Marivaux, L'Île des esclaves : contexte et structure de l'oeuvre

Trivelin : « Vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir ; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c’est-à-dire humains, raisonnables, et généreux pour toute votre vie. » (L'Île des esclaves, scène II)

 

La date

Le 5 mars 1725, la troupe de Luigi Riccoboni des Comédiens-Italiens donne la première représentation de L’Île des esclaves à l’Hôtel de Bourgogne et obtient « beaucoup d’applaudissements » (compte rendu du journal Le Mercure, avril 1725) : vingt-et-une représentations consécutives en font un grand succès populaire (le plus grand que Marivaux ait connu de son vivant), « très suivi dans sa nouveauté », confirme le chroniqueur contemporain Desboulmiers. Cependant, la Cour, devant laquelle la pièce est jouée dès le 13 mars, lui réserve un accueil mitigé : « la petite fête dont on aurait pu se passer » montrant « des esclaves qui se réjouissent de ce qu’on a brisé leurs chaînes » (Le Mercure) dans le Divertissement final  ne semble guère avoir été appréciée ! - ce qui n’empêche pas une nouvelle programmation, avec La Double Inconstance, à la saison d’automne du Nouveau Théâtre-Italien à Fontainebleau.

Avec les succès d’Arlequin poli par l’amour (1720), de La Surprise de l’amour  (1722) et de La Double Inconstance (1723), Marivaux, qui a alors trente-sept ans, s’est déjà affirmé comme l'un des meilleurs auteurs du Nouveau Théâtre-Italien, à égalité avec Delisle de la Drevetière dont le public avait acclamé Arlequin sauvage (1721) et Timon le misanthrope (1722). Après le demi-échec du Dénouement imprévu au Théâtre-Français (décembre 1724), Marivaux revient aux Italiens qui ont gardé au répertoire l’Arlequin sauvage de Delisle et La Surprise de l’amour.

Le titre

Deux noms associés dans une forme de confrontation paradoxale, l’un connotant plutôt le bonheur (ludique), l’autre le malheur et la souffrance (dramatique), créent un horizon d’attente contradictoire (évasion/servitude) qui excite la curiosité et invite à entrer dans le jeu dramaturgique.

Le nom « île » dénote un espace géographique concret (une terre entourée d’eau de toutes parts) et connote un espace fantasmatique au sens étymologique (producteur d’images), voire psychanalytique :

  • un lieu proprement « exotique » (un ailleurs) associé à des éléments récurrents dans l’inconscient collectif : mer, plage, sable, palmiers, fleurs (images modernes de vacances et d’évasion touristique).
  • un lieu privilégié en rupture symbolique avec la civilisation : un endroit idéal pour situer une société proprement marginale, un autre mode de fonctionnement social (voir le principe de l'Utopie).
  • un paradis d’avant la naissance (le foetus dans le ventre maternel) et d’avant la civilisation (voir le mythe de l’Âge d’or dans "Les leçons de l'Antiquité").
  • un continent en miniature : aire de jeu pour (grands) enfants et/ou enfer de solitude, espace clos et proprement régressif dans le bien comme dans le mal : enclos comme le jardin (en grec paradis) des origines, où l’homme retrouve l’innocence de l’enfance, ou huis-clos comme la prison où peuvent se déchaîner les pulsions barbares primitives.

Le nom « esclaves » dénote un statut dans la société (opposé à celui de l’homme libre) et connote une époque et des images de dépendance dégradante (chaînes, boulets) :

  • l’Antiquité gréco-romaine où l’esclave est un simple outil de travail (voir Aristote dans "L'esclavage dans l'Antiquité") et fait partie de la familia (« famille » au sens moderne + domesticité) vivant dans la domus (maison) sous l’autorité absolue du paterfamilias  romain (il a droit de vie et de mort sur ses enfants et sur ses esclaves).
  • la colonisation de l’Amérique avec la traite des noirs d’Afrique (commerce triangulaire).

Le groupe substantif + complément de détermination, introduit par la préposition « de », suggère aussi bien la caractérisation (des esclaves vivent dans l’île ; y sont-ils prisonniers ? ) que l’appartenance, peut-être exclusive (des esclaves occupent l’île, sans mention d’une autre catégorie d’insulaires ; en sont-ils les seuls habitants ? ).

