Le monologue revisité dans Juste la fin du monde

Le (quasi)monologue

 

Monologue ? Faux monologue ? Tirade, alors ? Anne Ubersfeld propose peut-être la réponse dans le concept qu'elle forge pour étudier ce fonctionnement énonciatif flottant chez deux contemporains de Lagarce. Bernard-Marie Koltès et Yasmina Réza : le quasi-monologue (Le quasi monologue dans le théâtre contemporain, Yasmina Réza et Bernard-Marie Koltès in Études théâtrales n°19, 2000). Elle part du constat que « le théâtre contemporain ne se contente pas de se servir du monologue, il le réinsère à l'intérieur même du dialogue ». Le paradoxe joue sur le flottement de l'adresse. Le quasi monologue est soliloque devant un interlocuteur muet, parfois invisible ou sourd, ou tirade non destinée à l'allocutaire présent. II se donne par exemple chez Koltès comme une « parlerie » qui se déroule sans fin, une seule phrase sans objet assignable parfois, mais qui contient un seul acte de parole : la demande. Un long discours amoureux reçoit un crachat pour unique réponse (Combat de nègre et de chiens), une plainte s'exhale dans un téléphone dont nous apprenons qu'il ne fonctionne pas (Roberto Zucco). Différent du monologue classique parce que ce dernier n'a d'autre destinataire que le public et fonctionne comme bilan, comme questionnement intérieur du locuteur, le quasi monologue est acte de parole, situation de parole à sens unique. Par là la parole sans réponse, telle qu'elle prolifère dans les deux pièces citées notamment, devient comme chez Lagarce un ressort dramaturgique essentiel.

E. D.

 

Mise en jeu et en voix

 

Description

Un long monologue de six pages (dix minutes de scène), Juste la fin du monde, I, 3
N.B. — Ce monologue est un faux monologue ; le texte est adressé à Louis, qui ne répond pas.

Questions / objectifs :

 

1) Faire la part de l'autre ; quantifier la place que Louis occupe dans la tirade de Suzanne. Cette tâche sous-entend une question (un choix de jeu). Suzanne parle-t-elle à Louis pour que celui-ci l'interrompe (elle ne sait pas au départ ce qu'elle a à lui dire ; son propos est un prétexte ; son texte peut à tout moment, s'arrêter) ? Suzanne veut-elle au contraire lui tenir un discours (lui raconter sa vie, lui faire des reproches) ?

2) Expérimenter la méthode de l'accordéon ; évaluer la teneur respective des énoncés ; analyser la « texture » ; dénombrer les procédés poétiques. Cette tâche sous-entend une proposition. C'est que l'hétérogénéité de la matière textuelle traduit l'hétéronomie de la parole (le contraire de l'autonomie). On revient ici à la question 1. Quand Suzanne parle, ce n'est pas elle qui parle. La jeune fille s'étonne ainsi de « l'étrangeté » de cette parole qui se tord, tel un ruban, dans le sens contraire à celui qu'on voudrait. Elle dit :

« C'est étrange je voulais être heureuse et l'être avec toi
et je te fais des reproches et tu m'écoutes et tu sembles m'écouter sans m'interrompre. »

La parole est le lieu du litige : elle sème la discorde entre deux « je » ; le « moi » de Suzanne qui voudrait fêter le retour de son frère ; le « je » qui lui adresse des reproches. Le monologue, envisagé dans son intégralité, sert d'arène à ce conflit entre la volonté consciente du « moi » et la prestation explicite du « je ». Mais si ce conflit apparaît, c'est que le « je » fait entendre l'autre Suzanne, celle qui se retient de parler le reste du temps — donc, qu'il libère le silence de Suzanne, la Suzanne interdite de parole, refoulée, effarée, intimidée, interloquée (« Ta gueule, Suzanne ! »), la Suzanne murée dans son désastre intérieur, dans sa tristesse mutique, dans l'incommunication des sentiments, que la situation de jeu fait sortir comme le fou de sa boîte ou le lièvre de son trou :

« Je parle trop mais ce n'est pas vrai
Je parle beaucoup quand il y a quelqu'un, mais le reste du temps,
non sur la durée cela compense
je suis proportionnellement plutôt silencieuse. »

Dédoublée, cette parole est minée de l'intérieur. D'où son « étrangeté » : déroutée, détournée en permanence, cancérisée par des blocs de sens (des cellules) germinant indépendamment de la volonté explicite de celui (de celle) qui parte et transformant finalement le locuteur lui-même — elle opère l'autorévélation de Suzanne à elle-même.

