La Rencontre dans Le Grand Meaulnes, ou le rôle ambigu de la poésie dans le roman d’Alain-Fournier "Un éclair, puis la Nuit"

Nous aimerions montrer comment l’étude systématique et ordonnée d’un petit extrait du célèbre roman d’Alain-Fournier (la rencontre de Meaulnes avec Yvonne de Galais) peut permettre de préciser les enjeux d’une écriture romanesque dont la poésie est chargée d’un rôle double et ambigu  : d’un côté, faire apparaître l’inouï, le caractère absolument unique d’un instant où, comme dans le sonnet de Baudelaire, (À une Passante, le ciel soudain s’est entr’ouvert à la vue d’une femme, mais d’un autre côté constituer pour le narrateur un moyen tout artificiel, un tour de passe-passe (comme il y en a du reste de décrits dans le livre) destiné précisément à donner le change quand on n’a pas ce privilège d’avoir connu une « illumination » de ce type, si éphémère fût-elle, donc une poésie « négative », en quelque sorte, comme on parle d’une théologie négative, écriture condamnée à mimer dans la douleur un rapport poétique au monde auquel celui qui écrit restera toujours étranger.

C'étaient deux femmes, l'une très vieille et courbée ; l'autre, une jeune fille, blonde, élancée, dont le charmant costume, après tous les déguisements de la veille, parut d'abord à Meaulnes extraordinaire.
Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le paysage, tandis que Meaulnes se disait, avec un étonnement qui lui parut plus tard bien grossier : “Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune fille excentrique - peut-être une actrice qu'on a mandée pour la fête.”

Cependant, les deux femmes passaient près de lui et Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille.
Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait après avoir désespérément essayé de se rappeler le beau visage effacé, il voyait en rêve passer des rangées de jeunes femmes qui ressemblaient à celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un peu penché ; l'autre son regard si pur ; l'autre encore sa taille fine, et l'autre avait aussi ses yeux bleus ; mais aucune de ces femmes n'était jamais la grande jeune fille.

Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un visage aux traits un peu courts, mais dessinés avec une finesse presque douloureuse. Et comme déjà elle était passée devant lui, il regarda sa toilette, qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes...
Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit à sa compagne :

“Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense ?...”

Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, tremblante, ne cessait de causer gaiement et de rire.
La jeune fille répondait doucement. Et lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle eut ce même regard innocent et grave, qui semblait dire :

“Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Je ne vous connais pas. Et pourtant il me semble que je vous connais.” 

Ce récit, plein de mystère et de poésie, met en place une scène de première rencontre, qui s’inscrit, en tant que telle, dans ce topos de la grande tradition romanesque. La spécificité de cette scène est d’être animée d’une tension forte, aussi bien dans son sujet proprement dit que dans la narration qui la met en œuvre : tension dans le sujet, puisque la pauvreté d’une action réduite à sa plus simple expression (le seul événement auquel nous assistons se limite au passage de deux femmes devant Meaulnes) contraste avec l’ampleur de son retentissement sur le héros, tension dans la narration, puisque cette « illumination » du héros se trouve assombrie par un halo de gravité douloureuse qui fait de ce moment merveilleux comme le début d’une quête malheureuse.

Nous essaierons de voir pourquoi cet émerveillement de Meaulnes est décrit par le narrateur comme un futur souvenir, lancinant et douloureux.

UN RÉCIT MINIMAL

Au service de cette scène de première rencontre (même si Meaulnes a aperçu la veille cette jeune-fille, de dos, entourée d’enfants) une technique narrative particulière, une certaine organisation de la temporalité, la présence notable d’ellipses, sont autant de moyens qui contribuent  à mettre en place  un récit minimal : de fait, la rencontre se réduit à un échange, peut-être même incertain,  entre deux regards.

