Marivaux, La Vie de Marianne : "un cas de conscience"

Marivaux, La Vie de Marianne (première partie, p. 93-94, Édition Dagen Folio-Classique)

Marianne (qui fait dans le roman le récit rétrospectif de ses aventures) est une jeune orpheline qui se retrouve seule à Paris. Le père Saint-Vincent, un religieux dont elle a sollicité l’aide, la recommande à la bienveillance d’une de ses ouailles, Monsieur de Climal, qui la place chez Madame Dutour, une lingère. Il devient rapidement évident que Monsieur de Climal a sur sa protégée des vues bien plus amoureuses que charitables. Il lui offre de beaux habits, et Marianne se demande si elle doit les accepter.

N.B. Lorsqu’elle fait le récit de ses impressions de jeunesse, Marianne est une grande dame qui, malgré le mystère, jamais élucidé, de sa naissance, a toujours revendiqué de nobles origines.

« Je vous avoue que je me trouvais bien embarrassée, car je voyais qu'il était sûr qu'il m'aimait, qu'il ne me donnait qu'à cause de cela, qu'il espérait me gagner par là, et qu'en prenant ce qu'il me donnait, moi je rendais ses espérances assez bien fondées.

Je consultais donc en moi-même ce que j'avais à faire et à présent que j'y pense, je crois que je ne consultais que pour perdre du temps : j'assemblais je ne sais combien de réflexions dans mon esprit ; je me taillais de la besogne, afin que, dans la confusion de mes pensées, j'eusse plus de peine à prendre mon parti, et que mon indétermination en fût plus excusable. Par là je reculais une rupture avec M. de Climal, et je gardais ce qu'il me donnait.

Cependant, j'étais bien honteuse de ses vues ; ma chère amie, la soeur du curé, me revenait dans l'esprit. Quelle différence affreuse, me disais-je, des secours qu'elle me donnait à ceux que je reçois ! Quelle serait la douleur de cette amie, si elle vivait, et qu'elle vît l'état où je suis ! Il me semblait que mon aventure violait d'une manière cruelle le respect que je devais à sa tendre amitié ; il me semblait que son coeur en soupirait dans le mien ; et tout ce que je vous dis là, je ne l'aurais point exprimé, mais je le sentais.

D'un autre côté, je n'avais plus de retraite, et M. de Climal m'en donnait une ; je manquais de hardes, et il m'en achetait, et c'étaient de belles hardes que j'avais déjà essayées dans mon imagination, et j'avais trouvé qu'elles m'allaient à merveille. Mais je n'avais garde de m'arrêter à cet article qui se mêlait dans mes considérations, car j'aurais rougi du plaisir qu'il me faisait, et j'étais bien aise apparemment que ce plaisir fît son effet sans qu'il y eût de ma faute : souplesse admirable pour être innocent d'une sottise qu'on a envie de faire. Après cela, me dis-je, M. de Climal ne m'a point encore parlé de son amour, peut-être même n'osera-t-il m'en parler de longtemps, et ce n'est point à moi à deviner le motif de ses soins. On m'a menée à lui comme à un homme charitable et pieux, il me fait du bien : tant pis pour lui si ce n'est point dans de bonnes vues, je ne suis point obligée de lire dans sa conscience, et je ne serai complice de rien, tant qu'il ne s'expliquera pas ; ainsi j'attendrai qu'il me parle sans équivoque.

Ce petit cas de conscience ainsi décidé, mes scrupules se dissipèrent et le linge et l'habit me parurent de bonne prise. »

Cet extrait de la vie de Marianne se donne comme une délibération intérieure de Marianne, restituée par la narratrice qui, bien des années plus tard, en éclaire le mécanisme de quelques remarques de son crû. L’importance qu’elle accorde à ce moment de réflexion tient à ce que la décision de Marianne aura un poids décisif sur la suite de ses aventures, puisque la robe qu’elle choisit de garder ici, qu’elle ne se résoudra pas à rendre ensuite, lui permettra d’aller à l’église pour s’y faire admirer, et de faire la conquête aussi bien de Valville, son futur soupirant, que de sa mère, un peu plus tard, qui sera sa bienfaitrice. La narratrice, très présente dans ce passage, s’amuse à débusquer les petites ruses que trouve la jeune coquette qu’elle était, pour accepter ce présent, de fait, bien compromettant, sans que la morale ne soit trop mise à mal. Mais, plus avant, on s’interrogera sur les visées réelles de la narratrice pour savoir si en définitive l’accent mis sur la naïveté de Marianne, comme les différentes orientations du récit ne sont pas autant d’alibis pour éviter de faire surgir des enjeux plus importants.  Par delà ce que la narratrice nous invite à penser, nous essaierons donc de voir quels sont les véritables enjeux des atermoiements de Marianne, et si la narratrice ne nous convie au spectacle de la comédie que se joue Marianne que pour mieux nous détourner  d’une suspicion   qui engage un peu plus sa moralité.

