Antigone et Électre Deux adolescentes, deux héroïnes tragiques

  1. Voir le « Lexique des mots-concepts grecs pour lire le mythe et la tragédie en classe ».
  2. Voir les deux grandes « familles à histoires » de l’univers tragique, « Les Atrides » et « Les Labdacides », ainsi que le "Lexique des dieux, héros, personnages et lieux dans les tragédies d'Antigone et d'Électre".
  3. Voir Carl Gustav Jung, Entretiens avec R. Evans, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1970.
  4. Voir Les Choéphores d’Eschyle, Électre de Sophocle et Électre d’Euripide, ainsi que l’article « Sophocle et Lagarce, confrontation autour du lien fraternel ».
  5. Dans "Solvuntur objecta", paru en 1910 sous le titre Victor-Marie, comte Hugo, Gallimard, Paris, 1934.
  6. « Un élément essentiel de la pensée occidentale est né dans la littérature grecque : le tragique sort de la tragédie ; puis il revient constamment provoquer la réflexion philosophique et l’action politique, au point qu’on peut considérer les philosophies les plus actives et les révolutions les plus décisives de l’ère moderne comme des efforts pour affronter un défi lancé, il y a vingt-cinq siècles, sous le ciel grec. » (Jean-Marie Domenach, « Tragique et tragédie » dans Le Retour du tragique, Points/Seuil, 1967)
  7. George Steiner, La Mort de la tragédie, 1961, Gallimard, 1993.
  8. Ismaïl Kadaré, Eschyle ou l’Éternel perdant, Fayard, 1988.

Antigone : « Je ne suis pas née pour partager la haine, mais l’amour. »
Sophocle, Antigone, vers 523


Électre : « Le malheur force à être méchant. »
Sophocle, Électre, vers 309

Filles et sœurs

Deux très jeunes filles dans un monde de héros, rois ou princes, deux adolescentes qui ont oublié l’insouciance de leur âge - mais l’ont-elles jamais éprouvée ? - pour s’imposer une mission avec une volonté inébranlable et farouche : Antigone et Électre.
Fille d’Œdipe, roi de Thèbes, et fille d’Agamemnon, roi d’Argos, en un temps - mythique et antique - où une femme est bien d’abord « fille de... ».
Sœur de Polynice et sœur d’Oreste, dans une dynastie où l’héritier mâle doit porter le poids de la malédiction familiale. Elles sont prêtes à tout pour l’affection de ce frère, mort ou vivant. Leur histoire pourrait s’appeler philadelphia (« l’amour du frère ») ; car un époux ou un enfant peuvent se "remplacer", pas un frère : « puisque ma mère et mon père sont partis dans l’Hadès, la perte d’un frère n’est plus réparable » (Sophocle, Antigone, vers 911-912).
Dans le culte du père et le dévouement au frère, chacune croit construire son destin. Mais qui peut échapper à la loi de l’Anankè1 ?

Leur histoire, mythique et tragique, se déroule avec les mêmes accents pathétiques, les mêmes élans et les mêmes tourments.
Même fardeau de l’hérédité familiale : comment vivre simplement et heureusement quand on est la dernière représentante des Atrides ou des Labdacides2 ?
Même détresse : princesses de sang royal, elles sont condamnées à la misère pour être restées fidèles à leur père. Antigone, qui conduit Œdipe aveugle sur les chemins de l’exil, « va pieds nus, sans pain, à travers les forêts sauvages. Elle subit les averses et les brûlures du soleil. Elle se résigne à ne pas avoir de foyer pourvu que son père ait de quoi se nourrir » (Sophocle, Œdipe à Colone, vers 345-352). Électre, qui vit dans le souvenir d’Agamemnon assassiné, n’est plus qu’une pitoyable prisonnière au palais familial : « Comme une humble étrangère, je remplis des fonctions d’esclave dans la maison de mon père, couverte de ces vils habits, à peine nourrie de pauvres aliments », se lamente-t-elle (Sophocle, Électre, vers 189-192).
Cet attachement au père, indéfectible, voire passionné dans le cas d’Électre, n’a pas manqué de retenir l’attention de la psychanalyse. En 1913, Carl Gustav Jung reprend le désormais "classique" schéma du complexe œdipien, fixé par Freud, pour définir à son tour un "complexe d’Électre" comme "forme féminine du complexe d’inceste"3. Clytemnestre en devinait déjà la manifestation en apostrophant ainsi sa fille avec une amertume lucide : « Ma fille, la nature t’a faite pour chérir toujours ton père. Ainsi va le monde : les uns préfèrent leur père, les autres aiment mieux leur mère. » (Euripide, Électre, vers 1102-1104). Jean Giraudoux (Électre, 1937) retiendra bien la leçon en exacerbant cette haine viscérale et jalouse qui déchire la mère et la fille chez Euripide.
Le frère tant aimé, image de substitution traditionnelle du père, est naturellement l’autre pôle de cet amour filial. « Ah ! Si seulement, comme un nuage emporté par le vent, je pouvais voler à travers les airs auprès de mon frère chéri, pour me suspendre à son cou et serrer dans mes bras, après si longtemps, le malheureux exilé ! », s’exalte la petite Antigone venue voir l’armée de Polynice du haut des remparts (Euripide, Les Phéniciennes, vers 163-167). Et il n’y a qu’à lire chez les trois tragiques grecs la fameuse "scène de reconnaissance" d’Oreste par Électre4 pour ressentir toute l’émotion de la sœur qui retrouve son frère adoré après de longues années d’absence. « Ô cher Oreste, ô mon frère, nom le plus doux pour une sœur, toi qui n’es qu’une âme avec elle ! » (Euripide, Oreste, vers 1045-1046).