A. La technique narrative

a) Focalisation interne : la scène est entièrement vue à travers le regard de Meaulnes. Tout ce qu’on sait des sentiments de la jeune-fille, se réduit à des suppositions émises par Meaulnes à son sujet. Il est même étonnant que le premier paragraphe qui nous donne le contenu du regard de Meaulnes, ne soit pas introduit par un embrayeur de la description. Dans ce qui précède, le « promeneur » comme l’appelle ici Alain-Fournier, cherche le lieu de l’embarcadère, soudain « il entendit des pas grincer sur le sable » : c’est à cet endroit que notre passage commence, sans que soit spécifié aucun mouvement, ni aucun regard particuliers : « C’étaient deux femmes… » : le « C’étaient » marque ce surgissement soudain dans le champ visuel de Meaulnes, de ces deux femmes, dont il ne sait pas encore très bien si elles appartiennent à  l’univers féerique de « la veille » ou si elles sont bien réelles ; et tout se passe dans la suite du texte comme si l’important n’était pas le réel, mais la seule subjectivité du protagoniste : la réalité qui apparaît dans le texte est toujours une réalité perçue à travers sa conscience.

b) Le récit lui-même se réduit à une action très simple : le passage de deux femmes qui se dirigent vers un embarcadère : elles « s’arrêtent » puis elles « passent », et Meaulnes va les suivre. Ainsi, il y a d’abord comme un surgissement des deux femmes dans le champ de vision de Meaulnes, elles arrivent de l’arrière-plan vers lui, s’arrêtent pour « regarder le paysage » devant Meaulnes, immobile, qui peut justement contempler la jeune-fille pendant qu’elle s’arrête, et parce qu’elle passe près de lui. Puis les deux femmes le dépassent et se dirigent vers l’embarcadère.

c) Enfin le vocabulaire du regard est présent, comme il est normal dans les récits de première rencontre ; le terme apparaît quatre fois, relayé par les verbes « voir » et « apercevoir », mais il est tout à fait remarquable qu’il n’y ait pas à proprement parler d’échanges de regards : en effet, Meaulnes regarde la jeune-fille, qui, elle, regarde le paysage, puis il interprète un regard de la jeune-fille dont rien ne nous dit qu’il lui a été spécialement adressé ; du reste, la présence de deux modalisateurs (« imperceptiblement » et un regard qui « semblait » dire) souligne l’activité interprétative de Meaulnes. Nous assistons donc à un embryon d’échange, plus supposé que réel, et toujours silencieux.

B. Une forte temporalité

Le caractère intense de cet instant, malgré cette absence d’événements à proprement parler, est cependant rendu par une extrême précision dans le détail de cette action minimale. Le temps va s’y trouver comme distendu, et la fugacité du passage (on ne peut s’empêcher de penser au poème de Nerval, qui peut-être est à la source de la formulation d’Alain-Fournier) est comme inscrite dans un hors-temps, où tout se trouve ralenti.

a) Dans chaque paragraphe se trouvent des adverbes, ou des conjonctions de temps (« un instant », « cependant », « et comme elle était déjà passée », « lorsque la jeune-fille », « lorsqu’elles descendirent ») ; même le coordonnant « et » (« Et Meaulnes les suivit ») prend le sens temporel de « alors »

b) L’emploi des temps est tout aussi remarquable : si les passés simples, comme dans tout récit, se combinent avec les imparfaits de description ou de commentaire, l’essentiel de la vision se produit entre l’imparfait « Cependant les deux femmes passaient » et le plus-que-parfait « et comme elle était déjà passée » : la succession des deux formes montre d’abord la transformation de Meaulnes qui commence par voir deux femmes, puis n’est plus attentif qu’à la seule jeune-fille, mais surtout le caractère imperfectif de l’imparfait permet de mettre l’accent sur le processus de cette action si rapide d’un « passage », qui est saisi indépendamment des bornes qui le limitent. (Dans le sonnet de Baudelaire, au contraire, c’est le passé simple qui est employé : « Une femme passa, d’une main fastueuse/ Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ; » ; ce temps souligne la brutale irruption, dans le champ de  vision, d’une femme dont la silhouette, comme le geste, fascine le poète). Mais ici, le moment, saisi de l’intérieur, se creuse, magiquement, dans une durée indéterminée. En revanche le plus-que-parfait prend son sens plein d’accompli du passé (que souligne l’adverbe « déjà »), puisque ce passage, désormais achevé, a laissé dans le cœur de Meaulnes une trace impérissable.