I- Une comédie intérieure

Bon exemple de la structure du double registre si bien analysée par Jean Rousset, ce passage fait entendre constamment la voix moqueuse de la narratrice derrière celle de Marianne, dans un moment où la jeune héroïne semble dupe de la comédie que lui joue sa vanité : l’ensemble  du texte est une brillante démonstration de  « la souplesse admirable » dont on peut faire preuve quand on a « envie de faire une sottise » ; il se donne comme un semblant de délibération, où la narratrice, dans une fonction interprétative, dénonce cette comédie qui se déroule sur le théâtre de  la conscience.   

A. Un semblant de délibération

a) La disposition du texte semble imiter les étapes d’une délibération : une phrase d’introduction expose l’embarras de Marianne qui voit bien ce qui est en jeu si elle accepte les présents de Climal :  il s’agit d’un véritable marché destiné à l’acheter ; puis trois paragraphes se succèdent, censés montrer les étapes de sa réflexion, et enfin une phrase de conclusion indique la résolution de « ce petit cas de conscience » dans un sens conforme à la morale, puisque Marianne nous dit que de cette façon « ses scrupules se dissipèrent ».

b) La  déclinaison de certaines expressions sous des formes différentes au cours du texte suggère aussi un mouvement résolutif : le verbe « prendre », objet même du débat - faut-il prendre ou ne pas prendre ? - apparaît au début dans un gérondif à valeur conditionnelle d’éventualité : « en prenant… (au sens de « si je prenais »)  je rendais ses espérances assez bien fondées », passe ensuite par un emploi figuré au deuxième paragraphe « afin que j’eusse plus de peine à prendre mon parti » quand Marianne s’augmente la difficulté à décider pour justement pouvoir  « prendre la robe », et pour finir, adopte la forme d’un substantif dans l’expression « de bonne prise », quand elle a décidé d’accepter ce présent pourtant compromettant ; on entend, dans cette expression, qui originellement signifie une prise faite à l’ennemi dans une bataille navale, la forme du participe passé du verbe prendre, ce qui transforme soudain en butin acquis justement une acquisition qui était présentée comme une éventualité (« en prenant ») au début du passage.

c)  pourtant un regard plus attentif au détail comme au déroulement des paragraphes nous conduit à voir qu’en réalité la réflexion piétine, prête à tout pour s’enrayer ; la  phrase inaugurale montre clairement le marché dont il s’agit, certes, mais  l’entassement des propositions complétives et celui très lourd, des « que » tantôt conjonctifs, tantôt restrictifs (« il ne me donnait qu’à cause de cela »), l’indétermination des pronoms utilisés (là, cela) tout cela figure une pensée encombrée d’elle-même, dont la pesanteur paralysera la réflexion, comme le dit la narratrice un peu plus bas. Mais un « cependant » qui ouvre un nouveau paragraphe semble remettre en mouvement les facultés de réflexion et inciter Marianne à renoncer à ces cadeaux embarrassants au nom du respect qu’elle doit « à la tendre amitié » qui la liait à sa mère adoptive ; pourtant aussitôt après, l’expression propre à la pesée d’un dilemme : « d’un autre côté » ouvre un nouveau paragraphe dont on s’attendrait qu’il ne soit que la deuxième partie de l’alternative qui fait hésiter Marianne, alors que nous découvrons qu’il en marque la résolution, comme si l’appel à la morale était resté lettres mortes. Marianne trouve de quoi sauver les apparences et garde la robe : La narratrice parallèlement a tout fait pour que l’on comprenne cette petite comédie.  

