L'ouvrage de référence est Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, Ed. Les Solitaires intempestifs, Paris.
Pour une confrontation avec la tragédie grecque sur la question de la fratrie, voir sur Odysseum, par Annie Collognat:
Pour toutes les ressources directement liées à Jean-Luc Lagarce, à son travail d’auteur et de metteur en scène, ainsi qu’aux différentes représentations de ses pièces et au film de Xavier Dolan, on se reportera à :
1. LE SITE
theatre-contemporain.net
Pour Jean-Luc Lagarce en général :
Pour ce qui concerne le texte :
https://www.theatre-contemporain.net/textes/Juste-la-fin-du-monde/
Pour les contenus à destination des enseignants et des élèves
N.B. on trouvera également une présentation de pièces de Molière et de Marivaux par Jean-Luc Lagarce :
https://www.theatre-contemporain.net/biographies/Jean-Luc-Lagarce/ensavoirplus/idcontent/105153
2. THEÂTRE EN ACTE
- Accès par l’Auteur Jean-Luc Lagarce
3. PIECE (DE)MONTEE
Deux dossiers sur Juste la fin du monde
Le dossier présenté ici a été réalisé à partir d'un ouvrage paru en 2008 au SCEREN-CNDP, Juste la fin du monde, Nous les héros, Jean-Luc Lagarce.
ἐμοὶ δ᾽ οὖν ἥ τ᾽ ἄγαν σιγὴ βαρὺ
δοκεῖ προσεῖναι χἠ μάτην πολλὴ βοή.
Un trop grand silence me paraît aussi lourd de menaces
qu’une explosion de cris inutiles.
Antigone, Sophocle, vers 1251-1252
Rien n'est présenté comme une vérité dogmatique. Les études consacrées ici à Lagarce dans son rapport avec la Grèce mettent l'accent sur la crise familiale ainsi que sur la crise personnelle du héros, Louis, dans la maison de la Mère. Mais elle élargissent aussi la perspective à ce théâtre de la parole, propre à un jeune homme qui, hors de l'institution, vécut une aventure "solitaire et intempestive". Cette inclination vers la Grèce, ce fil rouge qu'avait choisi le dramaturge à ses débuts nous conduit notamment à proposer sur ODYSSEUM, conscient des écarts existant entre les temps anciens et ceux d’aujourd’hui, la confrontation de Juste la fin du monde avec des œuvres grecques antiques, au travers de plusieurs pistes didactiques dont celle de la Philia, et celle du Rêve. La première confrontation porte sur la fratrie :
Dans Juste la fin du monde, comme chez les Atrides ou les Labdacides, l’univers de la famille est en effet en crise : la parole qui circule et bruisse rend plus sensible chez Lagarde le drame intime de Louis, le presque mort qui ne pourra dire son secret aux siens. Elle nous montre aussi comment la fratrie est souvent le lieu où il est le plus difficile de parler et de se faire entendre. Chacun ici est en sursis ; et seule la foi inébranlable dans le salut des mots, ligne magique, sépare le héros du désespoir et lui donne la force de résister de toutes ses forces à l’ordre établi.
Qu’a signifié, pour Jean-Luc Lagarce qui fit de son récit individuel un drame commun, vivre avec la mort prédite, au coin de chaque jour et au bout du regard ? C’est cette vision et cette expérience personnelle, exprimables à peine, que ce théâtre de la crise et de la catastrophe donne ici à percevoir. Jean-Luc Lagarce fait en effet parler à tous ses personnages la même Langue, la sienne, qui se révèle dans sa force mythique et sa vérité, dans sa puissance de contagion et dans la solitude qu'elle exprime. Le rêve du dramaturge fut peut-être de tremper tout l'univers théâtral, corps et âmes, dans sa personne, non pour s'approprier un domaine, mais pour se mesurer tout entier à la pierre de touche que constituait, dans sa complexité, la vérité au-delà du théâtre. Car il a su combien c'est en allant au fond de la singularité humaine et du détail le plus concret que l'on peut accéder le plus naturellement à la vérité théâtrale qui lui était d'emblée si proche, puis si familière, rejoignant par là ce qu'écrivait Goethe : « Passer à l'universel, par le plus violemment ou par le plus pauvrement particulier ».
