À plusieurs reprises, L'ïle des esclaves évoque le « naturel » féminin selon une double tension caractéristique de l’esthétique et de l’éthique marivaudiennes :
- l’attraction pour la sincérité dont le personnage de Cléanthis se fait ici le porte-parole ;
- la séduction de l’artifice représentée par Euphrosine.
Le « jeu » développe ces enjeux en trois temps principaux :
- Cléanthis décrivant le comportement d’Euphrosine (« Vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien », scène III).
- Cléanthis parodiant la grande dame (« Traitons l’amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus maîtres », scène VI).
- Cléanthis fustigeant les manières d’Euphrosine pour lui recommander la simplicité d’Arlequin (« Ce n’est qu’un bon cœur, voilà tout », scène VII).
Cette double vision de la femme incarnée par la servante et la maîtresse participe de la réflexion d’ensemble sur les enjeux de pouvoir ; elle s’inscrit dans la critique des mœurs libertines dont on sait qu’elles ne sont guère « façonnières » quand il s’agit d’aller « meilleur train » (VI) : la frivolité cynique et cruelle des « grands seigneurs méchants hommes » (Molière, Dom Juan) est opposée aux sentiments honnêtes des « petites gens », la corruption aristocratique à la vertu populaire (voir l’affrontement entre Arthénice et Madame Sorbin dans La Colonie). La mise en scène de la coquetterie féminine y relève aussi d’une tradition théâtrale bien établie : voir la figure de Célimène dans Le Misanthrope de Molière, et, en particulier, le face à face Célimène/Arsinoé (III, 4).
Une problématique que l’on retrouvera, entre autres, dans La Double Inconstance : c’est la simplicité « naïve » de la modeste villageoise Silvia qui séduit le Prince, sa spontanéité de comportement et de langage (« Il n’y a que l’amour de Silvia qui soit véritablement de l’amour. Les autres femmes qui aiment ont l’esprit cultivé ; elles ont une certaine éducation, un certain usage ; et tout cela chez elle falsifie la nature. Ici c’est le cœur tout pur qui me parle », III, 1).
« L’aiguillon de l’amour »
Les stratégies de séduction féminines semblent avoir particulièrement fasciné Marivaux : sans doute y voit-il une forme de mise en abyme du jeu théâtral. De fait, une femme à son miroir se donne à elle-même la comédie (voir « Le traumatisme originel », ci-après), tout comme la coquette faisant ses mines - c’est le sens même de l’adjectif « minaudière » - se donne en spectacle à son (ses) galant(s).
À plusieurs reprises, Marivaux met en scène cette parade amoureuse (on pense à la parade nuptiale des animaux) que la femme joue avec talent, aussi « sincère » soit-elle, et c’est dans la bouche du « naïf » Arlequin qu’il en a placé la description la plus attendrie - et la plus attendrissante ! Voici comment il raconte les débuts de son amour avec sa chère Silvia : « Les premiers jours, il fallait voir comme elle se reculait d’auprès de moi ; et puis elle reculait plus doucement ; puis, petit à petit, elle ne reculait plus ; ensuite elle me regardait en cachette ; et puis elle avait honte quand je l’avais vue faire, et puis moi j’avais un plaisir de roi à voir sa honte ; ensuite j’attrapais sa main, qu’elle me laissait prendre ; et puis elle était encore toute confuse ; et puis je lui parlais ; ensuite elle ne me répondait rien, mais n’en pensait pas moins ; ensuite elle me donnait des regards pour des paroles, et puis des paroles qu’elle laissait aller sans y songer, parce que son cœur allait plus vite qu’elle ; enfin, c’était un charme ; aussi j’étais comme un fou. » (La Double Inconstance, I, 6).
Un jeu typiquement féminin que l’on pourra rapprocher de celui d’Euphrosine décrite par Cléanthis ou encore de celui qu’on imagine chez la jeune fille minaudant devant Marivaux adolescent (voir ci-après). On le voit, Marivaux dramaturge met souvent en scène la coquetterie féminine avec une tendresse manifeste, même s’il en dénonce aussi la vanité cruelle. C’est que le cœur masculin « sans l’aiguillon de l’amour » serait un vrai « paralytique » ! C’est là la leçon de Lélio à son valet Arlequin : « Sans l’aiguillon de l’amour et du plaisir, notre cœur, à nous autres, est un vrai paralytique : nous restons là comme des eaux dormantes, qui attendent qu’on les remue pour se remuer. Le cœur d’une femme se donne sa secousse à lui-même ; il part sur un mot qu’on dit, sur un mot qu’on ne dit pas, sur une contenance. Elle a beau vous avoir dit qu’elle aime ; le répète-t-elle ? vous l’apprenez toujours, vous ne le saviez pas encore : ici par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant ; enfin c’est de la jalousie, du calme, de l’inquiétude, de la joie, du babil, et du silence de toutes couleurs ; et le moyen de ne pas s’enivrer du plaisir que cela donne ? le moyen de se voir adorer sans que la tête vous tourne ? » (La Surprise de l’amour, I, 2).
Dans ces conditions, les femmes ne sont-elles pas (partiellement) innocentes dans le procès qu’on leur fait de leur coquetterie ? Il faut dire qu’on les montre volontiers impulsives et incapables de raisonner : « Vous êtes d’un sexe naturellement assez faible » - et donc plus influençable -, commente Trivelin (III), ce qui permet au professeur Félix Gaiffe de commenter en 1934 (Les Classiques pour tous, Librairie Hatier) : « Cléanthis est naturellement guidée par le sentiment plutôt que par la raison […]. Tout ceci est très judicieusement observé ! » Si l’on a pu prêter à Marivaux une forme de misogynie, il faut reconnaître qu’il est un des rares à avoir imaginé l’égalité des sexes, fût-elle un simple divertissement de comédie (voir La Colonie) en un temps où l’émancipation des femmes est-loin d’être acquise, même chez les Lumières.