B. Les commentaires de la narratrice

 a) C’est elle en effet qui, avec le recul du temps, « à présent qu’[elle] y pense » s’amuse à dénoncer ce que Marianne essaye de se dissimuler à elle-même et qui analyse les raisons de son comportement : dans le deuxième paragraphe, elle voit une intention, là où Marianne se bornait à constater un afflux de réflexions paralysantes : « Je ne consultais, dit-elle, que pour perdre du temps », puis « je me taillais de la besogne « afin que…j’eusse plus de peine à prendre mon parti ». Ainsi la narratrice nous fait-elle assister « au ralenti » à ces mouvements subreptices qui animent Marianne prête à se donner toutes les peines du monde pour retarder sa réflexion (et donc ne pas devoir refuser sur le champ ce que lui offre Climal). Les verbes imagés, à la limite de l’hyperbole : « j’entassais je ne sais combien de réflexions, je me taillais de la besogne », la position syntaxique de Marianne, toujours sujet de ces verbes qui traduisent un débordement d’activité, renforcé par l’accumulation des pronoms « je » et destiné justement à produire la paresse d’esprit recherchée, révèlent un regard narquois et amusé, qui vise plus à attendrir la lectrice au spectacle du manège de cette toute jeune-fille  devenant le bourreau d’elle-même pour éviter de rendre ce qu’elle voudrait tant garder. La fréquence des occlusives labiales [p], au début des mots (« afin que … j’eusse plus de peine à prendre son parti ») vient à point nommé traduire l’accablement qui affecte Marianne

b) la narratrice dénonce encore dans le dernier paragraphe la comédie que se joue la jeune fille : alors que  Marianne semble décidée à accepter cette offre, tout simplement, en raison de son état,  « parce qu’elle n’a plus de retraite »,  elle ne peut  s’empêcher d’ajouter « et c‘étaient de bien belles hardes que j’avais déjà essayées en imagination… » phrase à laquelle on aurait attaché moins d’importance si  la narratrice, toujours clairvoyante, ne s’était empressée de rajouter une précision : « Je n’avais garde de m’arrêter à cet article... Car j’aurais rougi du plaisir qu’il me faisait ». Le tour négatif, suivi d’une forme au conditionnel passé,  révèle la gêne  de la jeune fille, qui, pour être en règle avec sa conscience, préfère considérer que ce plaisir ne viendrait que de surcroît, et même en oublier l’existence : « Et j’étais bien aise apparemment que ce plaisir fît son effet sans qu’il y eût de ma faute » La narratrice, aussi experte que Marivaux pour déceler les ruses de la coquetterie féminine, démonte ainsi ce tour de passe-passe fait encore pour se duper soi-même : car transformer le motif  déterminant d’une décision (le plaisir) en élément accessoire dont on décline toute responsabilité est l’activité propre d’une sorte de mauvaise foi, toujours plus naïve d’ailleurs que vicieuse, chez les héroïnes de Marivaux, qui ne l’attribue qu’à l’inexpérience de la jeunesse; on en verra à nouveau les mécanismes dans le roman, au moment où Marianne est tout heureuse de devoir montrer son joli pied au chirurgien (et donc à Valville ) sans qu’il en coûte à sa pudeur, puisque c’est la chute qu’elle a faite qui l’oblige à mettre à nu cette partie, qu’elle sait fort belle, de  son corps. Il en est de même ici, mais la narratrice, elle, ponctue son analyse d’une exclamation en forme de maxime générale :  car la « souplesse admirable » qu’elle relève ici c’est celle-là même de l’homme capable, quand il est poussé par sa vanité, de trouver les justifications les plus fallacieuses pour faire ce dont il a envie en se donnant bonne conscience. Maxime qui est moins une dénonciation de l’amour-propre, comme l’auraient faite les moralistes du XVIIe qu’un étonnement « admiratif » devant cette extraordinaire capacité  à légitimer ce qui ne l’est pas.

c) enfin, la disposition même choisie par la narratrice pour raconter cet épisode souligne implicitement la comédie de Marianne : le texte s’ouvre sur une constatation irréfutable « je voyais bien qu’il était sûr qu’il m’aimait… », et sur l’interprétation sans équivoque de son geste, si elle accepte : « je rendais ses espérances assez bien fondées » (avec un adverbe  de minoration qui ressemble plutôt à une litote ), au contraire, à la fin du texte, Marianne  prétend attendre qu’il lui parle « sans équivoque » en faisant  abstraction de l’évidence de ses désirs : « M. de Climal ne m’a point encore parlé de son amour, peut-être même n’osera-t-il m’en parler de longtemps » : cette petite comédie lui permet donc d’accepter l’offre comme si elle était un don désintéressé, et non plus un marché, ce qui explique la fin de ses scrupules.

