Catharsis : concept clef pour étudier le théâtre

D’Aristote au classicisme

 

Depuis qu'Aristote a désigné la catharsis comme étant l'effet principal sur le spectateur de la mimesis tragique, la notion a fait couler beaucoup d'encre. Une définition plus complète du fonctionnement théâtral de la catharsis se trouvait sans doute dans la seconde partie de la Poétique qui ne nous est pas parvenue. À défaut, ce sont essentiellement quelques passages du Livre VIII de la Politique consacrés à la valeur éducative de la musique qui peuvent nous donner quelque idée de ce qu'Aristote entendait par catharsis. D'après ces textes, il semble que, sous cette dénomination, il ait voulu caractériser un processus qui ressortit beaucoup plus à la médecine qu’à la morale ou à la pédagogie, malgré l'interprétation majoritaire qui en sera faite à l'époque classique. Ce qui invite à traduire le mot plutôt par purgation que par purification. Ainsi, le « caractère orgiastique » de la flûte fait « qu'on ne doit l'employer que dans les occasions où le spectacle tend plutôt à la purgation (catharsis) des passions qu’à notre instruction ». Il semble que pour Aristote l'effet du théâtre soit semblable à celui des « mélodies  qui provoquent l'enthousiasme » (au sens étymologique de « possession par la divinité »), par exemple la musique et les chants qui accompagnent et suscitent la frénésie des Corybantes. « sous l'influence des mélodies sacrées, nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l'âme hors d'elle-même, remises d'aplomb, comme si elles avaient pris un remède et une purgation (catharsis). C'est à ce même traitement dès lors que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui d'une façon générale, sont sous l'empire d'une émotion quelconque, pour autant qu'il y a en chacun d’eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation (catharsis) est un allégement accompagné de plaisir » (trad. Tricot-vrin).

Comme la musique à tendance « orgiastique », la tragédie serait une sorte de traitement homéopathique faisant se succéder possession et dépossession, suscitant d'abord terreur et pitié avant d’en « purger » le spectateur. Dans cette perspective et par comparaison avec des phénomènes culturels plus proches de nous que les pratiques culturelles dionysiaques, l'action de la tragédie serait analogue à celle de la fête médiévale, du carnaval, où un certain dérèglement temporaire permet la « purgation » des tendances asociales, des craintes collectives, et le retour à une acceptation des normes et des contraintes de la société. En ce qui concerne plus précisément la tragédie grecque du Ve siècle av. J.-C.,  dans la mesure où en elle s'expriment les contradictions entre l'ancienne culture mythique et les nouvelles valeurs de la Cité, et en particulier entre l'ancienne conception de la justice divine et une nouvelle justice « humaine » en train de se constituer, la catharsis serait le processus qui purgerait le spectateur  des terreurs liées à l’ordre incompréhensible et terrible des dieux (et de la pitié envers le héros qui en est la victime, la pitié étant perçue non comme un sentiment positif, ainsi que le fera le christianisme, mais comme un passion inhibante, inséparable de la terreur). Elle lui permettrait d’accéder à la rationalité et à la responsabilité civique nécessaire au fonctionnement de la Cité.

Pour la plupart de nos classiques du XVIIe siècle, la catharsis sera une « purification ». La terreur et la pitié –passions positives– suscitées par le spectacle ont pour fonction, comme le dit Corneille, de « modérer, rectifier, et même déraciner en nous la passion » (amoureuse).  Le même auteur, qui ironise sur les disputes entre les commentateurs de la Poétique, et d'ailleurs sceptique vis-à-vis du « raisonnement » d’Aristote dans lequel il ne voit qu'une  « belle idée ». Et, dans la continuité de cette interprétation moralisante de la catharsis, il propose de faire reposer sur l’ "admiration" l’effet moral de la tragédie plutôt que sur la terreur. Racine est beaucoup plus proche de ce que dit effectivement Aristote lorsqu'il écrit, en marge de son exemplaire du texte grec de la Poétique, que la tragédie « excitant la terreur et la pitié purge et tempère ces sortes de passions.  C'est-à-dire qu'en émouvant ces passions, elle leur ôte ce qu'elles ont d'excessif et de vicieux et les ramène à un état de modération conforme à la raison » (ce qui ne l'empêche pas d'ailleurs de souscrire à l'idée que la tragédie purifie les mœurs).

Le contresens habituel sur la catharsis, en dehors du caractère elliptique du texte d'Aristote et de la finalité morale que la doctrine classique veut à tout prix assigner à l'œuvre d'art, a peut-être une autre origine. En effet, la tragédie grecque, qui a un effet de « purgation » sur le spectateur, a souvent pour sujet, d'une certaine manière, une « purification ». Au Ve siècle, est toujours vivante l'idée suivant laquelle un crime, même légitime, laisse au criminel une « souillure » dont il doit se purifier. Le héros tragique criminel, même malgré lui  (Oedipe); sera « purifié » par son malheur. On peut voir un point de jonction entre la « purification » du héros et la « purgation » du spectateur dans l’aspect « sacrificiel » que garde éventuellement le spectacle tragique (le héros, bouc émissaire de la Cité); mais cela n’empêche pas que la catharsis selon Aristote ne soit un processus moral.