Observation générale

Ces deux tâches s'accomplissent dans la diction du texte ; elles impliquent des choix déterminants, qui commandent qu'on cherche (expérimente) d'autres manières de dire, jusqu'à trouver une manière de jouer juste cette partition.

Parler à un autre commande en effet qu'on se détache de la page, qu'on inscrive le texte non seulement dans sa respiration, mais dans le présent des regards échangés, dans la communication. Parler cette parole à l'origine indécise, commande deuxièmement qu'on s'écoute dire ce qu'on dit, implique donc un détachement d'avec soi-même, qui ne signifie pas « s'écouter parler », mais s'étonner de se l’entendre dire. Parole qui s'apparente, pour nous, à celle de l'analysant sur le divan du psychanalyste : ce que je dis est, dans ce cas précis, continuellement visité par ce que ça me dit (« diman-anche ! » - la poussée rectiligne du soi-disant propos contaminée par des sollicitations latérales (le signifié par le signifiant).

Compression / dégagement des syntagmes de base

« Lorsque tu es parti
je t'oubliai assez vite.
Ce n'est pas bien que tu sois parti si longtemps
pas bien pour moi, pour elle, pour eux
pour toi aussi.
Tu as dû parfois avoir besoin de nous et regretter de ne pouvoir nous le dire. Et nous obliger, de nous-mêmes, à nous inquiéter de toi.

Parfois tu nous envoyais des lettres
une ou deux phrases elliptiques.
Je pensais, lorsque tu es parti, que ton métier était d'écrire ou que, si tu en avais le désir, tu saurais écrire mais jamais, nous concernant, tu ne te sers de ce don.
Tu ne nous en juges pas dignes.
Ces mots sont toujours écrits an dos de cartes postales comme si tu voulais réduire la place que tu nous consacrerais.

Elle, ta mère, dit que tu as toujours fait, depuis sa mort à lui, ce que tu avais à faire.
Et nous, nous nous taisons, est-ce qu'on sait ?
Ce que je suppose
c'est que jamais tu n'oublias les anniversaires
que toujours tu restas proche d'elle
et que nous n'avons aucun droit de te reprocher ton absence.

C'est étrange
je te fais des reproches et tu m'écoutes sans m'interrompre.
J'habite toujours ici avec elle.
Antoine et Catherine ont un pavillon à quelques kilomètres de nous vers la piscine découverte omnisports, cela ne me plaît pas, mais c'est bien.
Je voudrais partir mais ce n'est guère possible.
Je ne sais comment l'expliquer.
Antoine dit que je ne suis pas mal
et en effet je vis où j'ai toujours vécu mais je ne suis pas mal.
Peut-être que ma vie sera toujours ainsi, on doit se résigner, bon, c'est peut-être mon sort.
Je vis au second étage, j'ai ma chambre, je l'ai gardée, et aussi la chambre d'Antoine et la tienne encore si je veux
et d'une certaine manière c'est beaucoup mieux que ce que je pourrais avec l'argent que je gagne si je partais.
C'est comme une sorte d'appartement, mais ce n'est pas une maison, c'est la maison de mes parents, ce n'est pas pareil, tu dois pouvoir comprendre.
J'ai aussi des choses ménagères, la télévision, les appareils pour entendre la musique, et il y a chez moi, là haut, plus de confort qu'ici.
Toutes ces choses m'appartiennent, je ne les ai pas toutes payées, ce n'est pas fini, mais elles m'appartiennent.
Nous avons une voiture, ce n'est pas la mienne, mais elle n'a pas voulu apprendre à conduire, je suis le chauffeur,
c'est bien pratique, cela nous rend service.

C'est tout.