c) Du reste, la première fonction de la longue prolepse qui se déploie sur plus de cinq lignes (et qui est artistement annoncée par une première anticipation : « plus tard » reprenant comme un refrain la même expression utilisée au paragraphe précédent) est de donner une double épaisseur temporelle à ce passage si banal : en instaurant d’une part une continuité entre ce temps de la rencontre et la vie future de Meaulnes qui s’en trouvera modifiée (seul moyen donc de nous faire comprendre que ce moment deviendra le point de départ de la quête de Meaulnes), et d’autre part, et surtout, en faisant apparaître presque matériellement la durée de ce passage ; en effet la prolepse occupe une place centrale entre les deux occurrences du verbe « passer » que nous avons signalées. Ainsi l’instant si rapide du passage est comme ralenti par la lecture de la prolepse, qui de plus le transforme en une multiplicité de passage rêvés (« Il voyait en rêve passer « des rangées de jeunes-filles » : relevons le retour du verbe « passer », comme si Meaulnes désirait au fond moins retrouver la jeune-fille que le moment miraculeux de ce passage primordial). Ainsi la prolepse transforme la temporalité, elle ralentit le temps fugace du passage, en fait comprendre la durée substantielle, en même temps qu’elle lui donne une série d’échos futurs en multipliant cette rencontre à l’infini dans le rêve ; enfin elle distend concrètement, par le temps mis à la lire, le temps de « l’événement ». Dans le poème de Nerval, la jeune-fille « vive et preste comme un oiseau » a déjà « passé » (d’ailleurs le verbe est employé avec l’auxiliaire avoir, et non avec l’auxiliaire être, qui aurait plutôt suggéré  le caractère imperfectif de l’action, sa continuité temporelle avec l’après, alors que le verbe avoir  au contraire implique le caractère irréversible et fini de l’action), et les réflexions du poète sont comme un adieu définitif à « celle qui a fui » ; ici, nous sentons à la fois l’épaisseur temporelle de cet instant du passage, et l’obsession de ce qui deviendra à la fois souvenir et quête.

C. Les ellipses du texte

Le dépouillement de cette scène tient aussi aux nombreuses ellipses du récit, qui font que tout n’est pas vraiment dit, mais à peine suggéré :

a) Ce n’est d’abord qu’à travers l’opposition entre  un avant et un après de la rencontre qu’apparaît la transformation de Meaulnes ; au premier regard, il a une réaction presque vulgaire de petit bourgeois à la vue de « l’actrice excentrique » (les finales identiques des deux mots renforcent ce sentiment). Au contraire, après son passage, toutes ses préventions sont tombées : le modalisateur d’énonciation « bien » (« Une toilette qui était bien la plus simple…) marque son entière adhésion à son nouveau regard et le rejet de son impression première. Dans ce court laps de temps donc, le regard a changé ; c’est de cette seule manière qu’Alain-Fournier choisit de montrer ce « coup de foudre » moins dit que suggéré, dans ce simple changement de signe de l’apparence la plus extérieure de la jeune-fille : son « charmant costume » devient sous le regard amoureux une « toilette qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes ». Ainsi un infime détail, dont la prolepse qui le précède fait comprendre toute la signification, nous donne à voir le chamboulement intérieur du héros.

b) On observe une même économie elliptique dans la description des regards : deux regards indirects de la jeune-fille sont mentionnés, et interprétés pas Meaulnes comme s’ils s’adressaient à lui ; ils sont relayés par deux paroles, l’une réelle, et comprise comme une invitation, car elle se tourne, pense-t-il, « imperceptiblement vers lui » quand la jeune-fille dit à sa compagne : « le bateau ne va pas tarder ». Et  Meaulnes leur  emboîte donc  le pas  (« Et Meaulnes les suivit ») et l’autre, non dite, à la fin du passage, (« Elle eut ce même regard qui semblait dire : « Qui êtes-vous ?… » où se lit plus qu’une interrogation supposée de la jeune-fille, la propre exaltation du jeune-homme à avoir rencontré l’âme sœur. Mais ce dernier regard, ainsi commenté par lui, ne lui est pas spécialement adressé non plus, et il renvoie à une évaluation non-dite d’un premier regard : « Elle eut ce même regard… » le même par rapport à quoi ? sinon à celui que Meaulnes a dû capter au moment où la jeune-fille « se tourne vers lui », mais qui ne nous est pas décrit. Là encore le récit trahit sa propre économie narrative.

