Ronsard, le Prince des poètes, n’est pas seulement le poète des Amours. Il a été aussi un poète engagé au cours des guerres de religion qui ont déchiré la France. Dans ses Discours sur les Misères du Temps, il a d’abord pris fait et cause pour la religion catholique mais a fini ensuite par dire sa volonté de se désengager totalement. Nous nous demanderons donc en quoi ce cheminement nous éclaire non seulement sur la nature de l’engagement d’un poète, mais plus généralement sur la nature de la poésie et du travail poétique.
Les discours de Ronsard dans leur contexte historique
Le contexte historique : Sans faire l’historique de cette période mouvementée, on se bornera à quelques précisions nécessaires à la compréhension de cette œuvre.
François II meurt en 1559. Catherine sa mère est régente ; la cour est divisée entre factions catholiques (les Guise) et factions protestantes (les Condé). Secondée par Michel de l’Hôpital, Catherine veut mettre fin aux violences qui déchirent les deux partis : à l’issue du colloque de Poissy, et malgré des désaccords persistants, (sur des points de théologie) elle signe l’édit de janvier 1562 qui est un édit de tolérance de la religion réformée.
Mais les massacres de Vassy par les troupes de Guise moins de deux mois plus tard vont déclencher la première guerre civile, les deux camps disant chacun se battre au nom du Roi (le jeune Charles IX). Mais au cours des combats, Guise meurt, et Condé est fait prisonnier. La Reine, délivrée par la mort de Guise, autorise par l’édit de pacification d’Amboise les protestants à célébrer leur culte à l’intérieur d’une ville : nous sommes en mars 63. l’œuvre de Ronsard a été écrite dans cette année 62-63. (Mais la guerre recommencera quatre ans plus tard jusqu’à la Saint Barthélémy (1572) – 30.000 morts dans toute la France – et durera encore jusqu’à l’abjuration d’Henri IV et l’édit de Nantes (1598) mettra fin à 40 ans de guerre civile : d’un côté il marque un tournant dans l’histoire des mentalités, non que ce soit vraiment un traité de « tolérance » : dans une guerre de religion, chacun pense qu’il a Dieu pour lui : En 1586, Catherine de Médicis s’adresse au vicomte de Turent : « roi ne veut en ses États qu’une religion ». Ce à quoi le vicomte répond « Nous aussi. Mais que ce soit la nôtre ». Mais sa signature marque la distinction entre le sujet politique, qui doit obéir, quelle que soit sa confession, à la loi du roi, et le croyant, libre de ses choix religieux dorénavant cantonnés à la sphère privée, mais c’est au prix d’une sorte de scission du pays (les protestants n’avaient le droit de pratiquer publiquement leur religion que dans certains lieux).
Les discours de Ronsard :
Ronsard à cette époque (1560) est illustrissime. On l’appelle « le prince des poètes » et il publie la première édition de ses œuvres. Pourquoi prend-il fait et cause pour les catholiques, alors qu’il est le premier à admettre l’état de dépravation de la papauté et donc les critiques que depuis le premier humanisme, celui d’Erasme, on fait à l’Eglise ? On en verra les raisons profondes dans un moment. Mais on peut en énoncer d’abord les raisons immédiates :
- Il est issu de la noblesse : un loyalisme sincère l’attache à la royauté et au royaume de France, d’autant plus qu’il est issu d’une noblesse de province assez pauvre, il a donc besoin du Prince pour survivre, c’est pourquoi il est clerc (tonsuré mais pas prêtre, contrairement à l’accusation que lui lanceront les protestants) ce qui lui donne le droit d’obtenir du roi des charges ecclésiastiques et leurs revenus.
- Il est de plus poète officiel payé par la reine pour célébrer mariages et naissances.
- Enfin, et surtout c’est un poète profane qui chante les Amours, les femmes, la nature : les protestants, Calvin en tête, interdisent toute poésie qui ne soit pas religieuse.
Donc il était impossible pour tout cela que Ronsard appartînt au parti des Réformés, même s’il reconnaît avec eux la dérive de l’Eglise et la dépravation de la papauté..
Il va donc écrire quatre « discours » en réaction à l’actualité :
Après les massacres de Vassy (mars 62), les incidents se multipliant, Ronsard écrit le « Discours des Misères de ce temps » : il s’adresse à la Reine, pour lui dire qu’elle a été trop complaisante envers les Protestants et il compte sur elle pour rétablir la paix.
Puis quelques mois plus tard en septembre de la même année, il écrit la « Continuation » de ce discours, qu’il adresse également à la reine : le ton y est beaucoup plus polémique : c’est un réquisitoire contre l’hypocrisie des Protestants et une exhortation à les mater.