Ce que je veux dire, c'est que tout va bien : tu aurais tort de t'inquiéter. »

Les coupes (9/10 du texte)

Elles appartiennent à trois champs différents.

a) Le métatexte : Suzanne cite ce qu'elle dit (a1) ; elle commente son discours en s'adressant directement à Louis – directement ou entre parenthèses (a2, a3, a4). On oublie le propos pour la performance, le dire pour le « comment dire ».

a1 : « Parfois tu nous envoyais des lettres,
parfois tu nous envoies des lettres
ce ne sont pas des lettres, qu'est-ce que c'est ?
de petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases, rien, comment est-ce qu'on dit ? elliptiques.
"Parfois tu nous envoyais des lettres elliptiques"...3
 

a2 : « Ce don (on dit comme ca, c'est une sorte de don, je crois, tu ris). »
 

a3 : « Tu te sers de cette qualité
- c'est le mot et un drôle de mot puisqu'il s'agit de toi... »
 

a4 : « Antoine et Catherine ont une petite maison, pavillon, j'allais rectifier,
je ne sais pas pourquoi tu dois aimer (ce que je pense)
tu dois aimer ces légères nuances, petite maison, bon... »

b) Les paraphrases : omniprésentes, elles portent sur un mot ou une expression que Suzanne répète ou redésigne, comme on fait une « mise au point » (en photo).

b1 : « Elle, ta mère, ma mère. »
À chaque redite, la parole monte d'un « cran », la pensée se précise, sort du flou, son tranchant s'affine.


b2 : « Tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous en juges pas dignes. C'est pour les autres. »

c) Les digressions : dans la paraphrase, la pensée se focalise sur un point ; ici, le propos se déroute de son cours ; le fil ne casse pas, mais la pensée explore des voies adventices (circonstances, expansion descriptive, objection interne, concession) (c1) ou bien cède à des impulsions subites (c2).

c1 : « Et même, pour un jour comme celui d'aujourd'hui,
même pour annoncer une nouvelle de cette importance,
et tu ne peux ignorer que ce fut une nouvelle importante pour nous,
nous tous, même si les autres ne te le disent pas... »


c2 : «... les cartes postales, tu pouvais mieux les choisir, je ne sais pas, je les aurais collées au mur, j'aurais pu les montrer aux autres filles !
Bon, ce n'est rien.
[Retour à l'énoncé de base]
J'habite toujours ici avec elle... »
La digression constitue une boucle à l'intérieur du discours. Le propos repart au point où il s'était « oublié » (l'énoncé de base).

N.B. — Au niveau grammatical, ces décrochages entraînent de fréquentes ruptures de construction. Les phrases sont régies par une syntaxe chaotique singulière : il y a en effet quatre chaînes concurrentes entrecroisées (celle du propos, celle du métatexte, celle de la paraphrase, celle de la digression) et les différents énoncés sautent, de ce fait, suivant leur « teneur » (le canal auquel ils appartiennent), dune orbite à l'autre. La phrase est ainsi perpétuellement brisée, et néanmoins continue, malgré la multitude d'incises dont elle est semée. Cette langue est un idiolecte.

Exemple de tressage (bas de la page 19)

 

« je pensais lorsque tu es parti
(ce que j'ai pensé lorsque tu es parti)
lorsque j’étais enfant et lorsque tu nous as faussé compagnie
(là que ça commence)

syntagme principal (canal 1)
métatexte (canal 2)
paraphrase (canal 3)
métatexte (canal 2)

je pensais que ton métier,
ce que tu faisais ou ce que tu allais faire dans la vie
ce que tu souhaitais faire dans la vie
reprise syntagme pr. (1)
paraphrase (3)
paraphrase (3)
je pensais que ton métier était d’écrire
(serait d'écrire)
syntagme pr. (1)
paraph. (3)
ou que, de toute façon,
– et nous éprouvons les uns et les autres, ici, tu le sais,
tu ne peux pas ne pas le savoir,
une certaine forme d'admiration,
c'est le terme exact,
une certaine forme d'admiration pour toi à cause de ça –
syntagme pr. (1)
digression (4)
paraphrase (3)
poursuite digression (4)
métatexte (2)
poursuite digression (4)
 
ou que, de toute façon... » syntagme principal

 

Conclusions

 

Ce que ce travail révèle, c'est le fonctionnement poétique du langage. Ce fonctionnement invalide l'approche strictement psychologique. En gros, on constate en effet que le personnage n'exprime pas ce qu'il ressent ou ressent, soudain, autre chose que ce qu'il exprime. Soit que sa parole s'emballe (il lui arrive alors de dire le contraire de ce qu'il veut dire). Soit que les mots lui manquent (les mots alors sonnent creux). L'expérience peut avoir deux effets : soit celui de discréditer le sujet (qui ne sait pas ce qu'il veut dire), soit celui de discréditer une parole dont le métatexte fait ressortir le mensonge ou l'inanité. Dans le premier cas, on valorise la parole (sa poéticité). Dans le deuxième, on valorise le sujet, au détriment d’une parole dont on dénonce la facticité. Dans tous les cas, l'expérience de la langue peut être théâtralisée parce qu'elle fait événement. La performance est « performative » : elle précipite (au sens chimique) soit en elle (cas n° 1), soit sur ses bords (cas n° 2), dans l’expérience de l'aphasie, la vérité des titres.