C.  Des jeux déjà faits

a) Il semble donc que la narratrice, tout en gardant dans son récit un ton amusé et un regard indulgent ait voulu mettre à nu les ressorts d’une décision que, par le passé, elle avait prise sans s’avouer ces entourloupes de sa conscience. Réduite à un faux-semblant, la  « délibération » de Marianne  transforme  un choix qui ne devrait pas faire l’ombre d’un pli pour une jeune fille  si attachée à sa posture « héroïque », en un problème épineux, qui engourdit au lieu d’aviver son jugement  et  nous comprenons que « l’embarras » de la jeune fille tient moins à la difficulté à se décider qu’à  la recherche de  justifications propres à lui permettre de garder ce qui lui plaît tant.

b) La première phrase peut alors, dans cette interprétation, signifier bien autre chose. Ce gérondif du verbe prendre, que nous avions lu dans un premier temps comme un conditionnel d’éventualité, n’est-il pas plutôt un circonstanciel de manière qui donne au verbe  – déjà – le sens d’une réalité  acceptée : « en prenant –  par le fait de prendre –  ce qu’il me donne, je rends (– au sens présent, cette fois-ci –)  ses espérances bien fondées » : au lieu d’une éventualité,  une constatation  qui montre que le choix est bel et bien déjà fait ! 

c) Fait d’autant plus troublant, les objets de l’échange ne sont  jamais vraiment nommés dans cette première phrase : mis à part le « je voyais qu’il m’aimait » qui se borne à nommer un  sentiment qui n’aurait en soi rien de honteux (et d’ailleurs Marianne dira plus loin qu’elle aurait pu aimer Climal), ils sont  désignés par des formes neutres : un « à cause de cela » est commode pour ne pas dire la nature de « l’objet » que  Climal veut acheter, l’autre, (« par là ») permet de ne pas nommer l’objet de l’échange, qui ne sera désigné par ailleurs  à deux reprises que par une périphrase indéfinie, la relative « ce qu’il me donnait » déterminant le verbe prendre (premier §) ou le verbe garder (second §).  Est-ce là un procédé habile pour occulter le véritable objet du désir et éviter « par là » de le faire entrer explicitement dans le cas général d’un cadeau compromettant fait à une jolie fille ? (or l’on sait que pour Marianne tous ces présents ne seront pas équivalents, puisqu’elle rendra immédiatement l’argent qu’elle a reçu de Climal, alors qu’elle hésitera (encore !) à remettre la robe dans « le paquet de hardes » qu’elle veut lui expédier) : Cette  manœuvre  est donc encore un signe de la comédie que se joue Marianne, mais le signe d’une occultation qui n’en fait que mieux apparaître tout son désir du « beau linge » : dès le début, tout est mis en œuvre pour garder l’habit. Le seul problème est d’en trouver la justification.

Il reste à se demander puisque nous avons compris qu’il s’agissait d’une fausse délibération, comment se déclenche le processus de justification qui ne trouve son terme qu’avec les paroles de Marianne à la fin du passage.  

II Les subterfuges de Marianne

Si en réalité les jeux sont faits, il y a donc bien mouvement dans ce passage, comme semble l’indiquer la disposition du texte ; un mouvement cependant qui ne définit pas les étapes d’une délibération, mais articule autrement les éléments d’une situation de départ moralement inacceptable, pour en faire disparaître les entorses à la morale. Et si la narratrice rapporte au style direct les paroles, ou plutôt les pensées de Marianne, c’est bien pour nous montrer que la manière de dire les choses va conduire à la solution du problème.

A. L’appel à la conscience morale

a) La narratrice, comme il lui arrive souvent, veut exprimer a posteriori, en les élucidant, les sentiments de Marianne (« tout ce que je vous dis-là, je ne l’aurais point exprimé, mais je le sentais ») au moment où, animée par un réflexe moral qui l’honore, la jeune fille semble hésiter, surtout à la pensée du respect qu’elle doit à sa mère adoptive. C’est une Marianne plus émouvante qui s’exprime ici, qui pleure en se souvenant de cette enfance où de si bonnes personnes ont pris soin d’elle. Le sourire s’efface, et on plaint cette petite orpheline, qui se trouve, malgré elle, si compromise. Les tours exclamatifs du passage, les adjectifs du registre tragique « affreux », « cruel » caractérisent de façon  pathétique le désarroi dans lequel elle se trouve.