c) Enfin le seul signe concret témoignant de l’envoûtement qui envahit Meaulnes se traduit par une petite phrase : « et il les suivit » : comme magnétisé par cette apparition, il est soudain mis en mis en mouvement pour une quête qui sera la recherche, toujours déceptive de cette première illumination qui l’a arraché à lui-même au point de le rendre incapable de se souvenir des traits précis de la jeune-fille ; c’est ce qui explique du reste le caractère lacunaire de la description qui, loin d’être euphorique et méliorative, utilise des caractérisants plutôt négatifs (les traits sont « un peu courts », la finesse du visage « presque douloureuse », et même la « lourde » chevelure, sous l’influence du phonème commun « ou » de « court » et de « douloureuse » semble devenir une charge pesante. Même pauvreté de vocabulaire dans le reste du récit : des hyperonymes (la jeune-fille, l’embarcadère, le costume, etc…) ; la jeune-fille est moins un personnage réel qu’un type, avatar probable d’une figure mariale, avec sa taille élancée, ses cheveux blonds, ses yeux bleus, et son air un peu penché, et les quelques détails donnés nous renseignent moins sur elle que sur le jugement appréciatif de Meaulnes ou du narrateur.

Or, malgré cette économie des moyens narratifs, la scène, telle qu’elle est racontée, suggère la présence d’un moment merveilleux, qui va faire basculer Meaulnes dans une autre vie ; et la seule action décrite de Meaulnes (Et Meaulnes les suivit) prend le sens symbolique d’un passage dans « l’autre monde » ou du moins, puisqu’ils se trouvent sur un « embarcadère », d’un départ pour une Cythère rêvée.

Nous pouvons donc résumer pour conclure sur ce premier point que le poids du récit ne vient pas de l’action racontée, dont nous avons montré le caractère infime et minimal,  mais au contraire du dépouillement avec lequel il est fait : dans les silences, dans les ellipses du texte se loge un merveilleux, jamais explicite, mais rendu présent implicitement par la poésie qui se dégage du texte.

UN RÉCIT POETIQUE

En effet, le récit  semble faire surgir le merveilleux de cette manière même de raconter, à la fois si économique, si simple, voire si banale. (« Je n’aime la merveille que lorsqu’elle est étroitement insérée dans la réalité » disait Alain-Fournier à son ami J. Rivière) ; car, si dépouillée qu’elle soit, cette langue est habitée d’une vraie poésie, et cette poésie est due à certains procédés : la présence d’éléments de merveilleux, le gommage de toutes les marques du récit proprement dit, enfin et surtout, comme une scansion du texte produite par un extrême attention à la disposition des mots, à l’agencement rythmique et sonore  selon lequel s’organisent les phrases en dépit de leur prosaïsme. C’est grâce à tout cela que nous percevons qu’il s’agit, pour Meaulnes, d’un moment exceptionnel.

A. La présence du merveilleux

Soutenus par une harmonie que nous étudierons plus loin, les quelques rares détails notés instaurent un univers merveilleux qui donne au réel le plus simple un aspect magique. Entendons par là, selon la définition usuelle du merveilleux, l’aspect d’une conjonction supranaturelle d’éléments habituellement disjoints :

a) Conjonction vieillesse-jeunesse : la jeune-fille et la vieille dame cheminent ensemble : couple topique, elles représentent les deux termes du processus de l’évolution de la vie, et leur présence simultanée traduit comme la présence simultanée du passé, du présent et du futur, une suspension par conséquent, et un arrêt du temps, une sortie de la temporalité réelle, d’autant qu’elles inversent leurs attributs traditionnels (la jeune-fille est grave, et la vieille dame, bien que « cassée et tremblante » est pleine de gaîté).

b) Conjonction d’attributs opposés : la jeune-fille semble tour à tour extraordinaire et simple, actrice excentrique, mais avec le « regard innocent et grave » qui est celui d’une enfant. Et ces contradictions contribuent de leur côté à arracher à la réalité la jeune-fille, elles l’installent dans un autre univers, comme si elle n’était d’ailleurs qu’un prolongement de la fête étrange à laquelle Meaulnes a, la veille, assisté.

c) Conjonction du connu et de l’inconnu enfin, comme on le voit dans la toute dernière phrase du passage, qui s’oppose elle aussi à la logique habituelle (« je ne vous connais pas, et pourtant, il me semble que je vous connais »). Ces retrouvailles avec l’âme-sœur, qui permettent  peut-être, en cet instant exceptionnel, de reconstituer l’unité primordiale de l’être, chère au mythe aristophanien du Banquet, se fait ainsi dans un univers qui n’obéit plus au principe de contradiction, un univers poétique et magique, qui peut être le lieu d’apparitions étranges, où les gens se parlent sans se parler, où ils se connaissent sans se connaître, où, tout prosaïquement, ce qui apparaît comme « l’extraordinaire » costume d’une « actrice excentrique » se révèle être « la plus simple et la plus sage des toilettes ».

