Mimesis littéraire et mimesis théâtrale
Pour la Poétique d'Aristote, le théâtre est d'abord une « imitation » (mimesis) « des hommes en action ». Elle se fait au moyen d'une action, et non, comme dans 'épopée, d'un récit. Comme on le voit, la notion de mimesis chez Aristote reste vague et ne se réduit pas à une activité de reproduction purement mimétique, de copie du réel, puisqu'elle peut utiliser aussi bien des signes linguistiques (le vers tragique) que non linguistiques (décor, espace, acteurs…). La mimesis est un « faire », une fabrication (« poiesis »), une re-production du réel à partir de matériaux divers.
L'esthétique classique reprendra cette définition large de l’imitation en affirmant la double nécessité de se soumettre au réel et de soumettre le réel à un choix (l’imitation des Anciens permettant d'accéder à un réel déjà « choisi »). En ce qui concerne la mimesis proprement théâtrale, Aristote insiste sur le fait que "la tragédie imite non les hommes mais une action" et que les personnages « n'agissent pas pour imiter les caractères, mais que les caractères leur sont attribués en plus, en fonction de leurs actions » (on ne peut s'empêcher de penser à ce que Genette appellera la motivation (voir Figures II) ainsi — malgré ce que dira la doctrine classique et ce que dit encore une certaine critique — la visée psychologique n’est pas première dans la tragédie. Et Aristote confirme : « alors qu’il n’y a pas de tragédie sans action, il y en a sans caractères ».
Mais la notion aristotélicienne de mimesis à elle seule ne permet pas de définir ce qui est vraiment théâtrale dans le théâtre. Platon avait proposé une définition plus discriminante de la mimesis : est mimesis ce qui est copie littérale du réel. Le dialogue au style direct relèvera de la mimesis (dans l’épopée ou la tragédie), pas celui du style indirect. En fait ce qui s'amorce ici n'est pas une distinction langage littéraire/langage théâtral mais discours/récit. Il reste encore, entre le dialogue au style direct et le dialogue théâtral, une différence fondamentale : seul ce dernier est actualisé par la parole et le jeu des acteurs, eux-mêmes intégrés dans le jeu global de la représentation théâtrale. C'est à ce niveau que s'établit la spécificité de la mimesis théâtrale. Plus que les autres systèmes « mimétiques » du réel (le récit, par exemple), elle semble mériter cette appellation puisqu'elle est également imitation « physique » du réel. Mais quelle en est la visée ? Est-ce de donner de ce réel une image qui en soit le double exact ? Ou bien une" image qui soit en fait le « discours » que peut produire le système signifiant particulier de la mimesis théâtrale ? C’est toute la question de la visée « illusionniste » ou non du théâtre.
Sur le point précis du dialogue, Artaud avait une position extrême : « le dialogue – chose écrite et parlée— n’appartient pas spécifiquement à la scène, il appartient au livre ». Pour lui, le langage « n'est vraiment théâtral que dans la mesure où les pensées qu'il exprime échappent au langage articulé », ce qu'il l’amène à ne plus vouloir le considérer que « sous la forme de l’Incantation », où la parole n'est plus mimesis du réel mais action, sur le réel, production d'une nouvelle réalité.
Mimesis et communication théâtrales
Pour qu’il y ait communication entre la scène et le public, Il leur faut un code commun. Si la mimesis théâtrale n'était qu’imitation au sens strict le signe théâtral, à la différence du signe linguistique, ne serait pas arbitraire puisque totalement dépendant de son référent (sa visée idéale étant de pouvoir être confondu avec lui). En fait, l'analogie du signe théâtral avec le signe linguistique est bien réelle ; il y a toujours une part de convention, donc d'arbitraire, du signe théâtral. De là, le temps d'adaptation souvent nécessaire, quand un nouveau théâtre succède à un "ancien", quand un théâtre "d'avant-garde" vient rappeler que le "classicisme" du langage qu'il bouscule n'a rien de naturel mais est tout aussi "conventionnel" que le nouveau langage par qui le scandale arrive.