En décembre de cette même année, nouveau discours : il s’agit cette fois de la « Remontrance au peuple de France » écrite dans une atmosphère enfiévrée (Paris investi par les troupes de Condé) : Rossard fait preuve d’une passion partisane ; il s’adresse à tous les corps de l’Etat pour leur faire précisément des « remontrances » et exhorte les catholiques à la guerre, et Dieu à « exterminer » ses ennemis.
Enfin, en avril 63, après la paix d’Ambroise, Rossard qui a été l’objet de nombreux pamphlets anonymes – il faut dire que ses discours étaient très lus- ) écrit un quatrième texte ainsi intitulé « Réponse de Pierre de Rossard gentilhomme vendômois aux injures et calomnies de je ne sais quels prédicants et ministres de Genève sur son discours et continuation des Misères de ce temps » : malgré ce titre où l’on perçoit la contre-attaque (le vendômois / Genève, l’étranger, d’où vient le mal) ce dernier texte restreint la polémique au plan personnel et dit son désir de se retirer de la lutte.
Ronsard passe donc de l’engagement le plus entier et même le plus partisan à un « désengagement » total : ce sont les raisons de ce changement radical que je vais essayer de développer dans le cours de cet exposé. Ce qui nous permettra d’engager la réflexion sur la nature du fanatisme et en même temps de la poésie.
Les raisons nécessaires de l’engagement de Ronsard
Mais tout d’abord il faut étudier de façon plus précise pourquoi Ronsard a pris si violemment parti pour les catholiques, et ce qui a rendu son engagement nécessaire. On peut y voir des raisons de trois ordres : théologique, dogmatique et poétique.
- Raisons théologiques : le mal de la confusion
Qu’est-ce que la divinité ? pour Ronsard, c’est l’harmonie, l’unité, la totalité : le mal, c’est la confusion, le désordre, la fragmentation, le « diable » c’est d’abord un agent de séparation et le courant réformé lui semble la cause de divisions néfastes, ébranlant à la fois ce principe de l’unité fondamentale du monde, et en particulier d’un ordre ancien qu’il assimile à un ordre naturel : il y a un « accord » sur terre toujours « agréable à Dieu et cet « accord » se manifeste sur le plan politique dans le principe même du régime monarchique français : « un roi, une loi, une foi ».
Ce qui explique que dès le premier discours il demande à Dieu :
Donne que même loi unisse nos provinces
Unissant pour jamais le vouloir de nos princes.
Il lui semble impossible qu’on fasse allégeance au Roi tout en ayant une foi intérieure différente de ce qui fait la base du principe monarchique (dans une monarchie de droit divin, le roi est le représentant de l’Eglise, donc de Dieu). Ronsard fait à ce titre de Luther le responsable de cette division qu’il exècre parce qu’elle va entraîner le fanatisme et les guerres civiles. En renversant « Les Conciles sacrés des vieux siècles passés », il a été cet agent diviseur qui a provoqué le malheur général :
De là sont procédés les maux que nous avons
De là vient le discord sous lequel nous vivons
De là vient que le fils fait la guerre à son père
La femme à son mari et le frère à son frère (Rem 337sq)
Dans un monde qui a perdu « sa règle et sa forme ancienne » « l’iniquité, la défiance, et l’infidélité » ne peuvent que se répandre et le scandale est d’autant plus grand que cette certitude va conduire à tuer au nom de Dieu
Eh, quoi ! brûler maisons, piller et brigander
Tuer assassiner par force commander
N’obéir plus aux rois, amasser des armées
Appelez-vous cela Eglises réformées ? (cont. 45 sq)
Voilà pour Ronsard bien évidemment le scandale le plus grand, ce « christ empistollé tout noirci de fumée, Portant un morion en tête et dans la main/ un large coutelas rouge de sang humain» (Cont.), cet « évangile armé » prêché par les Réformés, d’autant qu’il tolère mal que ce vent de discorde vienne de l’étranger (de Genève où Calvin – qui pour Ronsard est traître à la France – a établi une république théocratique qu’il voudrait étendre au royaume de France), son nationalisme, comme son oreille de poète y répugnent fortement et il dénonce cette influence de l’étranger :
Je n’aime point ces mots qui sont finis en os
Ces goths, ces Ostrogoths, visgoths, et Huguenots,
Ils me sont odieux comme peste…
L’identité des sonorités assure une identité de nature entre huguenots et goths, des étrangers qui ignorent le génie propre de la France : il les condamne, lui le poète, en tant que monstres linguistiques, et la réaction de Ronsard devient une réelle phobie de tout ce qui peut troubler la tradition française.