Composition

Marivaux dramaturge

En dehors d’un unique essai « de jeunesse », aussi laborieusement « cornélien » que fort peu concluant - La mort d’Annibal, tragédie en cinq actes et en alexandrins, représentée à la Comédie-Française le 16 décembre 1720 -, Marivaux dramaturge n’a composé que des comédies en un ou trois actes. En rupture avec les gloires du siècle précédent - Corneille trop d’héroïsme, Racine trop de passion, Molière trop de farce - , il a choisi de se forger un genre nouveau : plus modeste et moins tumultueux. Ce ne sera le théâtre d’aucun drame, d’aucun débordement, ni tragique, ni comique : les amours y seront sans larmes, la gaité sans effusion grossière.

Le public, lassé des comédies de mœurs « réalistes », comme Turcaret de Lesage (1709) qui met en scène le milieu corrompu de la finance, et de la grande tradition « classique » du Théâtre-Français, s’est entiché des fantaisies féériques et héroï-comiques du théâtre de la Foire devenu très populaire après l’expulsion des Italiens. L’Île des esclaves  s’inscrit dans cette mode (cadre exotique de l’île « antique », exubérance du jeu d’Arlequin) tout en marquant un tournant théâtral vers des préoccupations plus graves (la réflexion sociale et philosophique, voire politique) déjà amorcé par les comédies de Delisle de la Drevetière et de Piron (Arlequin Deucalion, 1722). L’île est le cadre quasi obligé du laboratoire expérimental de l’utopie depuis l’Utopia de Thomas More (1516).

Le théâtre classique du siècle précédent (tragédies de Corneille et Racine, pièces « à machines », comédies-ballets de Molière) a également familiarisé le public avec la fiction d’une Antiquité héroïque et/ou féérique. Pour Marivaux, farouche partisan des « Modernes » qui aime à railler le clan des « Anciens » dans la grande querelle esthétique opposant les auteurs du siècle, l’Antiquité n’est qu’un prétexte commode pour transposer son propos dans un exotisme temporel « classique » purement conventionnel. Si la référence est antique, elle n’en est pas pour autant grandiloquente : comme le « petit génie » d’Ésope à la cour  (comédie jouée par les Italiens à la fin du XVIIe siècle), Marivaux pourrait revendiquer la simplicité de son choix face à la grandeur tragique qui avait accoutumé le public à des personnages et des situations héroïques (« Les Grecs et les Romains ont épuisé les veilles / Des Racines et des Corneilles »).

L’Antiquité grecque - la Grèce, « le pays d’Athènes » (scène I) - fournit donc le premier cadre de référence : l’établissement d’une petite communauté - « des esclaves révoltés qui depuis cent ans sont venus s’établir dans une île » (scène I) - est des plus vraisemblables (surpopulation et disette ont entraîné le phénomène historique de la colonisation grecque en Méditerranée au VIIe siècle avant J.-C.) ; quelques allusions à la « république » dans la bouche d’Arlequin pourraient évoquer avec discrétion « la cité idéale » selon Platon (la République) ou encore l’univers des comédies d’Aristophane (on pense à L’Assemblée des femmes pour l’intrigue de La Colonie).

Le rapport maître/esclave, fondé sur un paternalisme des plus « classiques », s’inscrit aussi bien dans l’héritage aristotélicien (voir la Politique d’Aristote) que dans l’anthropologie de la société romaine : ainsi Iphicrate rappelle-t-il à Arlequin ce lien étroit qui lie la familia sur le modèle antique (les esclaves et la famille du maître élevés dans la même domus sous l’autorité du paterfamilias ) : « Tu es né, tu as été élevé avec moi dans la maison de mon père, le tien y est encore ; il t’avait recommandé ton devoir en partant ; moi-même, je t’avais choisi par un sentiment d’amitié pour m’accompagner dans mon voyage ; je croyais que tu m’aimais, et cela m’attachait à toi. » (scène IX). On notera encore que Marivaux voyait dans l’esclavage un facteur de la décadence romaine : « À quoi pouvait aboutir un pareil gouvernement, où le citoyen n’était ni sujet, ni libre, où il n’y avait que de lâches esclaves, qui affectaient une liberté qu’ils n’avaient plus, et un Maître hypocrite qui affectait d’observer une égalité dont il ne laissait que la chimère » (Réflexions sur les Romains ).

Mais l’Antiquité n’est ici qu’un prétexte : c’est bien la société de son temps et de son milieu que Marivaux a choisi de mettre en scène dans ses personnages de maîtres et de valets. Il reste possible que le choix connoté du terme « esclaves » (voir le titre, ci-dessus) ait pu suggérer au public une allusion indirecte au phénomène de l’esclavage contemporain (voir « La question de l’esclavage dans les sociétés européennes »), ainsi que pourrait le laisser entendre le commentaire du Mercure sur le divertissement final. La fête des « esclaves qui se réjouissent de ce qu’on a brisé leurs chaînes » a bien indisposé la Cour (voir la date, ci-dessus). Faut-il y voir une discrète invitation à partager les positions de tous ceux qui combattaient alors pour l’abolition de l’esclavage dans les colonies ?