Et le pathétique est encore plus fort quand elle compare  l’attitude du méchant  Climal (la deuxième syllabe de son nom n’est pas un hasard) et  celle de « sa chère amie » et qu’elle oppose, recouverte pudiquement par l’euphémisme du mot « vues » la relation (sexuelle) intéressée d’une part, et la  tendre relation d’amitié qui la liait à une femme,  dans cette cellule « familiale », dont on sait qu’elle était dépourvue de toute sexualité, mais qui demeure le seul modèle d’intimité connu par Marianne. À cet instant, Marianne, ou plutôt sa narratrice, qui  exprime ce qu’elle ressent,  fait presque entendre, la peur du viol  qui la menace. Car surgissant dans un tel contexte affectif, (proche du mot cœur, du mot « soupirer », de l’adjectif « tendre »), il n’est pas anodin que le verbe choisi pour exprimer sa honte soit le verbe « violer » : « il me semblait que mon aventure violait d’une manière cruelle le respect que je devais à sa tendre amitié. »  Résonance encore plus sensible du fait de l’allitération avec les mots phonétiquement voisins « aventure, vivait, vît » qui le précèdent. 

c) Or, si ces scrupules sont tout à l’honneur de la jeune Marianne, sa réflexion, étonnamment progresse à cet endroit précis et pose les prémisses de sa justification future. L’exclamation douloureuse : « Quelle différence affreuse, me disais-je, des secours qu’elle me donnait à ceux que je reçois ! » la conduit en effet à ne plus voir dans la robe qu’un « secours » indispensable à quelqu’un de nécessiteux. Notons le verbe comme le temps employé très ambigu : recevoir un secours (et non plus du « beau linge »), c’est donc être en train de l’accepter. (de même d’ailleurs que l’imparfait : « il me semblait que mon aventure violait… » cette aventure est-elle déjà acceptée ?). Ce paragraphe dont on avait cru qu’il ne servait qu’à exciter la compassion ne serait-il pas destiné en réalité à formuler de cette façon les termes du marché que veut passer Marianne : accepter la robe, et refuser Climal ?    

Nous comprenons ainsi mieux l’articulation du texte ; Cet appel à la morale, qui semblait inutile, sauf à montrer les scrupules de Marianne, était le passage nécessaire pour conduire à la justification donnée dans le paragraphe suivant : « je manquais de hardes » (noter le mot, général et neutre ) : donc j’avais besoin d’un « secours » que je devais accepter.

Mais notons que tout cela est dit par la narratrice, qui démêle a posteriori l’écheveau complexe des différents sentiments qu’éprouve Marianne ; « tout ce que je dis là, je ne l’aurais point exprimé, mais je le sentais » c’est donc le souvenir de cette plainte d’abord non formulée qui fait surgir le mot décisif, le maillon manquant destiné à éclairer la justification, qui, au début du texte, n’était pas encore trouvée. La narratrice, travaillant à explorer au plus profond les motivations de son « moi » intime, a compris la logique à l’œuvre et le mécanisme par lequel elle en était venue à faire fi de scrupules pourtant bien fondés.

B. Le « petit cas de conscience »

a) Ainsi il est symptomatique que ce ne soit qu’à ce moment-là, une fois qu’elle sait ce que va dire Marianne pour se justifier, qu’elle fasse intervenir le « principe de réalité » (« je n’avais plus de retraite », je manquais de hardes : sous-entendu Climal agit en homme charitable),  excuse dont on sait pourtant qu’elle n’est que d’un faible poids en comparaison du « principe de plaisir »  auquel obéit plutôt Marianne, même s’il ne se manifeste à cet endroit  que par dénégation (« Je n’avais garde… »). Puis la narratrice, une fois qu’elle a montré comment elle se leurrait en faisant volontairement abstraction de son désir, retranscrit les pensées de Marianne au style direct, en semblant soudain s’effacer absolument  du procès d’énonciation.

