Poétique de l’accordéon

Le fonctionnement poétique du théâtre de la parole de Jean-Luc Lagarce

 

La première consigne pourrait être celle-ci :

Lire Juste la fin du monde, en produire une version comprimée en six pages (police 12), puis en trois, puis en une.

 

Le choix du format est essentiel : en six pages, la compression est réalisable ; en trois, elle devient problématique ; en une, quel est le sens ? qu'est-ce qu'on garde ?

L'exercice n’est pas isomorphique. On peut comprimer L'École des femmes en supprimant toutes les scènes avec Agnès (un jeune et un vieux cochon font leur parade nuptiale), ou en gardant uniquement Arnolphe (un très vieil homme lance au ciel sa verbigération malade). Par exemple, dans le cas qui nous occupe, l'apprenti poéticin choisit de garder la colonne vertébrale – les monologues de Louis – (il l'a donc décelée et, avec elle, la double membrure diégétique / mimétique, narrative / dramatique de l’œuvre). La compression réalisée cependant déplace les charges, trie entre les tissus : les bouts n'ont pas la même teneur ; certains sont des fibres, impossibles à couper, d'autres des chairs molles, ou plus !âches, ou plus denses, ou des corps caverneux ; et à l'intérieur d’une même lexie, le texte comprend cette alternance de teneurs qui implique des changements de vitesse et de ton – le « ton » n'étant pas autre chose, en dernière instance, que l'expression sensible du «  tonos » » = de la « tension » = de la « teneur » de l'écriture à cet endroit donné.

Un feuilletage donc dans le tressage, voilà ce que l'exercice met à jour et avec quoi l'on doit découdre. Une poétique à deux étages. D'un côté, le tressage des scènes (dramatiques) à partir et autour de la colonne dorsale (narrative). De l'autre, comme une double hélice, le feuilletage des paroles, leur polyphonie. Double : c'est d'abord la polyphonie inhérente au dialogue (la parole passe d'un personnage l'autre), c'est ensuite la polyphonie interne à chaque voix que décèle ce travail d'analyse.

Ou bien l'élève décide de supprimer la voix principale, suspendant les scènes dans une fausse (et monstrueuse) ellipse dramatique. Version sans Louis. Cherchez ce qui manque. Le cœur qui bat.

L'exercice fait apparaître l'effet de seuil. Limitée à son seul format large ou moyen, la compression relève juste d'un iconoclasme stupide. Une consigne stricte, en imposant plusieurs découpes hiérarchisées, clive ce qui résiste (déconstruit les lignes successives de résistance), mais aussi ce que ces découpes coupent » – ce qui manque. Et qu’est-ce qui manque ? Réponse stupide : les scories, la « bourre », le trop-plein. Lagarce serait un écrivain inégal ; il y aurait des longueurs, zébrées d'à-coups. Gardons les fulgurances, prélevons la pulpe : on concentrera la lumière.

Qu'on essaie : on perd tout. Le tressage disparait ; la texture s'effondre. Le texte de Lagarce est un matériau composite, un « soufflé » : à l'intérieur, II y a le soufflé, c'est la voix (ses registres et ses débits) et c'est aussi l'esprit qui passe dans ce souffle (spiritus, anima). Le vide est essentiel. Si on l'enlève, le gâteau retombe, son rythme, ses hauts et ses bas, ses vagues – sa vitalité.

La première tâche engendrerait alors une seconde tâche. Reconstruisant ce qu'on aurait ainsi premièrement déconstruit. Remontant « le bel animal après qu'on en aura non pas disséqué les membres (ce n'est pas de structure qu'il s'agit), mais désigné les différentes textures (c'est d'écriture — de poétique qu'iI s'agit). Le corps ainsi reconstitué est polyphonique ; ses chairs sont infusées de couleurs qui varient selon Ia nature des tissus (os, fibres, muscles, gras, corps caverneux) comme un produit d'imagerie médicale. Poétique de l'accordéon. Des plains, des creux. Hauts, bas. A certains moments, Ia parole dévale (avale les mots, les bosses), à haut débit. A d'autres, elle s'arrête, se mire, tombe en panne. La pensée se cherche. Plus souvent, Ia parole rebondit sur une proposition adventice qui sert de tremplin. On s'aperçoit que les mots eux-mêmes n'ont pas tous la même teneur et que les expressions noyaux récurrentes, en apparence les plus chargées de sens, du moins d'affect, les IRN messagers, disposées dans le flux du discours comme les pierres d'un gué, elles-mêmes ne durent pas, mais éclatent comme des bulles après usage. Ce qui apparait donc à l'issue de tous ces découpages, combinaisons, remontages, manipulations poétiques, c'est ce « théâtre dans le théâtre » qu'il y a sous les actions (sous les situations) et qui engendre la matière qu'elles contiennent, ce « théâtre dans le théâtre » qui est le théâtre premier de la parole.

Ce théâtre (de la parole) a un fonctionnement poétique. Comment il fonctionne, de nombreuses métaphores s'offrent sans doute à le nommer. La plus parlante est peut-être la métaphore chimique. Une coupe (d'atomes) mijotant, autonomes et mutiques, jusqu'à ce qu'un grain de sable (de matière), un syntagme de base, s'insère et cristallise la solution (donne forme, sens, adresse, direction aux paroles mutiques).