- Les raisons dogmatiques
Mais cette confusion affecte les protestants eux-mêmes : La liberté qu’ils prônent dans la lecture de la Bible en permet une libre interprétation ; Ce qui entraîne deux conséquences, du point de vue de Ronsard : d’une part la manifestation d’un orgueil démesuré :
Il fait bon disputer des choses naturelles
Des foudres et des vents, des neiges et des grêles
Et non pas de la foi, dont il ne faut douter,
Seulement il faut croire, et non en disputer (Rem. 143)
Pour Ronsard, il y a un mystère divin, que les facultés limitées de l’homme ne pourront jamais percer Car Dieu qui est caché
Ne veut que son secret soit ainsi recherché (Rem. 153)
Et d’autre part, deuxième conséquence, une absence de certitude : c’est ce que prouve à ses yeux le nombre de sectes qui se réclament du protestantisme, tout en s’opposant entre elles : signe qu’aucune ne possède la vérité (qui ne peut qu’être une pour Ronsard) :
Les apôtres jadis prêchaient tous d’un accord,
Entre vous aujourd’hui ne règne que discors :
Les uns sont Zvingliens, les autres Lutheristes
Oecolampadiens, Quintis, Anabaptistes,
Les autres, de Calvin vont adorant le pas
L’un est prédestiné, l’autre ne l’est pas… (Cont. 243 sq),
Pour Ronsard et les catholiques, au contraire, il y a un dogme unique qu’il ne faut jamais remettre en question : il condamne donc le libre accès aux textes, engendré par l’orgueil, et engendrant des divisions néfastes mais aussi semant encore une fois la confusion : tous ces gens qui quittent leur travail pour étudier ! cela lui paraît un ferment d’anarchie : – Je suis plaint de dépit quand les femmes fragiles
Interprètent en vain le sens des Evangiles
Qui devraient ménasger et garder leur maison
Je meurs quand les enfants qui n’ont point de raison
Vont disputant de Dieu, qu’on ne saurait comprendre (Rem. 564 sq)
Il s’ensuit donc une confusion entre les sexes, (les femmes vont écouter les prêches au lieu de rester chez elles !) entre les générations (les enfants qui discutent des Ecritures comme des adultes) bref une désorganisation totale de la société.
- Raisons poétiques
1. Mais les principales raisons qui justifient l’engagement de Ronsard sont liées à sa conception de la poésie qui est en désaccord complet avec le point de vue des Réformés : Ronsard, tout animé de l’esprit du paganisme antique, est avant tout sensible à la beauté du monde : le monde est harmonie, le monde « cet ouvrage admirable » est comme pénétré de divin (cf. les nymphes des eaux et des arbres) il ne peut accepter qu’on dise comme les Réformés, que le ciel est définitivement coupé de la terre, et que le monde d’ici-bas, sans la grâce, est mauvais ; Il y a un passage étonnant où l’on décèle ce qui est fut la tentation de Ronsard, et qui a été celle du premier christianisme : celle d’un retour au paganisme (cf. Julien).
Certes, si je n’avais une certaine foi
Que Dieu par son esprit de grâce a mis en moi,
Voyant la Chrétienté n’être plus que risée
J’aurais honte d’avoir la tête baptisée,
Je me repentirais d’avoir été chrestien
Et comme les premiers je deviendrais paiën ;
L’hypothèse, irréelle, lui permet d’oublier son christianisme et de se projeter dans des temps antérieurs, où le paganisme, loin d’être une absence de religion se manifeste par une adoration qui ne peut s’adresser qu’à une divinité :
La nuit, j’adorerais les rayons de la Lune,
Au matin le Soleil, la lumière commune… (Rem. 57 sq)
Il y a comme une prière perpétuelle devant l’harmonie pacifique du monde, et devant ce Soleil, « l’œil du monde » qui est adoré comme la manifestation d’une divinité. La suite du texte est un véritable hymne au soleil, et à tous les dieux qui sont dans la nature, Neptune, la mer, Cérès, le blé, et Bacchus, le vin : « ardent et flamboyant » Ronsard montre la nature sous ses formes bienveillantes : formé dans la première renaissance, il reste optimiste, et pour lui l’homme est au centre d’un monde qui a été fait pour lui, « heureux, comme dit Bonnefoy de Ronsard, de l’univers au point de ne jamais trop savoir s’il a affaire à de l’humain ou à de la divinité ». Ronsard semble prendre ici le risque d’être accusé de n’être pas chrétien en admirant plus la création que son créateur mais c’est qu’il veut marquer nettement la différence entre lui et les Réformés, pour qui toute création est inévitablement entachée du sceau du péché et de la corruption. Pour Ronsard le monde est beau, donc les protestants ont tort. Voilà pourquoi il ne veut pas changer de foi.