b)  Dans ces pensées, rapportées donc comme des paroles au style direct, Marianne dégage d’abord sa responsabilité : « on m’a menée à lui » dit-elle dans un tour où précisément elle n’est pas le sujet mais l’objet de l’action. Et poursuit en instituant une division artificielle entre les actes et les intentions de Climal : elle réduit ses actes à ceux d’un homme « charitable et pieux » qui ne « fait que du bien », puisqu’il « ne lui a pas encore parlé d’amour » : le nombre de tours  négatifs utilisés à ce moment-là (sept phrases sur dix  sont négatives)  montre cette dénégation obstinée qui lui permet de sauver la morale, et en même temps transforme la réalité en rejetant dans un avenir incertain toute culpabilité : « je ne serai complice de rien tant qu’il ne s’expliquera pas », la double négation, comme le choix des mots récuse toute culpabilité en la détournant du présent vers l’avenir. Ainsi Marianne  se livre, d’une certaine manière, à une casuistique « inversée » en dissociant artificiellement, comme dans la casuistique, les actes de l’intention qu’ils expriment : sauf que  dans ce cas, ce n’est pas la pureté de l’intention qui excuse la faute, mais c’est au contraire l’allure équivoque de l’acte (qu’on peut prendre pour un secours charitable) qu’on met sur le compte d’une « bonne » intention… tant que rien ne prouve qu’elle soit mauvaise.  Ainsi ce raisonnement, propre à la mauvaise foi, telle que l’a bien étudiée Sartre, permet d’accepter l’idée (il est charitable) tout en sachant que sa négation même peut se manifester (il n’est pas charitable mais intéressé). ». Dans « le Cabinet du philosophe » Marivaux conseille à celui qui veut séduire une coquette de ne pas exprimer directement ses désirs mais au contraire de les masquer en  se bornant à tenir le discours d’un homme galant : ici Marianne, avec Climal, se conduit en somme comme une coquette : La coquette accepte de celui qui la courtise des mots qui ne mettent pas en jeu son honneur, mais, alors qu’elle prétend l’ignorer,  elle sait très bien où cela la mènera. 

c) La phrase sur laquelle elle finit « j’attendrai qu’il me parle sans équivoque » fait éclater sa « mauvaise » foi, mauvaise parce qu’elle fait croire qu’elle est bonne, puisque Marianne a complètement renversé les rôles : alors que c’est elle qui répond de manière équivoque à l’offre de Climal, elle attend de lui qu’il mette un terme à une équivoque dont elle seule est responsable, ses « vues » sur elle étant, de son côté à lui, on ne peut plus claires ! On comprend comment le mot de « petit » employé par la narratrice à ce cas de conscience fait passer bien des choses !

C. L’attitude de la narratrice

Car la narratrice, qui est toujours à l’affût des petits mensonges que se fait la pauvre Marianne, en revanche s’est ici délibérément effacée pour la laisser parler, nous faisant en quelque sorte, juger sur pièce, non sans nous avoir au préalable incités à l’indulgence, il est vrai. 

Or il est remarquable qu’elle n’adopte pas le même point de vue narratif dans les deux « monologues » de pensées qu’elle rapporte. Dans le premier cas, quand elle montre les scrupules de Marianne, elle interprète a posteriori des sentiments mal définis : « Et tout ce que je vous dis là, je ne l’aurais point exprimé, mais je le sentais » et toute distance disparaît alors entre la Marianne du passé et celle du présent. Cette adhésion à ce qu’elle était fait du même coup adhérer la lectrice, opportunément présente à cet endroit, (tout ce que je « vous » dis là) à cette déploration somme toute honorable. 

Au contraire, à la fin du texte, la narratrice laisse à Marianne la responsabilité de ses paroles, ne voulant pas qu’on puisse la confondre cette fois-ci avec celle qui ruse ainsi avec sa conscience.
Cette alternance de focalisation interne et de focalisation externe révèle le souci constant qui anime la narratrice, de paraître « à son avantage », être plainte avec Marianne, quand elle a le beau rôle, se mettre inversement à l’abri de toute critique quand Marianne fait preuve d’une assez flagrante mauvaise foi.

Mais peut-on ramener à cette coquetterie qu’elle a gardée en commun avec la jeune fille qu’elle était, la raison pour laquelle elle cherche à ce point à se rallier tous les suffrages ?

 III Les véritables enjeux du marché

Les rapports entre la narratrice et son passé sont, nous semble-t-il, bien plus complexes qu’elle veut bien le dire, parce qu’elle a en vérité tout intérêt à reconstruire de cette façon ce moment où la jeune Marianne temporise avec sa conscience. En effet, il était nécessaire de montrer la naïveté de Marianne, comme il était nécessaire de montrer que seule la coquetterie justifiait son comportement  si équivoque avec Climal, pour détourner un soupçon légitime et jamais dissipé totalement du reste dans le livre, sur le caractère intéressé de cette « petite friponne  ».