Au-delà du caractère inévitablement conventionnel du théâtre, c'est le problème du fonctionnement de la communication théâtrale qui est posée. Doit-elle, comprimant le plus possible les contraintes des conventions, viser une transparence maximale entre le public et le réel ? Pour Brecht, (et bien d'autres avant lui, explicitement ou non) cette transparence est un leurre, le théâtre (comme tout art) est un point de vue et un discours sur le réel, qui doivent s'assumer comme tels. Plutôt que d'atténuer l'aspect conventionnel de la communication théâtrale (afin de produire un effet trompeur sur le spectateur de contact direct avec une "nature" intangible du réel) il faut mettre au contraire l'accent sur sa" théâtralité", afin de rendre le spectateur conscient qu'il s'agit non du réel mais d'un discours sur le réel vis-à-vis duquel il doit prendre position.
Arturo Ui n'est pas la "copie" de Hitler mais un être de théâtre dans dans la fabrication duquel Brecht a utilisé, entre autres, le Hitler historique, Richard III revu par Shakespeare, Al Capone, etc. Mais il n'est pas le Hitler réel, il sert à Brecht à mettre en scène le vrai Hitler, c'est-à-dire à produire un discours vrai sur le Hitler réel (il faut se souvenir que le concept de vrai ne peut s'appliquer qu'à un énoncé, à un discours, et dans cette mesure, l'univers du théâtre relève du vrai et non du réel; c'est l'univers imité par le théâtre, son référent, qui relève du réel). Le Dom Juan de Molière est-il limitation d'une personne ou de "l'essence" d'une personne (le Séducteur), ou est-il d'abord, un personnage de théâtre, c'est-à-dire un outil du "langage théâtral", dont la fonction, au-delà du mimétisme avec un individu ou un type humain est de faire passer un discours sur l'amour, la religion, le libertinage, la féodalité, les rapports sociaux, le théâtre… ? Et le Don Juan de Tirso de Molina, sa fonction n'est-elle pas d'abord de permettre de répondre à un problème de théologie : peut-il être trop tard pour se repentir ?
La règle des vingt quatre heures dans la dramaturgie classique est une forme significative de la mimesis du temps au théâtre. Pour le théoricien d’Aubignac la règle ressortit au principe de l'illusion : l'idéal serait que le temps représenté coïncide avec le temps de la représentation. En fait il s'agit d'une convention. Convention qui est l'expression d'un point de vue sur le réel, ici sur le temps réel, c'est-à-dire l'Histoire. En affirmant qu'une action entière peut-être enfermée dans une journée, c'est en fait l'Histoire, en tant que processus historique, qui est niée, ou, du moins, écartée de la représentation théâtrale. On sait que Racine s’accommode parfaitement de l'unité de temps, car son temps théâtral est celui de la crise, non du devenir. Alors que Corneille la ressent comme une contrainte. Il est suggestif de comparer le traitement que font subir Corneille et Racine à la Rome antique, objet éminemment historique. Chez Racine, elle est avant tout objet symbolique, hors du temps. Dans Britannicus, par exemple, elle est détournée de sa vérité historique pour fonctionner dans un système de représentation qui renvoie avant tout à la vision du monde racinienne. L'ambivalence de l'image romaine (la Rome d'Auguste telle que veut la voir Burrhus/ la Rome de la Cou et du peuple servile, telle que Narcisse la dévoile à Néron) renvoie beaucoup plus à l'ambivalence du rapport de Racine avec le jansénisme (ambivalence des sentiments vis-à-vis du Dieu caché et du monde voir Goldmann) qu'à l'histoire romaine. Corneille tout en feignant après l'incartade du Cid, de se soumettre à la règle, propose une vision, mythifiée certes, mais historiciste du devenir de Rome : naissance (Horace), apogée (Cinna) et mort-transformation (Polyeucte : passage d’une culture à une autre, de la vertu romaine à la foi chrétienne). Chacune de ces trois pièces, prise individuellement, respecte formellement l'unité de temps, et pourtant met en scène un devenir, ancré dans une temporalité historique (et non un être ancré dans une éternité métaphysique, celle de la faute) et des héros agents de ce devenir, au lieu d'être « agis » par une fatalité.