2. Cette conception d’un monde habité par le sacré rejaillit sur chaque objet qui s’y trouve, et, pour le poète qu’est Ronsard, sur les mots, qui sont les signes des choses : or dans la vision protestante, la séparation radicale entre le ciel et la terre fait qu’il y a scission (encore une division, que Ronsard dénonce, contraire, au dogme catholique) entre le corps réel du Christ (définitivement au ciel) et son corps symbolique, représenté par le pain et le vin dans le sacrement de la messe. On sait que les catholiques voient dans le pain et le vin la présence réelle du christ. Pour les protestants, ce ne sont là que signes symboliques. Pour Ronsard cette division entre signe et chose consacre l’affaiblissement du signe, puisqu’il ne représente plus la chose que d’une façon certes claire (le pain et le vin symbolisent clairement Jésus) mais arbitraire (car rien ici-bas n’est relié nécessairement au ciel) : le signe n’est pas lié charnellement à la chose (cf. les icônes).
Ronsard voit au contraire une unité substantielle entre le signe et la chose, (la présence réelle dans la transsubstantiation garantit en quelque sorte le caractère sacré de tout signe) de même que le sacré habite le monde, de même tout signe est lié par un lien naturel à la chose mais en contrepartie il ne sera jamais directement lisible puisqu’il est plus qu’un simple signe, et qu’il détient comme un peu de la substance de la chose. Appliquée à la lecture de la Bible, cette définition du signe nous permet de comprendre que pour les uns, les protestants, la Bible soit directement lisible et ne contienne aucun mystère alors que pour Ronsard, le sens est lourd, il reste opaque : le sens excèdera toujours ce que dit le signe, en quelque sorte ; aussi faut-il d’ailleurs préserver son caractère sacré (les protestants avaient entrepris des traductions systématiques de la Bible pour justement divulguer la bonne parole). D’ailleurs, parlant dans ses Hymnes de la nécessité du mystère poétique Ronsard pense qu’il faut « bien déguiser la vérité des choses/ D’un fabuleux manteau dont elles sont encloses ». Est-ce de l’élitisme, face à la vulgarisation protestante ? Non, car si le sens est opaque c’est moins pour que le texte reste sacré mais parce que la nature d’un texte sacré c’est de résister au sens, c’est de rester mystérieux. Or pour Ronsard, la poésie est chose sacrée, elle émane du Ciel, et le poète est un inspiré qui retrouve dans sa pratique poétique ce rapport naturel que la langue de tous les jours oublie, entre le signe et l’objet qu’il signifie.
Transition
Ainsi on comprend maintenant que la raison principale et définitive qui va jeter Ronsard dans le combat, c’est qu’il est poète et qu’il ne supporte pas cette rupture de l’harmonie d’un monde dont chaque objet, chaque signe recèle pour lui une part de divin.
A cette conviction s’ajoute le spectacle lamentable de la guerre civile, et c’est ce qui justifie la virulence de sa réaction
Madame, je serais ou du plomb ou du bois,
Si moi que la nature a fait naître François ,
Aux races à venir je ne contais la peine
Et l’extrême malheur dont notre France est pleine.
Je veux de siècle en siècle au monde publier
D’une plume de fer sur un papier d’acier,
Que ses propres enfants l’ont prise et dévêtue,
Et jusques à la mort vilainement battue.
Evidemment il attribue la responsabilité de ce crime aux protestants, les grands diviseurs.
Or, comme je l’ai dit plutôt, et alors que la guerre est loin de se calmer, que les atrocités se multiplient (on peut le lire chez d’Aubigné) et que les libelles contre lui sont foison, il s’arrête quelques mois plus tard. Pourquoi ?
Les raisons nécessaires de son désengagement
1. Les causes de l’échec
En fait le but poursuivi par Ronsard n’est pas si clair que cela : s’agit-il d’écrire un pamphlet, pour simplement clamer au monde son indignation, ou bien, comme il le dit dans une élégie un peu antérieure, « en disputant » de confondre « par livres » cet ennemi qui « par livres » a séduit le peuple : un combat ou un pamphlet ?