A. La naïveté de Marianne

Même si la narratrice nous a bien fait comprendre que la délibération de Marianne n’était qu’un processus de  justification pour un choix fait d’emblée, nous avons constaté qu’elle a pris soin aussi d’en marquer, ne serait-ce que par la disposition du texte, les différentes « étapes »  : c’est qu’elle veut persuader à sa lectrice que Marianne croit vraiment délibérer, mais qu’en même temps elle est la première à se leurrer, empêchée qu’elle est par ce désir qui la tenaille pour cette robe, sur laquelle elle fantasme (ne l’ayant essayé pour le moment que « dans son imagination ») :  il importait à la narratrice que sa Marianne fût ainsi « aveuglée » pour qu’elle n’apparaisse pas déroger sciemment de son statut de « noble » qu’elle revendique si hautement pendant tout le récit, et qui aurait exclu tout compromis avec la morale ; il fallait surtout éviter qu’on assimile son comportement à celui d’une femme cynique prête à toutes les compromissions pour réussir.  Et, par conséquent, ne pas hésiter à rendre un tant soit peu ridicule la jeune Marianne, ni à exhiber une naïveté à mille lieues du comportement d’une véritable aventurière ; et l’on sait que tout le roman est précisément écrit pour détourner d’un tel soupçon. Ainsi se moquer comme le fait la narratrice de la comédie qu’elle s’était jouée, c’est éviter qu’on mette en cause la noblesse de son âme.

B. Les motivations de Marianne

Ainsi la narratrice a-t-elle reconstruit son souvenir de façon à faire comprendre que si Marianne a tout de suite décidé de garder ce que son « bienfaiteur » lui donnait, c’est pour la bonne raison qu’elle est simplement très coquette. Mais le soin qu’elle prend à le dire occulte peut-être une autre motivation, tout aussi instinctive, qui serait celle de l’intérêt, non pas cet intérêt bassement matériel qu’elle évoque rapidement en faisant état de son absence de ressources, mais d’un intérêt supérieur, qui serait précisément de faire reconnaître, grâce à cette belle robe son appartenance à la noblesse à laquelle elle prétend ; car  la véritable contradiction où se débat Marianne, l’aporie où elle se trouve (et ce qui explique que la narratrice nous en restitue la forme) ne sont  pas dues  à un enjeu moral, (puisque sur le plan moral la réponse à donner aurait été évidente) mais au fait que dans les deux cas, qu’elle accepte ou n’accepte pas la robe, elle perd ce statut de noble : si elle accepte la robe, elle sera une fille entretenue et dérogera de l’état qu’elle dit être le sien, et si elle ne l’accepte pas, elle ne pourra jamais tenir sa place dans cette société où il importe surtout de « paraître » noble : c’est cette aporie, qui est à l’origine de cette paresse d’esprit qui l’accable dans un premier  temps, et dont la narratrice masque les causes réelles : on comprend mieux alors la nécessité de la délicate casuistique à laquelle elle s’est livrée à la fin du texte : dissocier les paroles de l’intention, c’est garder la robe comme signe distinctif de la noblesse sans que cela porte préjudice à sa  propre « noblesse ». Eriger donc le principe de plaisir comme élément principal du choix de Marianne, c’est aussi dissimuler pour des raisons de fierté communes à Marianne et sa narratrice l’intérêt qu’elle pouvait avoir à accepter cette robe, et ce calcul finalement assez sordide qui consiste à garder l’avantage de cette robe (la noblesse) sans les inconvénients du don (fille entretenue). La culpabilité de la narratrice n’apparaît-elle pas en définitive dans le « je vous avoue » inaugural du texte ? Mais il était si important de posséder cette robe !  Marianne sait intuitivement (cf. la scène future de l’Eglise) à quel point compte l’apparence et l’avantage qu’elle gagnera à porter ces habits qui la feront  appartenir à « ce beau linge »  où elle rêve d’être admise.