Cependant, l’onomastique confirme bien les principes du double choix : d’une part les personnages à référence grecque comme point de départ de l’exotisme « utopique », de l’autre ceux qui appartiennent à la tradition italienne des comédies contemporaines, alors à la mode auprès du public populaire.

Iphicrate signifie en grec le pouvoir (crate) par la force (iphi) ; on trouve un Iphicrate vieux général d’armée dans Ésope à la cour, personnage « dur de coeur » dans Timon le misanthrope et prince amant d’Ériphile dans Les Amants magnifiques  de Molière (1670). Euphrosine signifie la joie et le plaisir : c’est le nom porté par l’une des trois Grâces de la mythologie grecque. Quant au nom de Cléanthis, il est formé des racines « gloire, renommée » (klé-) et « fleur » (anth-) ; une Cléanthis - dotée d’une langue « aussi bien pendue » que la Cléanthis de Marivaux ! -  est l’épouse de Sosie et la servante d’Alcmène dans l’Amphitryon de Molière (1668).

Arlequin appartient, bien entendu, à la tradition de la commedia dell’arte, comme Trivelin : le premier a perdu son statut virtuel d’esclave antique pour apparaître comme un serviteur d’époque contemporaine aux yeux du public ; le second, figure traditionnelle de valet dans la comédie à l’italienne, est devenu une sorte de « sage », porte-parole « didactique » de l’esprit philosophique cher à Marivaux, sur l’île dont il représente l’autorité gouvernante.

Si l’unité de lieu ne fait guère de doute (rarement Marivaux aura donné autant d’indications de décor en ouverture de ses pièces) - une île, espace symbolique entre deux mondes, entre nature (« une mer et des rochers », « quelques arbres ») et culture (« des maisons ») - , l’unité de temps reste beaucoup plus floue : les protagonistes - et le public - apprennent de Trivelin que leur « cours d’humanité » est fixé à trois ans (« nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains », scène II), puis le maître du jeu annonce une période de huit jours (« Vous avez huit jours  à vous réjouir du changement de votre état », scène II) ; pourtant, l’expérience semble tourner au plus court : elle s’achève de manière plutôt brutale dès que les esclaves renoncent à jouer les maîtres (« Vous partirez dans deux jours », scène XI).

Les contemporains de Marivaux furent sensibles aux qualités esthétiques de la pièce (structure bien resserrée, morceaux de bravoure bien agencés, ensemble bien fini) et mélodramatiques (on vante « les sentiments généreux » et « les pleurs délicieuses »), le public d’aujourd’hui est plus sensible à son contenu et à sa portée « idéologiques ». Au-delà des conventions du jeu théâtral et de la morale clairement affichées, elle produit tout une mécanique de pulsions et de tensions non résolues, révélatrices d’une époque au bord de l’explosion. Les mises en scène modernes en ont souvent forcé le trait pour manifester l’ambiguïté du propos (révolutionnaire ? réactionnaire ? marxiste ? chrétien progressiste ou conservateur ?).

Les objectifs d’écriture

Avec son Île des esclaves, Marivaux choisit la voie/voix de la « comédie philosophique » telle que l’avait déjà pratiquée son contemporain Delisle de la Drevetière et telle que l’a définie Le Mercure  dans le compte rendu de Timon le misanthrope (janvier 1722) : un « nouveau genre de comédie qui a été inconnu aux Anciens et aux Modernes, et qui ne ressemble en rien de ce qu’on a vu jusqu’à présent. Tout est simple, naïf, et la métamorphose est employée avec tant d’art qu’elle fait sortir la vérité toute nue du sein de la nature, et le comique de la nature et de la vérité. »

Le sujet et la forme sont donc tout à fait dans « l’air du temps » (voir le succès des Lettres persanes), cependant que la pièce s’inscrit dans trois traditions plus anciennes :

