Explication de la fin du livre : Elle se retira sous le prétexte... inimitable
Cet épilogue est à lire en liaison avec l’incipit et l’ensemble du tome premier sur lequel il tranche violemment. Les deux personnages sont encore là, mais loin de la cour. À la sociabilité affichée du début s’oppose la retraite dans l’austérité, le silence puis la mort.
Après une grave maladie la princesse décide de ne jamais revenir « dans les lieux où était ce qu’elle avait aimé » et se retire dans une maison religieuse. C’est là que Nemours essaye de la rencontrer.
C’est une fin proche du sublime, où le dépouillement extrême, du style comme du personnage, n’est pas sans laisser subsister, comme toujours, des questions sur le sens du choix de Mme de Clèves.
Plan
Première partie
- Une phrase consacrée à Mme de Clèves
- L’activité de Nemours pour la voir, et sa réponse
Seconde partie
- Nouveaux efforts, toujours vains de Nemours
- Retour sur la princesse et sur la fin de sa vie
Le peu de lignes consacrées réellement à la princesse montre l’effacement du personnage comme l’inefficacité des efforts de Nemours pour l’atteindre. Un éloignement de la princesse, manifesté par cette absence de réaction et de communication (cf. ce « détachement » évoqué quelques lignes plus haut). Donc une construction emboîtée (Clèves-Nemours // Nemours-Clèves) avec retour au point de départ : au début comme à la fin, une maison religieuse, ce qui montre que rien ne s’est passé pour elle entre les deux, rien, c’est-à-dire cette fin centrale de non-recevoir.
Première partie
« Elle se retira dans une maison religieuse… » première apparition de la religion, très absente du roman, et liée à « la vue …si prochaine de la mort » (la princesse se relève d’une grave maladie). Et la phrase même justifie sa retraite : le monde contraint au mensonge, et pour ne plus mentir, elle consent une dernière fois au mensonge (cf. « sous prétexte de changer d’air ») : elle ne peut décemment alléguer son désir de ne plus être tentée par l’amour. Et par deux fois la romancière insiste : « sans faire paraître un dessein arrêté de renoncer à la cour » : donc un prétexte futile, et la phrase, laconique, sous-entend ce qu’elle pense : elle ne veut pas qu’on essaye de la ramener à la cour, et c’est aussi une preuve d’humilité parce qu’elle sait qu’elle a déjà été conduite par sa passion et que de bonnes résolutions peuvent ne pas tenir.
À ce retrait quasiment sans parole s’oppose l’activité de Nemours (cf. le nombre de phrases qui commencent par un « il » asyndétique, jusqu’au « enfin » qui montre l’aboutissement de ses efforts).
Nemours, comme dans tout le roman, est celui qui connaît la raison des actes de la princesse, il est habitué à interpréter des signes, et il ne s’y trompe pas (cf. « À la première nouvelle… il sentit le poids de cette retraite et il en comprit l’importance ») ; deux propositions coordonnées, la première avec un verbe marquant une compréhension intuitive, et l’autre, une compréhension plus intellectuelle. Enfin, dernière étape de sa réaction « il crut dans ce moment qu’il n’y avait plus rien à espérer » ce « moment » c’est d’abord le mouvement « movimentum » de retraite e la princesse, mais aussi cette circonstance, enfin, c’est aussi la poussée d’un poids, et ici c’est le poids de cette retraite : cette lourdeur et cette pesanteur de l’inertie (il n’arrivera pas à faire bouger la princesse) est rendue par la répétition de la labiale (« poids, importance, perte de ses espérances, espérer, ne l’empêcha pas »). Et si la narratrice dit que cette perte de ses espérances ne l’empêche pas de tenter malgré tout quelque chose, c’est pour montrer ce côté déraisonnable de l’amour : il sait que son activisme ne sert à rien mais il le fait pourtant, et il se démène, mais il se bat tout seul, dans le vide. Le rythme traduit la vanité de ses actes : rythme répétitif de séquences brèves et répétition du verbe « faire » et la conclusion par la phrase brève « Mais tout fut inutile » (noter toujours le respect du code de la galanterie : il agit toujours par intermédiaire).