Or cette vérité n'est rien moins que stable — mais changeante, précaire, contradictoire. L'expérience même de la parole modifie l'être qui s'y livre : il n'y a plus dès lors de sincérité, d'adéquation possible de l'expression à un sentiment préexistant qu'il faudrait reconstruire (selon les canons de la psychologie) — mais une dialectique à travers laquelle le sujet se trouve en « se coupant » aux ciseaux de sa propre parole. Suzanne découvre ainsi à la fin qu'elle pardonne, soit disant, à Louis qu'elle poursuit pourtant, depuis le début, de ses reproches, et, la boucle ainsi bouclée, l'on ne sait trop quoi faire de cette palinodie. Suzanne est-elle sincère ? Ment-elle, ou plutôt se ment-elle à elle-même ? La vérité est dans la fêlure que la parole actualise. Suzanne savait, croyait savoir : elle croyait qu'elle aimait (tout de même) son frère, savait qu'elle lui en voulait, voulait croire qu'elle pouvait lui pardonner. Mais le retour du frère agit comme un miroir grossissant dont Suzanne ne peut soutenir le verdict : est-elle heureuse ? est-elle si malheureuse ? On voit le propos s'inverser, d'un coup, à 180 degrés : le procès se retourne en autocritique, en déploration, pour finir en silence. Entre temps, et c'est l'essentiel, Suzanne est tombée dans sa brèche, c'est-à-dire dans la possibilité d'être dans le même instant soi-même et le contraire d'elle-même.

La vérité n’est pas ailleurs que dans ce coup de théâtre qui la révèle à elle-même = à ses contradictions = à sa capacité de changer = à son désir. Cette vérité de Suzanne est le produit de la dialectique textuelle. Vérité poétique, non psychologique ; théâtrale et hystérique. Suzanne, en réalité, change d'état. L'expérience de la parole la pousse à bout. Elle se contredit (elle aime et elle déteste son frère, elle lui reproche et lui pardonne tout, elle est dans le dépit et le défi). Parvenue au comble de l’exaspération, on la voit successivement pleurer puis rire.

Le « rire en larmes » : rien mieux que cette manifestation somatique ne traduit le plan où la parole, chez Lagarce — où tout se joue. Il n’est pas situé dans les sentiments préfabriqués, ni dans les idées, ni même dans les mots ; il est dans le retentissement de la parole à l'intérieur de l'arène de la conscience, dans le for intérieur, le tribunal du sujet. La parole est un processus qui nous met en procès : les mots nous tuent, nous clouent, nous transfixient ; ils nous font rire, nous font pleurer. Et comme Molière faisant dire à Elvire : « De grâce, Dom Juan, accordez-moi pour faveur cette dernière consolation ; ne me refusez pas votre salut, que je vous demande avec larmes » — et l’on sait que l'actrice à ce moment-là doit pleurer (et la du Parc très certainement, à ce moment-là, pleurait) ; de même avons-nous là, à défaut d’une méthode, un critère absolu : à ce moment précis, nous savons que Suzanne doit pleurer, puis tout de suite après, que Suzanne doit rire, et que ce « rire en larmes » est la pierre de touche qui dira si l'actrice est bien ou non là où elle doit être.

La parole fait événement : elle détraque les pensées avant de secouer les corps.

Mais on mesure maintenant, avant que l'actrice n'y parvienne, le chemin qui l'attend, l'analyse qu'il faut qu'elle fasse, et la complexité, ensuite, de la chicane à négocier (virages en épingle, sautes de tons et de registres, gymkhana). Et si cette étude a un mérite, c'est celui de nous aider à discerner un peu mieux de quelle rigueur cette ivresse est le prix.

Jouer est un sacré travail.

B. C.

 

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