Tendresse et dureté

Cependant, la dévotion au père et au frère n’exclut pas une émouvante sensibilité féminine chez ces adolescentes qui aspirent malgré tout au bonheur des filles de leur âge. L’une comme l’autre voudraient se marier - comme en témoigne la discrète mais pathétique figure d’Hémon, le fiancé d’Antigone chez Sophocle -, l’une comme l’autre souffrent de leur solitude. C’est Antigone qui l’exprime sans doute avec le plus d’émotion au moment de la "descente au tombeau", où elle va être enterrée vivante : « Sans consolations, sans amis, sans époux, me voici engagée dans la route fatale ; je ne verrai plus l’éclat sacré du jour » (Sophocle, Antigone, vers 877-880). Quant à Électre, certes, elle épouse le fade Pylade, l’inséparable ami d’Oreste, mais ce mariage imposé ressemble à un enterrement : sur le point de partir loin des siens, comme en exil, la jeune femme fait à son frère des adieux déchirants (Euripide, Électre, vers 1308-1341).

Tendresse et dureté : dans la force d’une volonté qui ne saurait fléchir, Antigone et Électre manifestent un caractère indomptable. « L’esprit inflexible du père se reconnaît dans le caractère inflexible de la fille ; elle ne sait point céder à l’infortune » (Sophocle, Antigone, vers 471-472). « Ô toi, qui joins un cœur viril aux grâces qui te distinguent entre toutes les femmes », admire Oreste face à l’énergie de sa sœur (Euripide, Oreste, vers 1204-1205).
Dures, elles peuvent l’être jusqu’à la méchanceté, lorsqu’elles rabrouent une sœur trop timorée (Chrysothémis, sœur d’Électre, et Ismène, sœur d’Antigone) que Sophocle a placée à leurs côtés comme un "faire-valoir", en guise de "repoussoir" face à leur caractère si bien trempé : « Je n’aime pas ceux qui n’aiment qu’en paroles. […] Nous avons choisi, toi la vie, moi la mort ”, jette avec mépris Antigone à Ismène (Sophocle, Antigone, vers 543 et 555). Jusqu’à la haine d’Électre, qui manifeste cette « cruauté de jeune Atride » dont parle si bien Charles Péguy à propos du théâtre de Racine5 ; son excitation avide de sang maternel en manifeste toute la violence, chez Sophocle, comme chez Euripide, au moment du matricide ; c’est elle qui arme véritablement le bras vengeur d’Oreste : « Frappe, redouble les coups ! » lui crie-t-elle depuis la porte du palais (Sophocle, Électre ,vers 1416). On découvre ici une sorte d’Antigone sombre, « née pour haïr », entièrement absorbée par la punition de la mère adultère et de l’amant meurtrier.
Avec la même détermination, celle du "tout ou rien", Antigone et Électre comptent au nombre de ces « dix ou quinze femmes à histoires » qui « ont sauvé le monde de l’égoïsme », mais aussi « du bonheur », car « le bonheur n’a jamais été le lot de ceux qui s’acharnent » : elles sont « la vérité sans résidu, la lampe sans mazout, la lumière sans mèche », pour reprendre les mots mêmes de Giraudoux (Électre, acte I, scène 2 et scène 13). Toujours tendues vers un but unique - enterrer Polynice pour l’une, tuer Clytemnestre et Égisthe pour l’autre - , c’est leur acte qu’elles revendiquent avec orgueil : ni l’une ni l’autre n’admet d’en partager la responsabilité (Antigone rejette Ismène, Électre s’affirme comme instigatrice du matricide).

Deux très jeunes filles dans un monde violent, un monde de guerre et de pouvoir, un monde tragique. Au théâtre, leur destin s’inscrit comme « un défi lancé, il y a vingt-cinq siècles, sous le ciel grec » pour reprendre les mots de Jean-Marie Domenach6. Puisque « la tragédie nous répète que le domaine de la raison, de l’ordre et de la justice est terriblement limité, et que nul progrès de notre science ou de nos moyens techniques ne l’élargira »7, elle nous invite à écouter la voix de ces deux héroïnes, fragiles et fortes à la fois : elle n’a pas fini de résonner, car, selon la belle formule d’Ismaïl Kadaré8, « les palais des Atrides sont plus nombreux que jamais de par le monde. »

  1. Voir le « Lexique des mots-concepts grecs pour lire le mythe et la tragédie en classe ».
  2. Voir les deux grandes « familles à histoires » de l’univers tragique, « Les Atrides » et « Les Labdacides », ainsi que le "Lexique des dieux, héros, personnages et lieux dans les tragédies d'Antigone et d'Électre".
  3. Voir Carl Gustav Jung, Entretiens avec R. Evans, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1970.
  4. Voir Les Choéphores d’Eschyle, Électre de Sophocle et Électre d’Euripide, ainsi que l’article « Sophocle et Lagarce, confrontation autour du lien fraternel ».
  5. Dans "Solvuntur objecta", paru en 1910 sous le titre Victor-Marie, comte Hugo, Gallimard, Paris, 1934.
  6. « Un élément essentiel de la pensée occidentale est né dans la littérature grecque : le tragique sort de la tragédie ; puis il revient constamment provoquer la réflexion philosophique et l’action politique, au point qu’on peut considérer les philosophies les plus actives et les révolutions les plus décisives de l’ère moderne comme des efforts pour affronter un défi lancé, il y a vingt-cinq siècles, sous le ciel grec. » (Jean-Marie Domenach, « Tragique et tragédie » dans Le Retour du tragique, Points/Seuil, 1967)
  7. George Steiner, La Mort de la tragédie, 1961, Gallimard, 1993.
  8. Ismaïl Kadaré, Eschyle ou l’Éternel perdant, Fayard, 1988.
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