Quand il parle, quel langage Agamemnon mime-t-il dans l'Iphigénie de Racine ? Celui de l’Agamemnon réel ? Du roi homérique ? De Louis XIV ?… Comme l'écrit Diderot, « ce langage pompeux ne peut être employé que par des êtres inconnus et parlé par des bouches poétiques avec un temps poétique ».
Accepter ou refuser la mimésis
Parmi les dramaturgies qui considèrent que le théâtre est une mimesis du réel, on peut donc distinguer deux catégories. Celle des dramaturgie que l'on dira "d'illusion" pour qui "l' imitation du réel" doit tendre vers une sorte de fusion par mimétisme avec le réel, ce qui n'est pas très clair. Et celle des dramaturgies, qu'on dira "réflexives" pour qui la notion de représentation théâtrale implique le double sens du mot représentation : la représentation scénique (l'objet consommé par le spectateur) n'est pas une image immédiate du réel mais est forcément médiatisée par les représentations (discursives/ affectives, conscientes / inconscientes, individuelles / collectives ) à l'œuvre dans la communication théâtrale. C'est-à-dire, qui ne s'agit pas seulement des représentations des destinateurs (auteur, metteur en scène, décorateur, acteurs …) mais de celle des destinataires du message théâtral (les spectateurs de telle époque, tel pays, telle classe sociale…). La mimesis effective, réalisé dans une représentation donnée, sera dépendante de la combinaison de ces variantes. Autant de combinaisons, autant de mimesis.
Malgré leurs divergences, les deux types de dramaturgie se situe dans la lignée de la mimésis aristotélicienne. Artaud, lui, rejette la notion même de mimésis. La représentation théâtrale ne doit être ni une représentation (au sens discursif du terme) ni une imitation (au sens" illusionniste" du terme) du réel : « Le théâtre… doit être considéré comme le double non pas de cette réalité quotidienne et directe dont il s'est peu à peu réduit à n'être que l'inerte copie, aussi vaine qu' édulcorée, mais d'une autre réalité dangereuse et typique ». Le théâtre est comparé à l'Alchimie et à la Peste, il est "action", "révélation", il fait" tomber les masques". Il n'est pas mimésis d'un événement, mais événement lui-même, il n'est pas représentation de la vie mais manière de vivre, vraie vie au-delà de ce que le langage peut concevoir et exprimer. Artaud avait vu dans le langage scénique du théâtre balinais, physique et spatial, non un langage de représentation mais un rituel d'évocation, de provocation des forces magiques qui mènent le monde. Le théâtre qu'il rêve veut être le double provocateur de cette réalité fondamentale," l'équivalent naturel et magique des dogmes auquel nous ne croyons plus". Artaud a ouvert la voie à de nombreuses recherches contemporaine :- le happening (qui se veut « événement » et non « représentation » — en anglais, to happen = arriver, se produire), - le Living Theater (qui a cherché à approfondir le caractère vital du théâtre de la cruauté avant de réconcilier Artaud et Brecht),- le Théâtre-laboratoire de Grotowski à Wroclaw (qui a poussé très loin la recherche d’Artaud sur le jeu de l’acteur, du côté d'une ascèse, intermédiaire entre la mystique et la psychothérapie, qui implique le spectateur).
Texte repris d'un ouvrage réalisé pour l'Association Pouvoir de lire et Pouvoir d'écrire et Duculot de Book en 1979. Le collectif.