- Les interlocuteurs introuvables
1. Dans les quelques vers cités plus haut on voit déjà la tendance du poète : il veut laisser un témoignage du véritable matricide auquel il assiste : la guerre civile cause la mort de la mère-patrie. Mais cette position transhistorique est le contraire d’un engagement dans l’actualité. Car être historien et écrire un témoignage, ce n’est pas être orateur et s’adresser à ses contemporains. Déjà dans le premier discours, et alors qu’en principe son interlocutrice est la Reine, on observe la même tendance : se tourner vers le passé ou vers l’avenir pour évoquer le présent calamiteux :
Que diront tant de ducs, et tant d’hommes guerriers
Qui sont morts d’une plaie au combat les premiers
Et pour France ont souffert tant de labeurs extrêmes
La voyant aujourd’hui détruite par nous-mêmes
Ou alors il s’adresse à l’historien
Ô toi historien qui d’encre non menteuse
Ecris de notre temps l’histoire monstrueuse
Raconte à nos enfants tout ce malheur fatal
Afin qu’en te lisant ils pleurent notre mal…
2. Mais quand il veut vraiment « combattre » il semble qu’il ait de la peine à trouver des interlocuteurs : il le reconnaît lui-même dans son premier discours où il dit que les deux partis sont aveuglés « voyant notre mal nous ne le voyons point » (87 D.) Comment se faire écouter de gens aveuglés par le fanatisme ? Dans la Continuation, on dirait qu’il cherche à qui s’adresser : d’abord à la reine (Madame) puis aux protestants, mais c’est pour les accuser avec virulence et donc pour leur dire qu’ils doivent s’attendre à ce que les catholiques les combattent par les armes ! puis il cherche à parler à son ancien camarade Th. De Bèze : c’est le successeur de Calvin à Genève, celui qui avec brio a défendu la position des réformés sur le dogme chrétien au colloque de Poissy, c’est un grand humaniste, un très brillant helléniste, « le plus doué d’entre nous » dit Ronsard qui fut son compagnon d’étude, et qui déplore la voie que son ancien camarade a suivie (renoncement total à la poésie profane, et à toute la culture antique) ; c’est avec lui que Ronsard voudrait dialoguer et il lui demande « d’écouter sa parole » parce que « après m’avoir ouï, tu diras autrement» . Il le voit donc passer à Paris devant lui pour aller faire son prêche « avec une épée au côté » (ce qui provoque les sarcasmes de Ronsard « quel Evangile ! quel charitable zèle ! /Qu’un prêcheur porte au flanc une épée cruelle ». Mais manifestement De Bèze ne veut pas s’arrêter pour discuter, et Ronsard en est réduit à s’adresser à deux « surveillants » qui l’entendant s’en prendre ainsi à De Bèze lui reprochent de parler mal de « ce prophète saint envoyé du Seigneur », et ils accusent Ronsard d’être athée (accusation qu’on lui faisait souvent vu son goût pour l’antiquité païenne). Et donc, en fait d’attaque, c’est lui qui se défend d’être athée !dans une longue tirade scandée par la question, qui justement n’appelle pas la discussion parce que c’est une fausse question « Appelez-vous athée etc).
Mais il en a gros sur le cœur, et il revient sur De Bèze dans la Réponse avec qui il aurait bien aimé se mesurer, au lieu d’avoir à répliquer à de mauvais versificateurs : « Si ce grand guerrier se présente au combat, mon cœur sautera d’aise… c’est lui seul que je veux aux champs escarmouches » mais de Bèze, qui ne s’était pas arrêté devant lui, à Paris, jamais non plus ne lui répondra.
Quant à la Remontrance, qui est le type de parole qui implique l’écoute : dicter à chacun (princes, juges, nobles) les devoirs de sa charge mais parole engagée, acte de parole, où il pourrait ainsi ravir aux protestants leurs moyens de persuasion (dont il constate l’efficacité) il est significatif que le discours soit scandé par trois adresses à Dieu pour lui demander d’intervenir, de donner la victoire à son camp, et d’exterminer les adversaires : prière ou remontrance : l’inscription de son discours à l’intérieur d’une prière à Dieu est le signe en quelque sorte de la faiblesse de sa parole dans son rapport aux autres : et permet de déléguer une action que sa seule parole ne suffit pas à provoquer.