 

De la morale à la psychothérapie

 

Que la peinture de l'amour faite par la tragédie vise à purifier le spectateur de cette passion, et surtout le puisse, n'est d'ailleurs pas évident. On sait que Louis XIV fut un grand amateur de théâtre et il ne semble pas pour autant que la passion amoureuse ait été beaucoup "déracinée" en lui ! Dans son Paradoxe sur le comédien, Diderot fait bien apparaître l’extrême ambiguïté du fonctionnement « moral » de la catharsis : «  C’est surtout lorsque tout est faux qu’on aime le vrai … Le citoyen qui se présente à l’entrée de la Comédie y laisse tous ses vices pour ne les reprendre qu’en sortant. Là il est juste, impartial, bon père, bon ami, ami de la vertu ; et j’ai vu souvent à côté de moi des méchants profondément indignés contre des actions qu’ils n’auraient pas manqué de commettre s’ils s’étaient trouvés dans les mêmes circonstances ». Ce que Diderot dénonce ici c’est en fait une sorte de « neutralité » de la catharsis qui lui permet de fonctionner dans les deux sens : au lieu que le théâtre incite le méchant à se corriger, il lui permet de se « purger » des bons sentiments qui rendraient sa méchanceté moins efficace dans la société telle qu’elle est, c’est à dire corrompue. Seul le bon serait purgé de ses mauvais sentiments.

La critique de Diderot précède ici celle que fera Brecht du théâtre « aristotélicien ». Brecht dénonce la catharsis, inséparable pour lui de cette « acte psychologique très particulier : l'identification du spectateur aux personnages »,  une vision du monde et des rapports sociaux qui n'est que celle du dramaturge ».

Autre approche, tout à fait différente de la fonction cathartique du théâtre, celle d'Artaud. On peut considérer dans un premier temps que le théâtre selon Artaud se situe dans la continuité de l’interprétation médicale et mystique de la catharsis aristotélicienne, en particulier par le biais de la comparaison entre le théâtre et la peste. Comme la peste, le théâtre est un « délire communicatif » ; comme elle, il « est fait pour vider collectivement les abcès » ; comme elle, il est « une crise qui se dénoue par la mort ou la guérison ». Mais si le fonctionnement thérapeutique du théâtre de Artaud s’apparente à celui décrit par Aristote, sa finalité est autre et même à l'opposé. En effet il ne s'agit pas de permettre au spectateur « purgé» de réintégrer ensuite la société (ce que vise aussi le psychodrame moderne), mais au contraire de l'extraire de cette société, de l'en délivrer. Le spectateur d'Artaud ne va pas au théâtre pour puiser les forces qui lui permettront de participer au monde et de le sauver, il abandonne le monde pour faire son salut au théâtre. Le théâtre de Grotowsky se veut aussi lieu de salut pour l'acteur et, à travers lui, pour le spectateur. Comme Artaud, Grotowsky cherche à entrer en contact, à travers et au-delà des textes, avec la force essentielle des grands mythes de l'humanité, force que l'acteur, parvenu à se dépouiller de ses résistances individuelles, saura capter et réfléchir vers le spectateur, invité à atteindre la même « sainteté » que lui.

Aujourd'hui la notion de catharsis semble encore opératoire à condition de la maintenir dans la lignée d’Aristote, c'est-à-dire de la considérer comme une métaphore médicale. La psychothérapie, la psychanalyse ont d'ailleurs repris le terme même de catharsis. Ce que le Vocabulaire de la psychanalyse de LAPLANCHE et PONTALIS définit dans les entrées cathartiques, abréaction en particulier, permet tout à fait de reconsidérer la catharsis théâtrale dans la perspective moderne qui n'est pas du tout en contradiction avec la théorie aristotélicienne. Ainsi quand la psychothérapie cathartique est définie comme devant permettre de « se remémorer et d'objectiver par la parole l'événement traumatique et de le libérer ainsi du quantum d’affect qui le rendait pathogène », on voit tout de suite l'analogie réelle de cette visée avec celle de la tragédie grecque telle qu'elle est définie plus haut. Il semble bien d'ailleurs que l'opposition entre processus cathartique et attitude réflexive n'exclue pas leur coexistence de fait dans la réalité de la représentation théâtrale. Brecht lui-même, s’il recherche la distanciation, utilise aussi la « suggestion affective ». Ce qui importe c’est que l'identification du spectateur au personnage ne l'empêche pas de prendre une distance critique vis-à-vis du « discours » dont ce personnage est porteur. Ce va-et-vient (ou cette simultanéité) dialectique entre l’identification et la distance, la catharsis et la réflexion est facilement repérable et analysable, par exemple à propos du personnage de Groucha dans Le Cercle de craie caucasien. Brecht veut que le spectateur critique les raisons qui poussent Groucha à se charger de l'enfant, mais sait très bien qu'une certaine sympathie du public pour le personnage est inévitable.

Si, depuis Aristote, la réflexion sur la catharsis s’est avant tout exercée sur son fonctionnement dans le spectacle tragique et son rapport avec la terreur et la pitié, il conviendrait de ne pas oublier que le rire est lui aussi un processus cathartique. Il peut jouer pour l'individu le même rôle « hygiénique » et « conservateur » du groupe social (le rire suscité par la farce, le rire carnavalesque), mais il peut aussi, par la désacralisation qu'il opère, introduire à la distance critique (cf Ch. MAURON, Psychocritique du genre comique, Corti).

Texte repris d'un ouvrage réalisé pour l'Association Pouvoir de lire et Pouvoir d'écrire et Duculot de Book en 1979. Le collectif.

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