Et qu'est-ce qui fait la valeur de ce signifiant principal ? Quel est son signifié ? On le verra dans l'exemple envisagé. Mais avançons-en tout de suite l'hypothèse :  ce signifiant a la particularité d'en dire plus qu'il ne dit — de délivrer un surcroit de sens qui déborde son signifié. Ces syntagmes sons des « gros porteurs » (des IRN messagers), qui polarisent, par l'énergie qu'ils développent, le champ où ils s’insèrent. Signifiant medium, signifiant écran. Ce que nous explique la psychanalyse : ce signifiant est à traiter comme un signal. Cette approche invalide l'analyse psychologique (il y a plus à l'intérieur des mots que ce que nous y mettons, nous disons plus que ce que nous entendons, le signifiant déborde le signifié) et rend le détour par la poétique indispensable. Le sens n'est pas le contenu du mot (ce sens que connait la psychologie et qu'on injecterait ensuite dans ('interprétation que l'acteur en ferait), il est dans la trace, dans l'ébranlement causé par sa profération — dans l'appel que ce « grain de sel injecte » à l'intérieur des mots en les cristallisant en discours.

Arrivés en ce point, ayant accompli le trajet dans les deux sens, déconstruit puis reconstruit la partition, poussé, tiré l'accordéon et fait sortir son souffle (rendre l'âme), nous devons avoir étalé devant nous le théâtre de la parole — le théâtre de Lagarce entendu comme une dramaturgie de la parole, et commencé de repérer ce qu'il y a à jouer (à proférer). Mais nous voyons aussi que l'analyse poétique (construction / déconstruction) s'arrête où commence la performance et que la performance va avoir pour fonction d'actualiser l'inexprimé que le signifiant signale (ou signalise) à défaut de pouvoir le signifier. La parole déborde, la parole fait signe — la performance le fait retentir.

En ce point donc, l'exercice de compression dépasse le cadre strict de la diction et appelle le passage à l'acte sur la scène. L'analyse s'arrête. Le théâtre de la parole ne peut en effet s'accomplir qu'en faisant sortir ce trop-plein que les mots manquent à signifier — qu'en convertissant ce manque en un appel. Comme si la parole avait besoin, pour dire ou, plutôt, faire entendre ce qu'elle veut dire, de retentir dans l'espace public de la scène et de la salle, quêtant l'écho qu'elle produit, attendant de l'autre (personnage ou public) que son écoute lui restitue ce qui lui manque.

L'analyse poétique conduit donc, par cette notion de manque, à la nécessite concrète de la pratique théâtrale. Ce parcours n’est pas différent de celui que Maurice Blanchot reconnaissait comme la source du théâtre d'Artaud, quand il voyait l'origine du théâtre de la cruauté dans ('expérimentation (cruelle) de la faculté poétique « Combat, notait-il à propos de L'Ombilic des limbes, entre la pensée comme manque et l'impossibilité de supporter ce manque, — entre la pensée comme néant et la plénitude de jaillissement qui se dérobe en elle, — entre la pensée comme séparation et la vie inséparable de la pensée". » On comprend ceci que la performance théâtrale canalise ce « jaillissement » que la parole « dérobe ». Ou encore : que ce qui se « sépare » des mots (ce jaillissement, ce trop-plein), la performance le fixe dans l'entre deux de la profération. Ou encore : que la forme du dialogue contient la vérité de la parole, que le rapport a l'autre répond à l'appel que contient la parole, qu'il est l'au-delà vers quoi tend ce trop-plein, son vase d'expansion. En sorte que le poétique s'abouche bel et bien au dramatique, mais à l'inverse de ce qu'on croit habituellement c'est l'écoute poétique qui déclenche ici la pratique dramatique. Au-delà et en deçà de son dire, la parole provoque, elle appelle, attend : la parole écoute I'effet de « ce jaillissement qui se dérobe en elle ». Et cette écoute est dramatique.

Cette tension dramatique qui aimante le fil du discours poétique et retourne la parole en écoute du secret qui lui échappe (tout en émanant d'elle), Lagarce la retrouve tout naturellement au centre de sa direction d'acteurs. Voici par exemple ce qu'il note en commentaire d’une photo de répétition : « Les acteurs écoutent. Tout le temps du travail, ils écoutent, cette écoute tendue vers deux ou trois mots perdus au milieu du discours, un détail pour juste reprendre, recommencer, être là à suivre la parole, essayer d'être dans mon histoire, être au plus proche de ce que j'ignore moi-même, s'efforçant de trouver en eux le secret. »  (Jean Luc Lagarce, photographies Lin Delpierre, Un ou deux reflets dans l’obscurité, p. 50, Ed. Les solitaires intempestifs). Nous pouvons nous amuser à retrouver dans ces quelques lignes les leitmotives qui ont servi de jalons à notre parcours : c'est le primat de la parole ; c'est ensuite l'évidence du lapsus, du trop-plein qui déborde, du « secret » que la parole signalise ; c'est la nécessite que ce « secret » se manifeste sur la scène par la médiation du comédien, entrant en résonance avec lui, dans le silence de son écoute attentive.

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