B. Effacement des marques d’énonciation

Mais le facteur essentiel de l’étrangeté poétique du récit se trouve dans le gommage des différentes instances d’énonciation.

a) Alors qu’il s’agit en réalité d’un discours rapporté (puisque dans le roman François, le narrateur, raconte ce que son ami  Meaulnes lui a confié), la rencontre semble surgir indépendamment des deux narrateurs. Aucun discours indirect, mais la restitution de ce surgissement, tel quel : les alinéas sont nombreux, il n’y a pas de subordinations logiques qui manifesteraient la volonté d’ordonner un récit ; pas de phrases complexes, les seules subordonnées sont relatives ou temporelles, et dans ce cas, elles ne marquent que des concomitances : les faits, donc, tels qu’ils se succèdent, du moins selon la focalisation interne adoptée par le narrateur, qui choisit de raconter cette rencontre exactement comme l’a vécue Meaulnes.

b) Mais il y a aussi une confusion voulue entre les différents plans d’énonciation,  qui produit une dilution de la réalité de la parole : sont mis en effet au discours direct trois énoncés qui n’appartiennent pas pourtant au même plan énonciatif : deux phrases non prononcées (ce que se dit Meaulnes au deuxième paragraphe : « Voilà sans doute… etc », et ce que « semble dire » la jeune-fille à  la fin : « Qui êtes-vous… etc ») et une phrase réellement prononcée par la jeune-fille : « le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense ?… » dont la banalité ne doit pas masquer l’importance : au contraire, elle semble pour Meaulnes signifier une invitation, puisque c’est après l’avoir entendue,  qu’il se met en mouvement pour suivre la jeune-fille. Mais en même temps la similitude énonciative des trois phrases met sur le même plan les trois énoncés : la phrase réellement prononcée devient aussi silencieuse que les autres, et inversement, les deux autres résonnent aussi nettement que si elles avaient été vraiment dites. Où est la réalité, où est la fiction ? Voilà encore un procédé qui facilite la mise en place d’un univers autre, celui qu’habite en cet instant le jeune héros.

c) Ainsi la confusion des point de vue narratifs, comme celle des plans d’énonciation relaie la confusion déjà perçue dans la caractérisation de la jeune-fille et construit un monde où tout peut advenir. Du reste les paroles que Meaulnes croit entendre dans le regard de la jeune-fille ne sont-elles pas celles-là mêmes qu’il voudrait lui dire, comme si, en cet instant, Meaulnes découvrait son double, cette âme-sœur capable de lui dire ce que lui-même voudrait dire, et d’être ainsi à l’unisson de son cœur ? Ultime touche de merveilleux dans ces miroitements où constamment l’individualité de chacun s’effacerait  dans un échange  de personnalité.

C. Agencement des rythmes et des sonorités

Le signifiant enfin contribue, avant toute chose du reste, à substituer un autre univers à l’univers réel.

a) La présence d’un rythme constant donne un tempo musical au passage ; les membres qui composent les phrases sont la plupart du temps de même longueur, ou d’une longueur très proche, avec parfois, comme aux deuxième et troisième paragraphes, une suite de compléments d’une taille légèrement croissante, ou bien avec, au contraire, une légère dissymétrie, comme le rythme de la dernière phrase qui marque l’incertitude de la supposition (qu’on peut précisément opposer au bel alexandrin final du poème de Baudelaire, si cadencé, dans la certitude de son regret : « Ô toi que j’eusse aimé, ô toi qui le savais ! »). Ces modulations n’effacent pas un  rythme régulier qui fait plus entendre une mélodie que la parole rapportée de Meaulnes au narrateur, - ou que celle du narrateur au lecteur.

b) Quant aux sonorités, c’est principalement à elles que revient la charge de montrer le changement psychologique de Meaulnes : cette extase qui le fait sortir de lui-même ; ce soudain ex-centrement à soi-même sont entendus dans le retour de ce préfixe « ex » (« extraordinaire, excentrique) que l’on entend encore dans l’abondance des « è » (fête, appelle, peut-être…etc). Au contraire, après le passage de la jeune-fille et ce choc qu’elle a provoqué, les nombreuses sifflantes assourdissent l’ensemble, comme si Meaulnes avait abandonné le plan défini de la réalité,  et après la dureté des occlusives du début elles donnent une douceur que rendent encore plus palpable les assonances en « ou », le son de l’amour, bien-sûr, qui ne résonne cependant que dans des mots de connotation négative (« court, lourd, douloureuse »).