Vient ensuite sans liaison l’entrevue de la princesse avec le vidame : l’absence de coordination dans la succession des phrases montre que tout lien désormais est impossible ; aucune phrase ne peut s’accrocher comme personne ne peut vraiment savoir ce qu’elle pense car elle n’offre désormais plus de prise. La romancière emploie encore une négation (cf. « sans faire paraître » au début) : « elle ne lui dit point qu’elle eût pris de résolution » : la vraie résolution reste dans le secret de son cœur. Elle ne peut que la taire, et serait-elle dite qu’elle tomberait dans le monde et serait soumise à l’inconstance et à la possibilité d’une « prise ». Et comme Nemours, le vidame ne se fait aucune illusion. Les formules négatives se multiplient.
Il faut encore un « prétexte » à Nemours pour aller la trouver (« aller à des bains ») et vient enfin l’ultime réaction et le dernier message : toujours la présence du trouble associé à la surprise : la retraite n’a pas fait disparaître le sentiment, puis des paroles rapportées par un tiers (« elle lui fit dire… ») avec une succession de complétives avec des tours négatifs (« ne pas trouver étrange… ne s’exposait point ») (la réalité est toujours éloignée par ces tournures négatives) et où elle dit encore son refus ou plutôt sa volonté de ne point s’exposer « au péril de le voir » c’est d’abord un refus du risque ; mais la suite est plus problématique car ce péril est précisé : pour ne pas « détruire par sa présence des sentiments qu’elle devait conserver » : Quels sont ces sentiments ? Le repos et le calme ? Donc une princesse qui s’est convertie à la religion ou au contraire l’idée même de l’amour qu’elle a, avec elle, « retirée » du monde, pour mieux la garder intacte en quelque sorte (donc une princesse qui garde toujours ses illusions…)
Toujours est-il que la présentation de ses paroles au moyen de tous ces décrochements de propositions complétives sont comme différents écrans pour ne pas parler directement à Nemours, comme autant de relais qui rendent sa parole plus lointaine.
Puis sa vraie réponse, qui est une redite de ce qu’elle lui avait dit dans la dernière partie du livre « qu’elle voulait bien qu’il sût qu’ayant trouvé que son devoir et son repos s’opposaient au penchant qu’elle avait d’être à lui, les autres choses du monde… » : phrase intéressante car elle dit deux choses quasiment opposées : d’une part, elle préfère le repos , le calme, à ce « penchant d’être à lui » qui marque comme une dépendance, une aliénation, une dépossession, et sa frilosité, son égoïsme l’empêchent de concevoir l’amour comme un don de soi (cf. l’amour racinien, conçu comme esclavage et dépendance) ; mais d’autre part, la suite de la phrase montre que cette aliénation était pourtant ce à quoi elle tenait le plus au monde : y ayant renoncé, elle renonce d’autant plus facilement au monde (la proposition au participe « ayant trouvé que… » a un sens causal) ou plutôt elle ne peut plus montrer que de » l’indifférence » à « toutes les autres choses du monde ».
Conséquence : elle ne peut plus penser qu’à l’autre vie « elle ne pensait plus qu’à…, il ne lui restait aucun sentiment… », les tours négatifs comme les termes négatifs expriment bien cette fuite hors du monde dangereux.
Deuxième partie
Même structure que le paragraphe précédent consacré à Nemours : des efforts conclus sur un « enfin » mais alors que le premier « enfin » annonçait la visite de Nemours, ici et symétriquement, il montre son départ « il fallut enfin que ce prince repartît ». D’abord sa réaction, très forte « expirer de douleur », la prière réitérée de façon hyperbolique « il la pria vingt fois… » et la réponse péremptoire, structurée par un « non seulement/même » une défense faite à la personne qui sert d’intermédiaire et à laquelle celle-ci obéit. Mme de Clèves ne veut même pas une « relation » de paroles. Fil débranché définitivement.