3. Et à supposer qu’on l’écoute, comment parler ? Ronsard est perplexe devant le succès des prêches : une parole fanatique, enflammée qui galvanise les foules. Mais il est loin d’en conclure à la vérité : car lui aussi est de parti-pris, il s’en rendra compte bientôt dans son dernier discours mais auparavant, il se demandera comment une parole qu’il exclut a priori du domaine de la vérité peut détenir une telle puissance. La seule réponse qu’il propose c’est de mettre cette force sur le compte de l’habileté des prédicateurs qui justement mélangent le vrai et le faux de façon à rendre vraisemblables leurs argumentations. Ce qui est une façon finalement de se défiler, puisque c’est reconnaître la difficulté à attaquer un discours qui a l’apparence de la vérité, et Ronsard préfère parce qu’il est plus poète que débatteur imaginer une allégorie et porter son discours au plan de la fantaisie poétique pour « séduire » finalement lui aussi ses lecteurs ! Donc séduction contre séduction ! Mais c’est pour lui la seule façon de dénoncer ce qu’il appelle « l’illusion » de vérité. Je voudrais m’y attarder un moment pour montrer à la fois le talent du poète et un parti-pris qui accuse au lieu d’argumenter : Voulant montrer justement les ravages de « l’opinion » (il s’agit du fanatisme, de la croyance aveugle dans une idée) il en fait donc une allégorie : il montre sa naissance (il s’inspire de la naissance d’Eros dans le Banquet) dans le premier Discours : sa mère est la présomption et son père est Jupiter, qui l’envoie sur terre (comme dans le livre VII de l’Enéide) parce qu’il est fâché de la « curieuse audace des hommes qui veulent savoir « les hauts secrets divins que l’homme ne doit voir » Puis dans la Remontrance (qui devrait être une suite de reproches !) il la décrit physiquement, il la fait aller jusque dans la cellule où le moine Luther se recueille pour lui enjoindre de sortir de chez lui et l’inciter à prendre les armes contre l’Eglise : « Ne vois-tu pas comme le pape est trop enflé de biens/ et comme son église est toute dépravée… » mais elle utilise des arguments dont le danger est de mêler le vrai au faux : il faut dénoncer la dépravation de la papauté (une bonne action) mais elle lui promet aussi une grande renommée : « ainsi ferai ton nom fameux de tous côtés » : une tentation qui est représentée par un serpent qu’elle glisse dans le sein de Luther, pour lui donner une « âme serpentine » à laquelle le poète attribue tous les malheurs de la France… Lire les vers 313 sq Rem.
Ce mélange donc de bonnes et de mauvaises raisons, qu’on voit se faire à l’origine, en quelque sorte, Ronsard veut dire qu’il est la règle dans le discours des prédicants mais il se borne à cette fantaisie sans pousser plus loin parce qu’il est difficile pour un discours qui a l’apparence de vérité de distinguer une parole vraie d’une parole « vrai-semblable ». La confusion introduite par la Réforme rejaillit sur les principes mêmes de la logique.
2. Un discours identique
Donc si le poète ne peut vraiment s’adresser à personne, si l’argumentation n’est pas possible s’il en est réduit à se défendre au lieu de combattre, il ne lui reste que l’invective, le propos diffamatoire,(hypocrites, ne cherchent que la gloire, la richesse etc.) ce dont il ne se prive pas ; mais en écrivant ces vers véhéments, voilà qu’il va découvrir qu’au fond il fait à ses adversaires les mêmes reproches qu’ils font aux catholiques : par exemple l’hypocrisie de l’Eglise / hypocrisie des protestants ; ou alors il réalise qu’aucun des deux ne peut vraiment prouver ce que chacun affirme (Ronsard demande aux protestants s’ils sont protégés par Dieu un miracle qui le prouverait ; mais il est obligé aussi de demander de son côté la même chose au Ciel ! et dans les deux cas rien n’arrive) : cette espèce d’identité inversée – qui est le propre des guerres civiles, quand précisément un frère peut en venir à tuer son frère, il la dira explicitement dans sa Réponse :
Tu m’estimes méchant, et méchant je t’estime
Je retourne sur toi le même fait du crime
Tu penses que c’est moi, je pense que c’est toi !