Prise de position courageuse du « philosophe » qui donne la parole aux femmes pour se défendre contre les hommes, toujours prêts à excuser leur despotisme en incriminant la coquetterie, la légèreté d’esprit et la « malice » de leurs compagnes : « Dans la triste privation de toute autorité où vous nous tenez, de tout exercice qui nous occupe, de tout moyen de nous faire craindre comme on vous craint, n’a-t-il pas fallu qu’à force d’esprit et d’industrie, nous nous dédommageassions des torts que nous a faits votre tyrannie ? Ne sommes-nous pas vos prisonnières et n’êtes-vous pas nos geôliers ? Dans cet état, que nous reste-t-il que la ruse ?... Notre malice n’est que le fruit de la dépendance où nous sommes. » (Le Cabinet du philosophe).
Il revient ainsi au sage Blectrue de dénoncer l’hypocrisie sociale qui impose aux femmes les contraintes d’une fausse « vertu » : « Que deviendra l’amour, si c’est le sexe le moins fort que vous chargez du soin d’en surmonter les fougues ? Quoi ! vous mettrez la séduction du côté des hommes, et la nécessité de la vaincre du côté des femmes ! Et si elles y succombent, qu’avez-vous à leur dire ? C’est vous en ce cas qu’il faut déshonorer et non pas elles. Quelles étranges lois que les vôtres en fait d’amour ! Allez, mes enfants, ce n’est pas la raison, c’est le vice qui les a faites ; il a bien entendu ses intérêts. Dans un pays où l’on a réglé que les femmes résisteraient aux hommes, on a voulu que la vertu n’y servît qu’à ragoûter les passions, et non pas à les soumettre » (L’Île de la raison, 1727, II, 3).
Le traumatisme originel
Comme le dit si bien Lélio (voir ci-dessus), « le moyen de se voir adorer sans que la tête vous tourne » ? C’est ce qu’a appris l’adolescent Marivaux découvrant « la surprise de l’amour » : mais après le temps de l’ivresse, vient celui on l’on est « dégrisé » ; voici le récit d’une désillusion qui annonce bien des problématiques à venir (voir Marivaux et les Lumières). La jeune fille minaudant devant son miroir pourrait bien être le prototype de toutes les Euphrosines. Comme le dit Sainte-Beuve, Marivaux "a fait quelques pas de plus dans le gracieux labyrinthe de la vanité féminine" (Causeries du lundi, tome IX, 23 janvier 1854). Peu importe que l'anecdote soit vraie ou non : ce qui est ici raconté, c'est la découverte du monde sous la forme de la séduction, de la vanité et de l'illusion, du mensonge de l'amour.
« À l’âge de dix-sept ans, je m’attachai à une jeune demoiselle, à qui je dois le genre de vie que j’embrassai. Je n’étais pas mal fait alors, j’avais l’humeur douce et les manières tendres. La sagesse que je remarquais dans cette fille, m’avait rendu sensible à sa beauté. Je lui trouvais d’ailleurs tant d’indifférence pour ses charmes, que j’aurais juré qu’elle les ignorait. Que j’étais simple dans ce temps-là ! Quel plaisir, disais-je en moi-même, si je puis me faire aimer d’une fille qui ne souhaite pas d’avoir des amants, puisqu’elle est belle sans y prendre garde, et que par conséquent elle n’est pas coquette ! Jamais je ne me séparais d’elle, que ma tendre surprise n’augmentât, de voir tant de grâces dans un objet qui ne s’en estimait pas davantage. Était-elle assise ou debout, parlait-elle ou marchait-elle, il me semblait toujours qu’elle n’y entendait point finesse, et qu’elle ne songeait à rien moins qu’à paraître ce qu’elle était. Un jour qu’à la campagne je venais de la quitter, un gant que j’avais oublié fit que je retournai sur mes pas pour l’aller chercher. J’aperçus la belle de loin, qui se regardait dans un miroir, et je remarquai, à mon grand étonnement, qu’elle s’y représentait à elle-même dans tous les sens où, durant notre entretien, j’avais vu son visage, et il se trouvait que ses airs de physionomie que j’avais crus si naïfs n’étaient, à les bien nommer, que des tours de gibecière ; je jugeais de loin que sa vanité en adoptait quelques-uns, qu’elle en réformait d’autres ; c’étaient de petites façons qu’on aurait pu noter, et qu’une femme aurait pu apprendre comme un air de musique. Je tremblai du péril que j’aurais couru, si j’avais eu le malheur d’éprouver encore de bonne foi ses friponneries, au point de perfection où son habileté les portait ; mais je l’avais crue naturelle, et ne l’avais aimée que sur ce pied-là ; de sorte que mon amour cessa tout d’un coup, comme si mon cœur ne s’était attendri que sous condition. Elle m’aperçut à son tour dans son miroir, et rougit. Pour moi j’entrai en riant, et ramassant mon gant : Ah ! mademoiselle, je vous demande pardon, lui dis-je, d’avoir mis jusqu’ici sur le compte de la nature des appas dont tout l’honneur n’est dû qu’à votre industrie. Qu’est-ce que c’est ? que signifie ce discours ? me répondit-elle. Vous parlerai-je plus franchement ? lui dis-je ; je viens de voir les machines de l’Opéra ; il me divertira toujours, mais il me touchera moins. Je sortis là-dessus, et c’est de cette aventure que naquit en moi cette misanthropie qui ne m’a point quitté, et qui m’a fait passer ma vie à examiner les hommes, et à m’amuser de mes réflexions. » (Marivaux, Le Spectateur français, fin de la première feuille)