Nous avons donc pu apprécier ainsi comment le style du passage contribuait à mettre dans cette scène toute simple « cette dose latente de merveilleux » qui selon J. Rivière existe dans toute chose, et qui n’est délivrée à Meaulnes que grâce à la transfiguration du réel par l’amour. Mais n’est-ce pas alors pour cela que nous pouvons comprendre et justifier la présence latente de l’échec, et du désespoir, dans ce texte ? Car, si c’est à la magie d’un style, ou d’un regard porté sur les choses qu’on doit une telle transfiguration, c’est que la réalité peut-être n’est en elle-même jamais merveilleuse. En d’autres termes, il se pourrait que la poésie à l’œuvre dans la narration compense l’échec de la remémoration, échec lui-même à l’origine du caractère lacunaire de la description.

UNE ÉCRITURE DE L’ECHEC

Tout ce récit est comme assombri en effet par un avenir douloureux, celui que le texte évoque, dans cette incapacité de Meaulnes à se remémorer les traits de la jeune-fille, qui n’est jamais dans ses rêves, comme pour Verlaine, « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », et qu’il n’a pas encore revue au moment où se passe cette narration mais on comprendra encore mieux le sens prémonitoire de cette couleur sombre quand on apprendra par la suite l’échec de son mariage avec Yvonne de Galais, la belle jeune-fille retrouvée grâce à l’ami François, le narrateur de l’histoire, puis la mort d’Yvonne, cette mort qui semble comme annoncée ici dans les traits de son visage, d’une « finesse presque douloureuse ».

Ainsi, il nous faut maintenant essayer d’expliquer plus profondément pourquoi ce texte préfigure l’échec de Meaulnes, pourquoi, d’un autre côté, il illustre aussi l’échec du narrateur à comprendre la nature très particulière de ce « coup de foudre » au moment de cette « rencontre » qui devait si mal se terminer. Enfin, par delà cette narration, cette suite d’échecs, qui n’abolit pas pour autant le merveilleux du texte, nous permettra de définir le caractère profondément ambigu et contradictoire de l’écriture poétique d’Alain-Fournier.

  1. L’échec de Meaulnes

a) La prolepse du troisième paragraphe exprime en effet l’échec futur de Meaulnes, puisque toutes ses tentatives pour retrouver cette jeune-fille, ne serait-ce que sur le mode du souvenir, restent vaines. Le « beau visage effacé » (comprenons déjà par ce terme que cette rencontre, si fugace, et qui ne s’est, de fait, jamais reproduite, n’a laissé du visage qu’une trace évanescente dans le souvenir) se dissout dans des « rangées de jeunes-filles » qui démultiplient le visage, lui faisant occuper tout l’espace mais sans jamais permettre une identification avec celui de la « la grande jeune-fille ». Et l’adverbe « désespérément » montre cet effort toujours avorté de représentation, qui n’aboutit jamais qu’à la saisie d’un corps morcelé, éclaté dans des séries de « doubles » dont aucun n’est vraiment « la grande jeune-fille ».

b) Mais l’échec est plus profond, puisqu’il préfigure, dans le rêve, ce qui va se passer dans la réalité, non pas la mort d’Yvonne, mais la déception terrible de Meaulnes quand son ami François lui aura permis de revoir la grande jeune-fille de ses rêves, et qu’elle ne produira plus sur lui la même émotion qui l’avait tant marqué.

