugo, que « le poète se montre toujours l’ami de ce qui est faible, solitaire, contristé ; de tout ce qui est orphelin : attraction paternelle. Mais aussi est-il  irrésistiblement emporté vers tout symbole de l’infini, la mer, le ciel…la force l’enchante, et l’enivre, il va vers elle comme vers une parente : attraction fraternelle. »

À la fois « aigle » et « fleur », vivant et mort, le « moi » manifeste donc cette double nature et montre qu’il est capable d’éprouver  aussi bien sur la terre la fragilité de la fleur, que dans le ciel, la puissance de l’aigle.

Le poème, antépénultième du livre V, est donc bien à sa place dans cet édifice dont Hugo disait qu’il était comme « une pyramide » dont aucune pierre ne pourrait être déplacée : « En marche » à la rencontre de « la Bouche d’ombre », le poète sait déjà que la fleur qu’il ramène de l’au-delà est le premier signe des grandes révélations du denier livre des Contemplations.

Confrontation : littératures et cultures antiques / littératures et cultures française et étrangère.

"L’ouverture vers le monde moderne et contemporain constitue l’un des principes essentiels des programmes de langues et cultures de l’Antiquité, dont l’étude, constitutive d’une solide et indispensable culture générale, n’est pas réservée aux seuls élèves qui se destinent à des études littéraires." 

"Travailler de manière méthodique sur les différences et les analogies de civilisation, confronter des œuvres de la littérature grecque ou latine avec des œuvres modernes ou contemporaines, françaises ou étrangères, conduit à développer une conscience humaniste ouverte à la fois aux constantes et aux variables culturelles."

Programmes LCA et LLCA, Préambule.

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