  • celle (littéraire) de l’Âge d’or des mythes antiques, reprise par Fénelon (Les Aventures de Télémaque, fin du VIIe livre), qui imaginent un pays clos sur lui-même, proprement paradisiaque (l’île des Bienheureux), où tout viendrait à profusion - d’où aucun besoin, donc aucun travail, aucune envie, aucun conflit pour les heureux mortels qui y vivent en toute innocence (au sens premier du terme), loin de la corruption du monde.
  • celle (sociale) des Saturnales de l’Antiquité romaine reprises par le Carnaval, qui permettaient l’inversion des conditions (l’esclave commandait au maître le temps de la fête). D’où la célèbre formule du critique Sainte-Beuve à propos de la pièce de Marivaux : « Ce sont les saturnales de l’Âge d’or » (Causeries du lundi, tome IX, 23 janvier 1854).
  • celle (littéraire et sociale) de l’utopie, qui, à la suite de son inventeur Thomas More, s’est épanouie dans de nombreux récits liés à un contexte historique de crise des valeurs et de remise en cause sociale. La construction de mondes imaginaires permet la critique, voire la satire du monde réel, tout en proposant des règles de vie plus conformes au devoir de raison et de générosité de « l’honnête homme ».

De ce fait, la comédie est proche de l’apologue philosophique, voire de la parabole à forte connotation religieuse, ce qui pose le principe même de la « fable », au double sens d’intrigue théâtrale et de genre littéraire (les fables d’Ésope ou de La Fontaine, pour rester plus près du public de Marivaux).

C’est aussi une comédie « sociale » puisqu’elle met en jeu les rapports d’autorité qui opposent les êtres humains vivant en société, sans être une « pièce à thèse » où l’auteur assènerait des positions de principe intangibles (c’est pourtant ce que certaines mises en scène « marxisantes » ont pu laisser croire). Ce que le contexte économique et social de 1725 pouvait offrir comme manifestation concrète du bouleversement de la hiérarchie des conditions - voir les conséquences de la banqueroute de Law : « Que de valets servis par leur camarades et peut-être demain par leurs maîtres ! » (Montesquieu, Lettres persanes, lettre 138) - est ici relayé - « désamorcé » ? au sens d’une bombe prudemment « désactivée » - par la dimension ludique d’une institution au rituel très ancien (l’inversion des Saturnales).

De fait, l'œuvre est avant tout un « objet » théâtral : le devoir de réflexion ne doit pas occulter le plaisir du jeu. Fidèle à la fameuse devise de Molière, castigare ridendo mores  (« châtier les moeurs en riant »), Marivaux mélange les registres, les tons et les effets : du rire à la gravité, du ludique au pathétique, voir au tragique, de la parodie à la satire et à l’édification morale.

Entre l’implicite de la suggestion et l’explicite fortement didactique, entre l’esquisse légère et la caricature appuyée, Marivaux met en scène deux sociétés :

  • celle qu’il fustige : celle du paraître, la société contemporaine des gens qui se disent « de qualité » ;
  • celle qu’il recommande : celle de l’être, une société « idéale » fondée sur le respect mutuel et la générosité.

Cette confrontation lui offre diverses occasions de dénoncer la vanité (au double sens étymologique du latin vanitas, la vacuité de l’être et sa vantardise) des comportements humains, toutes les vanités :

  • celle du maître (dominus) dans son rapport d’autorité ;
  • celle de la femme (domina, la maîtresse, devenue la « dame » de la littérature courtoise) dans son rapport de séduction ;

l’un comme l’autre se révélant présomptueux dans le pouvoir de domination qu’il/elle se donne sur l’Autre (valet dans son service de subordonné, galant dans son service d’amour).

La pièce est bien dans la ligne du Marivaux « philosophe » auteur d’articles de journaux (Lettres sur les habitants de Paris, Le Spectateur français, Le Cabinet du philosophe, L’Indigent philosophe) et moraliste lucide : « C’est un cercle de vicissitudes qui enveloppe le monde, c’est partout misères communes » (L’Éducation d’un prince). Elle s’inscrit dans la trilogie des îles « utopiques » avec L’Île de la raison (1727) et La Colonie (1729) et, plus largement, dans le champ de l’expérimentation morale dont La Dispute  (1744) offrira un exemple plus tardif.

Structure de l’œuvre

Un seul acte, onze scènes (la pièce la plus « mince » de Marivaux) : L’Île des esclaves  fait partie des « petites pièces » de Marivaux où le choix de la concision impose un impératif de stylisation.

I : scène d’exposition.

II à V : première phase de la rééducation des maîtres, portraits satiriques dressés à la demande de Trivelin (l’action est guidée par l’esprit réformateur des législateurs insulaires).
Composition des « couples » maîtres/valets (Euphrosine/Cléanthis, Iphicrate/Arlequin) qui interviennent successivement sans confusion, ni même communication des sexes.