Ainsi la prolepse a-t-elle une valeur programmatique. Elle annonce une quête, et son échec. Meaulnes ne pourra plus revoir ce qu’il n’a vu qu’une fois, dans une sorte d’épiphanie où semble surgir,  en un instant unique, au sein de l’actuel, la trace de l’immémorial

c) Qu’est-ce à dire ? ce que nous dit l’écriture même du texte : c’est dans la façon de regarder les choses, et non dans les choses que se trouve le miracle. Non, le merveilleux n’existe pas, ou du moins, il n’est de mystère que pour celui qui sait (ou qui croit ?) le voir. Cette découverte qui peut être atroce pour qui a cru dans le mystère intrinsèque du monde, c’est bien celle dont Meaulnes va faire l’expérience ; et Meaulnes le dira à François, au moment où il n’a pas encore revu Yvonne, mais où il a compris ce que n’a pas compris François, que peu importe de la retrouver ou non, puisque le moment de grâce a disparu, sans espoir de retour : « Certes, j’aurais voulu revoir une nouvelle fois mademoiselle de Galais, seulement la revoir. Mais, j’en suis persuadé maintenant, lorsque j’avais découvert le domaine sans nom, j’étais à une hauteur, à un degré de perfection et de pureté que je n’atteindrai jamais plus. Dans la mort, peut-être, je retrouverai la beauté de ce temps-là ».

  1. L’échec du narrateur

a) Si nous avons expliqué en quoi le rêve de Meaulnes était prémonitoire de l’issue de son aventure, il nous reste encore à expliquer pourquoi le narrateur François a fait, dans sa narration, ce choix d’assombrir délibérément le récit de ce moment de grâce exceptionnel par l’intrusion de cette anticipation déceptive, qu’il aurait pu ne pas entrelacer, comme il l’a fait, au déroulement de la rencontre elle-même.

La première explication est d’abord une raison de fidélité : la prolepse explique la description lacunaire de Meaulnes quand il parle de cette jeune-fille à son ami, et par conséquent, la prolepse justifie, par ricochet, la déficience du narrateur à ce sujet. Cependant, il y a plus, parce que le narrateur, adoptant ici le point de vue de Meaulnes, feint de ne pas en savoir plus (le nom de la jeune-fille par exemple n’est pas donné, alors que l’histoire est complètement terminée au moment où le narrateur entreprend de l’écrire) ; il aurait donc pu parfaitement, avec une vraie prolepse, cette fois, nous décrire le personnage.

b) C’est peut-être que le récit qu’il fait ne peut toujours pas lui faire comprendre ce que précisément dans tout le livre il cherche à comprendre : par quel miracle Meaulnes a pu voir Yvonne de Galais comme il a pu la voir ce jour-là. Effectivement, une description objective, dans une véritable prolepse en aurait montré une banalité irrémédiable, car cette jeune-fille n’a rien d’extraordinaire, et aurait donc complètement échoué à  rendre compte de  cette grâce merveilleuse qui pour Meaulnes semble en émaner. C’est la raison qui justifie ce choix de la focalisation  interne : elle préserve la magie du moment vécu par le héros, en l’ « imitant » grâce à une écriture poétique qui substitue la « mimesis » à la « diegesis ». Le narrateur peut ainsi « voir comme » et « faire voir comme », au lieu de décrire une scène qui, vue d’un œil extérieur, serait dépourvue de signification, ou qui l’exposerait, s’il voulait la « représenter » aux mêmes déboires que Meaulnes, à un risque de fragmentation, identique à celui de ses rêves, car aucune description ne semblerait adéquate pour épuiser la magie de cet instant miraculeux.

c) L’art ici n’est donc pas senti comme un pouvoir de transfiguration ; au contraire, la poésie est là pour dire l’impossibilité dans laquelle se trouve François de comprendre et de retranscrire ce qui s’est vraiment passé. La poésie en ce sens  n’est qu’une « imitation », un tour de magie, où la prose de la réalité disparaît non pour permettre un dévoilement de l’idéal, ou de l’inouï mais pour être remplacée par une sorte d’image de pacotille, comme celle que pourrait susciter un prestidigitateur. Loin d’être une conquête, elle semble camoufler cette absence du narrateur à ce qu’il raconte, c’est-à-dire, son incompréhension fascinée devant l’aventure de son ami.

  1. Le caractère contradictoire de l’écriture d’Alain-Fournier

a) Elargissons le propos : cette écriture suggère donc d’un même élan qu’il y a bien quelque chose d’exceptionnel qui a eu lieu, mais que cet événement ne pourra jamais être revécu exactement  dans le souvenir de Meaulnes, qu’il ne pourra pas l’être non plus dans la réalité de sa vie, quand il rencontrera à nouveau Yvonne de Galais, pas plus enfin qu’il ne peut être restitué « positivement » dans la narration de François.