C’est en ce sens que l’on pourra, comme un contrepoint suggestif, comparer, voire confronter, dans leur écart radical et leur proximité malgré tout, le destin des héros tragiques sur la scène antique, pris entre cris et silence, et le cri impossible de Louis dans Juste la fin du monde. Dans la tragédie grecque, le cri - lamentations des chœurs, interjections des héros - accompagne la marche inexorable du Destin. Mais il arrive aussi que le silence soit plus criant encore que le cri même, comme le souligne le coryphée de l’Antigone de Sophocle : « Un trop grand silence me parait aussi lourd de menaces qu’une explosion de cris inutiles. » (vers 1251-1252). Arrivée devant le palais d’Agamemnon, Cassandre garde le silence quand la reine Clytemnestre - à laquelle Jean-Luc Lagarce a consacré une de ses pièces - l’interpelle, avant de libérer son cri, qui clame sa propre mort et la fin des Atrides, dans une ivresse prophétique (Eschyle, Les Choéphores, vers 1034 sq.).
Dans l’Épilogue de Juste la fin du monde, Louis, qui a gardé le silence, évoque sa propre mort et ce besoin irrépressible de « pousser un grand et beau cri, / un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée ». Un dernier cri - resté inexprimé - qui n’a pas brisé le silence : « Je me remets en route avec seul le bruit de mes pas sur le gravier. / Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai. »
Cette passion de Jean-Luc Lagarce, à ses début pour les Grecs, Mireille Herbstmeyer, comédienne et co-fondatrice du Théâtre de la Roulotte avec Jean-Luc Lagarce l’évoque ainsi : « Lui, avec un appétit d’ogre, il dévore les Grecs et nous sert, sur un plateau, des adaptations de l’Odyssée ou des Atrides… Rien que ça ! » (Hommage à Jean-Luc Lagarce à Théâtre Ouvert le 26 mars 2007). C’est ainsi que sa première pièce personnelle est écrite en 1978 à partir d’une lecture d’Homère, Elles disent… l’Odyssée dans laquelle Pénélope‚ Calypso‚ Circé‚ Nausicaa forment un chœur face au public, placées sur quatre marches.
Jean-Luc Lagarce promenait en effet le reflet grec de ses lectures sur tout ce qui l’entourait, avec le sentiment que se jouait là, pour son destin personnel, une révélation intime. Parmi les œuvres qu’il lut passionnément, la tragédie occupait une place centrale, et notamment le chœur antique, chambre d’écho des troubles partagés. Pour la dernière présentation de la pièce Elles disent… l’Odyssée, en mai 1979 lors des Rencontres de théâtre amateur organisées à Besançon par Jacques Vingler, Jean-Luc Lagarce écrivit un texte publié dans le programme :
"Une « histoire de lenteur »… Lenteur de la vie passée dans l’attente ; elles disent la solitude‚ elles disent l’absence. Ulysse amant‚ Ulysse époux‚ Ulysse père‚ Ulysse toujours absent même s’il suffit de tendre le bras pour atteindre son corps. Pour Calypso‚ pour Circé‚ le passage d’Ulysse crée une brèche dans l’éternité. La condition d’immortelle ne permet cependant pas de se mentir éternellement : le bonheur n’a pas été. Il « aurait pu être », seulement… Pénélope s’épuise à espérer un retour qui peut-être surviendra trop tard pour elle – qui déjà surviendrait trop tard…
En attendant ces jours‚ Ulysse abandonne à chaque femme qu’il quitte un fardeau d’irréversible solitude et d’attente irraisonnée. Nausicaa‚ par-delà les mers et par-delà les années qui la séparent de Pénélope‚ vivra désormais au même rythme que celle-ci. Ulysse regarde les flots et regrette peut-être les siens‚ sa terre… peut-être même souhaite-t-il connaître un jour son fils. La vie‚ ici et là‚ tantôt s’alanguit‚ tantôt s’essouffle après le passage d’Ulysse‚ dans l’attente d’Ulysse.
La vie se disperse‚ se dissout lentement‚ très lentement.
La vie doucement s’immobilise.
Des hommes‚ des femmes se rétrécissent de trop attendre‚ la vie se suspend‚ le temps bat‚ la mer brille‚ le temps bat‚ le temps bat‚ le temps…"
Les paroles relayées d’Elles disent… l’Odyssée à Juste la Fin du monde, à la manière d’une mantique grecque, nous révèlent leur puissance de vie, dans un vertige pareil à celui de l’oiseau qui trace un signe dans le ciel puis disparaît, ou pour le dire avec les mots de Jean-Luc Lagarce « se regarde disparaître en se saluant ».