VI (scène charnière) : parodie galante jouée par Arlequin et Cléanthis pour donner à leurs maîtres accablés le spectacle de leurs ridicules. Composition du couple valet/servante (Arlequin déclare sa flamme à Cléanthis) : on remarquera que l’esquisse d’un couple symétrique des maîtres selon le schéma typiquement marivaudien (voir, entre autres, Arlequin/Lisette et Dorante/Silvia dans Le Jeu de l’amour et du hasard) tourne ici au plus court : seule la didascalie « Iphicrate et Euphrosine s’éloignent en faisant des gestes d’étonnement et de  douleur » pourrait suggérer un hypothétique rapprochement des deux personnages - mais la suite en dit long sur le chassé-croisé des regards : « Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin Euphrosine »). Projet de recomposition des couples (Cléanthis/Iphicrate, Arlequin/Euphrosine) selon une pulsion du désir qui conduit au bord de la transgression : « Arlequin et Cléanthis s’oublient à tel point dans leur nouvelle fortune, qu’ils projettent un double mariage : savoir du valet avec la maîtresse, et du maître avec la servante » (Le Mercure, avril 1725).

VII à X : Trivelin disparu, les esclaves, seuls, ont l’initiative de la suite de la « cure » (deuxième phase). L’action « réformatrice » des personnages est désormais entièrement dévolue à leur désir, voire à leur pulsion de revanche (fantasme de la possession de la maîtresse par l’esclave). Échec de la tentative de séduction d’Euphrosine par Arlequin (VIII) ; l’intrusion du désir, ici facteur de déséquilibre, se solde par un spectaculaire retournement de situation : Arlequin renonce à la traditionnelle grivoiserie héritée de son type italien, face aux accents « raciniens » d’Euphrosine ; il en reste proprement « interdit » et métaphoriquement impuissant (« J’ai perdu la parole »). Du coup, le face à face Arlequin/Iphicrate (IX) paraît beaucoup moins pathétique.

XI (scène bilan) : Trivelin réapparaît pour convoquer tous les personnages et les inviter aux réjouissances finales, selon la convention propre au dénouement traditionnel des comédies.

On remarquera qu’il n’y a pas de recherche systématique de symétrie dans les situations des « couples » maîtres/valets, contrairement aux habitudes dramaturgiques de Marivaux : pas de scène parallèle où Cléanthis séduirait Iphicrate, ni de scène entre maîtres Iphicrate/Euphrosine, ce qui semble marquer l’effacement d’Iphicrate, maître au demeurant bien falot (il n’a même pas droit à une « belle tirade », contrairement aux autres personnages), au profit d’Euphrosine, posée comme objet de désir.

Quant à Trivelin, il ordonne le jeu (au double sens de structurer et commander) : il distribue les rôles, guide les acteurs, fixe le canevas à partir duquel ils improvisent, à la façon d’un metteur en scène démiurge. En cela il participe de ce procédé typiquement marivaudien de « théâtre dans le théâtre », dont Jean Rousset analyse le fonctionnement en termes de « double registre » (« Marivaux ou la structure du double registre », Forme et Signification, Corti, 1963) : d’un côté des personnages de « second » plan (au sens qu’ils ne sont pas acteurs directs de l’intrigue) promus spectateurs et/ou metteurs en scène des événements (les valets), de l’autre des personnages de « premier » plan (au sens qu’ils jouent le premier rôle de « protagoniste »), acteurs de ces événements (les maîtres).

Il est particulièrement significatif de constater que le discours de Trivelin, du fait même de cette structure, fonctionne lui aussi selon deux modes :

  • le mode général : le discours s’adresse à tous (maîtres et valets, acteurs et spectateurs) avec une solennité sentencieuse aussi bien accusatrice (les maîtres accusés d’inhumanité) que moralisatrice (la leçon du « cours d’humanité », scène II).
  • le mode particulier : le discours s’adresse en aparté aux seuls maîtres (et au public, bien entendu !) , introduisant une complicité objective pour rappeler qu’il ne s’agit là que d’un jeu (celui de l’inversion) dont la fin ne saurait manquer de ramener l’ordre initial ; voir en particulier la scène IV où Trivelin console Euphrosine (« Ne vous impatientez point ») : faut-il y voir l’indice d’une pulsion de désir pour la maîtresse, parallèle à celle d’Arlequin ? (auquel cas il renforcerait la démonstration du pouvoir de séduction fondamental de la coquette).

De ce fait, la portée même des diatribes égalitaires comme celle des préceptes humanistes se trouve relativisée dans ce qu’ils pouvaient avoir de « subversif » : une façon de « désamorcer » la gravité des enjeux que renforce encore le jeu d’Arlequin, entre parodie ludique et didactisme philosophique.

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