Meaulnes comme François sont donc tous deux de façon différente, mais équivalente, à la recherche d’un moment de grâce. Ce moment aura été vécu une fois par Meaulnes, mais il ne le retrouvera jamais plus. François, lui, n’en ayant jamais eu l’expérience, essaiera d’en déchiffrer le mystère à travers Meaulnes, en recherchant à sa place Yvonne d’abord, et en écrivant son récit ensuite.

b) Tout est donc affaire de grâce : l’âme altérée (ces jeunes-gens à la recherche de l’idéal) sait qu’il existe une eau, exquise et rafraîchissante, elle se met à sa recherche, et soudain, la fontaine merveilleuse est trouvée, ou retrouvée, mais l’eau ne désaltère pas, ou plus. Il y a précisément dans le beau livre d’Alain-Fournier le récit textuel de cette quête : dans un chapitre intitulé « la baignade », le narrateur, encore enfant, assoiffé après une longue promenade avec ses camarades, voyant l’eau de la fontaine du Cher où « semble enclose toute la fraîcheur terrestre » a la conviction qu’il peut y tremper ses lèvres (que la révélation est possible), parce que « l’eau était si claire, si transparente , que les pêcheurs n’hésitaient pas à s’agenouiller, les deux mains sur chaque bord, pour y boire » persuadé que seule cette eau peut apporter la jouissance souhaitée , mais il éprouve bientôt l’amère déception qu’il ne peut ou ne sait pas boire comme il faut : « Beaucoup comme moi n’arrivaient pas à se désaltérer ; les uns, parce qu’ils n’aimaient pas l’eau, d’autres parce qu’ils avaient le gosier serré par la peur d’avaler un cloporte, d’autres, trompés par la grande transparence de l’eau immobile et n’en sachant pas calculer exactement la surface, s’y baignaient la moitié du visage en même temps que la bouche et aspiraient âcrement par le nez une eau qui leur semblait brûlante… ». Seuls quelques élus, ces pêcheurs aux mœurs « d’hommes des champs » dont il ne fait pas partie, ont le privilège de savoir goûter à cette eau si pure. De la même façon, face au « grand » Meaulnes, François est-il celui qui sait que la grâce, si elle a pu un jour toucher son ami, ne le touchera jamais. C’est donc deux souffrances qu’exprime cette écriture, et on ne saurait dire si Meaulnes est plus heureux ou plus malheureux que François d’avoir connu puis perdu le Paradis.

c) Cette écriture présente ainsi un caractère contradictoire. Elle s’apparente à une quête mystique, comme celle de Meaulnes, après un instant merveilleux,  un jour réellement vécu, ou comme celle du narrateur, après ce secret de Meaulnes, quête d’une quête en quelque sorte… Le héros, comme le narrateur, savent que l’idéal existe, mais qu’ils ne pourront jamais le retrouver (Meaulnes), ni même le rencontrer (François), comme ces âmes en quête d’un Dieu toujours absent. Dans ces conditions, la seule chose qu’on puisse faire, c’est de mimer par l’écriture le sentiment perdu, ou même jamais éprouvé. C’est ce qui explique peut-être la saveur étrange de ce livre, où le mystère est du faux mystère (tout ce qu’avait vu le regard émerveillé de Meaulnes s’effondre quand il revoit Yvonne), où en revanche la banalité la plus anodine peut se transfigurer en poésie par la magie d’un écrivain prestidigitateur qui semble toujours rester extérieur au récit qu’il est en train de produire.

L’originalité de ce texte tient donc au caractère ambigu de la présence d’une poésie qui ne peut évoquer la Révélation que sur le mode de sa disparition, ou plutôt de son impossible retour. Écriture qui signifie la réussite pour n’en désigner que mieux l’échec, comme elle associe d’un même mouvement poésie et prosaïsme.

La « Rencontre » ici est le point de départ d’une quête tournée vers un passé mythique – celui de l’Enfance ; en ce sens, cette quête, du bonheur, de l’Évènement, de l’âme-sœur, de l’écriture sera toujours vouée à l’échec car le poète sait bien qu’il n’est pas de monde ici-bas où « le printemps adorable » un jour, ne perde « son odeur ».

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