La narratrice décrit alors l’état du prince contraint au départ, avec une longue apposition comparative (« aussi accablé de douleur… ») où il est aussi triste que si cette perte était une mort, et qui finit part trois superlatifs qui s’enchaînent dans une cadence majeure majestueuse « d’une passion la plus violente, la plus naturelle, et la mieux fondée qui ait jamais été » le terme « violente » s’oppose à « naturelle » c’est que le premier signifie que cet amour est involontaire et qu’il est une violence faite à la nature - les liens du mariage - ; tandis que « naturelle » veut dire « en accord avec la nature » parce que c’est la plus belle personne du monde ; quant à « la mieux fondée » l’adjectif reprend l’idée précédente mais en la légitimant puisque la princesse est libre de l’épouser.
On pense que le paragraphe va finir là-dessus. Mais il y a une « coda » et le mouvement est relancé par un « néanmoins » qui va montrer encore les ultimes efforts de Nemours, peut-être de façon plus vague, car on s’éloigne désormais du monde, des personnages du roman. Mais le côté exhaustif de ses efforts apparaît dans la longueur de la périphrase « tout ce qu’il put…, etc ».
La dernière phrase, ouverte par un « enfin » qui est cette fois-ci un adverbe d’énonciation (= « pour finir »), marque un saut dans le temps qui désormais passe plus vite sans qu’aucun intérêt particulier n’en différencie les époques : « des années entières s’étant passées... » et la phrase se poursuit disant le « ralentissement de la douleur » (un amoindrissement, plus qu’une disparition) et l’extinction de sa passion (est-ce son ardeur qui s’est éteinte ? est-il encore attaché à son amour, sans souffrir – autre sens du mot « passion » ?) D’où trois hypothèses : ou bien Mme de Clèves s’est trompée, et la passion résiste au temps et Nemours (dont il n’est pas dit qu’il connut d’autres femmes) aurait été le meilleur des maris, soit Mme de Clèves n’a pas cédé justement pour que l’amour subsiste (cf. l’amour courtois) soit enfin son refus est justifié parce qu’elle sait que rien n’est durable en ce monde.
Il faut admirer ce mouvement de decrescendo et d’affaiblissement progressif du tempo : « ralentirent / éteignirent ; douleur / passion » deux groupes égaux , qui annulent tout mouvement.
Enfin l’éclairage final se fait sur la princesse : les négations sont encore reprises (« elle vécut qui ne laissa pas d’apparence… ») la certitude est envisagée dans l’absence d’incertitude. Après les passés simples succède la monotonie des imparfaits de répétition : le vide, le néant, avec, au lieu de l’alternance cour / intimité des premiers livres, l’alternance de deux solitudes intimité/maison de retraite, mais (cf. le « mais » aussi de la phrase) une intimité qui au lieu de donner lieu aux affres de l’analyse de soi et des tortures de la passion laisse « des exemples de vertu inimitables ». Une fin donc moralisante, dans une phrase dont le passé simple conclusif nous fait passer au souvenir de Mme de Clèves (« laissa des exemples »). Elle s’efface encore plus, ne laissant derrière elle que ces exemples de vertu « inimitables » quatre syllabes qui terminent ce grand livre, et qui effectivement nous permettent de relancer le problème même du comportement de la princesse, car en réalité, ce qu’elle s’efforce d’imiter, c’est la conduite de sa mère et recommandée par sa mère. Et c’est peut-être d’avoir à ce point pris au pied de la lettre les préceptes inculqués par sa mère donc d’avoir imité cette conduite imposée comme un modèle idéologique, que la vertu de cette princesse est inimitable, telle qu’elle ne peut être imitée, ou alors… telle qu’elle ne doit pas être imitée ? Est-ce un exemple à admire ou à critiquer ?
Conclusion
Le livre finit dans le silence des passions, dans l’austérité et la retraite. Il faut encore une fois opposer le texte à l’incipit pour comprendre l’étendue de la différence entre les époques, entre la jeune princesse et ce qu’elle est devenue, entre deux idéologies (baroque/classicisme) et la mort à tout prendre qui triomphe de la vie au nom d’un idéalisme qui met au sommet la raison et l’équilibre.