Et qui fait le discors ? notre diverse foi :
Tu penses dire vrai, je pense aussi le dire (639 sq)
Aussi alors que les lignes au départ étaient très claires entre les deux camps, voilà qu’elles se mettent à bouger, et que lui, l’exact antipode du Réformé, au moment où il fait toutes ses déclarations de haine contre le protestant, il se met à trouver que l’adversaire est son semblable : Le portrait qu’il en donne ressemble étrangement à celui qu’il a fait de lui dans un autre poème (l’hymne à P. Lescot) : – Je suis opiniâtre, indiscret, fantastique,
Farouche, soupçonneux, triste et mélancolique…
Et le Réformé, lui, a le front « De rides labouré, l’œil farouche et profond »
Les cheveux mal peignés, un souci qui s’avale
Le maintien renfrogné, le visage tout pâle… (Rem. 197)
Surgit donc une angoisse à l’idée que ce qu’il a en face de lui, c’est, plus que son frère, son double, ce double mauvais qui fait autant que lui un usage magique de la parole. Et même dans la Réponse, il développe cette ressemblance :
Certes non plus qu’à moi ta tête n’est pas saine
…………………. A nous voir tous deux
Nos cerveaux éventés sont bien avertineux (fous) (912)
Autrement dit, nous sommes deux fous, et les termes par lesquels il se désigne souvent (mélancolique, etc.) reviennent alors dans sa bouche pour décrire le Réformé cf. « humeur noirâtre et triste.. ; » et lui-même ressemble au prédicant décharné dont il s’est moqué déjà « Prédicant mon ami je n’ai rien que la chair/ J’ai le front mal plaisant et la peau mal traitée » si bien qu’il peut aller jusqu’à écrire que « s’il avait ces habits grands et longs » que portent les prédicants, on pourrait dire, le voyant « si pâle de visage » qu’il est « ministre de village » (664) : voilà une ressemblance dangereuse qui aboutit à le faire douter de son propre discours : pourquoi ce sentiment d’être le même, lui qui est l’adversaire si acharné de la réforme ? On pourrait dire que c’est le propre d’une guerre de religion, et que tous les fanatismes se valent, si bien que les deux camps en viennent à se ressembler dans une haine également partagée. Quant à Ronsard, il réalise que deux paroles excessives sont finalement équivalentes quand c’est au nom des mêmes valeurs (le Ciel, Dieu) que chacun prétend combattre. Lui aussi a une parole de parti-pris, lui le poète officiel, lui qui est au service du Roi de France, il peut avoir aussi une parole trompeuse parce que dans ces discours il met lui aussi sa parole au service d’une conviction qu’il ne remet pas en cause, et il voit bien qu’en définitive non seulement il la défend plus mal que ses adversaires, mais qu’en plus, pour le faire, il se met à leur ressembler.
Alors comment s’éloigner de ce double pernicieux qui lui renvoie une si mauvaise image de lui-même et qui le fait douter de lui-même ?
3. Un poète
En fait c’est par la poésie, qu’il brisera ce miroir angoissant où il perdait son identité ; et une très grande partie de sa Réponse va être consacrée à sa propre pratique poétique ;
Désormais c’est en poète qu’il s’exprime, et non en défenseur de la cause catholique. Et là, en quelque sorte, il est dans son sujet : c’est à bon droit qu’il peut dire son mépris pour les mauvais vers que des poètes anonymes ont écrits sur lui, d’autant plus qu’ils prouvent leur manque d’imagination, puisque ce sont des déformations des siens : belle et fière déclaration sur sa force poétique :
……… De ma plénitude
Vous êtes tous remplis : je suis seul votre étude
Vous êtes tous issus de la grandeur de moi
Vous êtes mes sujets, et je suis votre loi
Vous êtes mes ruisseaux, je suis votre fontaine,
Et plus vous m’épuisez, plus ma fertile veine
Repoussant les sablons, jette une source d’eaux
D’un surjon éternel pour vous autres ruisseaux (1035)
Mais ensuite il va préciser la différence entre lui et les « rhéteurs » qui ont écrit contre lui : ce sont des « versificateurs » qui se bornent à mettre leurs idées en vers. Ronsard lui est poète et non rhéteur : le rhéteur ce n’est pas un possédé de l’inspiration, qui elle est toujours fantasque :
Tu te moques aussi de quoi ma poésie
Ne suit l’art misérable mais va par fantaisie
Et de quoi ma fureur sans ordre se suivant
Eparpille ses vers comme feuilles au vent…(848)
Et il poursuit
Tu as, pour renforcer l’erreur de ta folie
A ton Genève appris quelque vieille homélie
De Calvin, que par cœur tu racontes ici…(995)
Au contraire, lui, tout seul s’est perdu « par les rives humides/Et par les bois touffus… »
Un écrivain va où son inspiration le conduit, le prédicant au contraire (ou un simple versificateur) doit suivre le fil de son discours, (qu’il peut même avoir appris par cœur) et Ronsard dans sa poésie ne veut rien démontrer, car la poésie est en dehors de la raison, elle est fantaisie, dit Ronsard, ainsi il peut dénoncer plus justement la prétention à la vérité qu’il partageait avec ses adversaires :
Ni tes vers ni les miens oracles ne sont pas
En riant je compose, en riant je veux lire… (921 sq)
Je prends tant seulement les Muses pour ébats
Les vers ne sont pas des « oracles » Il faut les considérer pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire de bons ou de mauvais vers et ne pas y chercher de simples vecteurs de la signification : le prédicant se trompe en voulant dans les vers de Ronsard « arracher un sens d’une folie ». et c’est au nom de son rapport différent au langage, au nom de l’authenticité poétique, que Ronsard va vouloir en quelque sorte reprendre sa liberté et renoncer au combat et proclamer ainsi un désengagement essentiel : à la joute théologique, il préfère la rêverie dans l’étude ou dans la nature : cf. vers 520 sq. donc goût pour les livres, pour l’écriture, vie saine, plaisir de la conversation, et promenade guidée par la fantaisie (tantôt… tantôt) dans la nature.