C. La vanité de la narratrice

a) Si donc la narratrice nous laisse à la fin du passage seul juge du comportement de Marianne, c’est qu’elle est loin, pour sa part, de se repentir a posteriori d’un comportement qui paraît assez malhonnête (et du reste elle glisse légèrement là-dessus en commentant les propos équivoques de Marianne par une proposition participe bien brève « ce petit cas de conscience ainsi décidé »… dans laquelle le mot « petit », comme souvent minimise la faute morale), car ce « calcul » de Marianne lui vaudra d’être sauvée : nous avons dit combien cette robe lui sera précieuse par la suite. La narratrice ne pouvait donc pas condamner ce choix salvateur, sauf sur le mode mineur, de traverse, en quelque sorte, en dénonçant « un petit péché » véniel (comment faire pour posséder une belle robe sans trop se compromettre) et en occultant l’enjeu réel (comment gagner sur les deux tableaux, utiliser la robe, sans paraître entretenue)  et  cette façon de s’en tenir ainsi à la dénonciation de ce travers de la coquetterie féminine lui évitait de mettre vraiment en cause Marianne, ce qui n’aurait su convenir à la belle âme qu’elle prétend être. 

b) Il ne reste plus à la narratrice, qui manipule sans cesse sa lectrice de façon à l’assurer de  sa réelle noblesse d’âme, – mais n’est-ce pas là encore une suprême coquetterie ? –  que de nous leurrer nous aussi en réduisant cet enjeu si important aux atermoiements d’une jeune coquette pour qui tous les prétextes  sont bons pour  conserver cette si « bonne prise », – ce qui en un sens reste aussi vrai, – et  elle  cherche à nous séduire dans ce récit bien enlevé, où ses pensées intimes d’autrefois s’animent grâce  à ces passages au style direct, où revit la fraîcheur de la Marianne  du passé, dans cette écriture si alerte, où, le désir refoulé se dit à vouloir se masquer,  avec une écriture qui le fait surgir au sein de  la trame du texte, car elle y fait affleurer constamment un lexique métaphorique de l’habillement qui le trahit : Bannissant la plupart du temps l’objet du marché, comme le mot propre qui le désigne  (ne subsiste plus que le terme neutre de « belles hardes », le mot de « hardes » définissant  ce qu’on peut mettre dans un « fardeau » quand on voyage, et non ce  qu’on met pour « paraître »), la narratrice montre en revanche l’obsession de Marianne dans la récurrence de certaines expressions, détournées de leur sens vestimentaire : comme le verbe « se tailler de la besogne », ou bien le terme d’ « article » terme neutre mais qui renvoie aussi au plaisir qu’elle aurait d’essayer cet « article de mode » ou comme  lorsqu’elle évoque  «  l’effet » d’un plaisir qu’elle cherche à oublier, parce que ces « effets » sont bien beaux !  jusqu’à la phrase finale où d’une voix commune la narratrice et Marianne concluent leur fallacieux raisonnement par ce cri triomphal qui semble exhiber un butin justement acquis après un combat : « et le linge et l’habit  me parurent de bonne prise » où non seulement l’objet du désir peut enfin se dire explicitement – le linge, l’habit –, mais où il se dit avec une telle volupté que le verbe, pourtant neutre utilisé se met à signifier la nature même de l’objet désiré, cette « parure » qui permettra l’entrée dans le beau monde ;

Nous pouvons dire en conclusion que ce passage nous montre la perspicacité psychologique de Marivaux, si habile à saisir les enjeux de la coquetterie féminine, mais nous avons pu voir aussi avec quel soin la narratrice s’efforce de se distinguer d’une Marianne dont elle ne charrie complaisamment la naïveté que pour mieux mettre à l’abri de toute suspicion l’image de jeune fille noble qu’elle veut donner. L’écriture à la première personne prend ici tout son sens, elle permet de décrire de l’intérieur une intimité, celle du moi passé, avec toutes les ressources que donne ce retour a posteriori sur soi-même, mais elle permet aussi, dans la manière employée pour faire apparaître cette intimité, de dévoiler l’âme intime d’une narratrice toujours soucieuse de se faire voir à son avantage. Tout le texte tient dans ce constant va-et-vient entre le présent et le passé de la narratrice où elle s’efforce d’assurer une distance avec ce qu’elle était pour mieux l’abolir dans cette préoccupation qui lui reste commune avec la Marianne du passé, légitimer sa noblesse…noblesse de sang, noblesse d’âme, cela est une autre histoire.  

Marivaux, La Vie de Marianne (première partie, p. 93-94, Édition Dagen Folio-Classique)

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