Nous avions donc vu précédemment que la raison principale de son engagement était que sa foi catholique garantissait la possibilité de sa poésie, en tant que langue habitée par le sacré, et vous constatez maintenant que c’est sa nature de poète qui est la raison principale de son désengagement.
Comment lever la contradiction ? C’est que dans ce second cas, il insiste sur son droit à la fantaisie, en tant que poète, et il est conduit, pour se singulariser, pour sortir du système pernicieux d’accusations-calomnies qui en faisait un double du prédicant, (et qui est le propre du fanatisme) à insister sur la liberté poétique, sur le caractère peu sérieux en définitive de ses vers. On comprend que par là il reconnaît la faillite de sa poésie engagée, celle qui précisément était la mise en vers d’une conviction, et il le fait au nom de cette fantaisie de son inspiration.
Doit-on en conclure qu’il renonce en même temps à cette conception du poète-prophète, qu’il a prônée autrefois, le poète qui parle la langue des dieux, comme le disait Platon, et qu’il renonce finalement à la transcendance, au caractère sacré de la poésie (ce pour quoi il défendait le dogme catholique, ne l’oublions pas) ?
Non, parce qu’il retrouve cette transcendance de la poésie d’une autre manière : je voudrais lire ce qu’il dit de son travail poétique, quand il fait son autobiographie :
A vingt ans je choisi une belle maîtresse
Et voulant par écrit témoigner ma détresse
Je vis que des Français le langage trop bas
Se traînait sans vertu, sans ordre, ni compas ;
Adonques pour hausser ma langue maternelle
Indompté de labeur, je travaillais pour elle,
Je fis des mots nouveaux, je rappelai les vieux,
Si bien que son renom je poussai jusqu’aux cieux.
Nous avons là une superbe définition du travail poétique : il y a d’abord, comme chez Platon d’ailleurs l’amour du beau : une superbe maîtresse, (Cassandre) ensuite la volonté de le dire, et de dire une détresse ( la maîtresse est cruelle, parce que, au-delà de Cassandre, c’est l’idéal de la Beauté, jamais vraiment atteint, que le poète poursuit ). Cette poursuite du Beau doit se faire avec des mots capables de la dire, alors le poète va « hausser » une langue trop basse pour la rendre poétique, et Ronsard insiste sur son travail : la poésie est un travail, pas seulement la fantaisie de dire tout ce qui passe par la tête, et ainsi cette poursuite acharnée du Beau va permettre d’enrichir la langue : poète est celui qui fait dire à la langue ce qu’elle ne pouvait pas dire avant lui, c’est là proprement en quoi consiste la création poétique : créer seulement un poème, mais une langue plus belle. Quel en est le résultat ? De « pousser jusqu’aux cieux » le renom de la langue : faire de la langue vulgaire une langue sacrée, (la poésie dit Mallarmé permet de rémunérer le défaut de la langue) et donc la faire monter jusqu’aux cieux. Et voilà que nous retrouvons la transcendance qui avait disparu : mais la poésie n’est plus cette parole inspirée qui descend du ciel, c’est une langue enrichie par l’amour du beau qui demande cette abnégation travailleuse, une langue qui peut ainsi monter jusqu’au ciel parce qu’elle devient dans sa perfection un langage digne des dieux.
Alors que dire pour conclure ? Que nous avons là une belle histoire, celle d’un poète qui s’est engagé parce que poète, et qui a renoncé à son engagement parce que poète ; il a pris conscience dans cette aventure de la spécificité de son âme poétique, et il a préféré la fidélité poétique, son authenticité propre, à la fidélité de son engagement : d’où nous tirons un double enseignement : contre le fanatisme, évidemment penser par soi-même, selon son être propre et contre les pensées toutes faites, idéologies de tout poil qui fleurissent en ce moment et qui sont nées subrepticement sur la mort des idéologies du siècle dernier, ne pas faire de la langue le véhicule d’idées reçues, mais au contraire le moyen d’accéder à une meilleure connaissance des choses, par où nous pouvons reconnaître l’importance de notre poète qui précisément fait partie de ceux qui ont contribué à faire de notre langue ce bel outil, qu’il devrait être de notre devoir de préserver.