Notes
- « Hydre absolue, ivre de ta chair bleue, / Qui te remords l’étincelante queue / Dans un tumulte au silence pareil… » Paul VALÉRY, Charmes, 1922, « Le cimetière marin » (avant-dernière strophe).
- « Ἴσως δὲ καὶ ὁ «Ἀτρεὺς» ὀρθῶς ἔχει. Ὅ τε γὰρ τοῦ Χρυσίππου αὐτῷ φόνος καὶ ἃ πρὸς τὸν Θυέστην ὡς ὠμὰ διεπράττετο, πάντα ταῦτα ζημιώδη καὶ ἀτηρὰ πρὸς ἀρετήν. (…). τοῖς δ᾽ ἐπαΐουσι περὶ ὀνομάτων ἱκανῶς δηλοῖ ὃ βούλεται ὁ «Ἀτρεύς.» Καὶ γὰρ κατὰ τὸ ἀτειρὲς καὶ κατὰ τὸ ἄτρεστον καὶ κατὰ τὸ ἀτηρὸν πανταχῇ ὀρθῶς αὐτῷ τὸ ὄνομα κεῖται. » (Platon, Cratyle, 395 a-c).
- Jusqu’à Florence Dupont, qui partage la pièce en « scènes », les traductions françaises, tributaires du modèle classique, parlent d’actes, lesquels alternent avec les interventions du chœur, sur la base de la structure grecque. Cette question terminologique ne change rien à la structure profonde de la tragédie, et surtout elle ne doit pas masquer l’essentiel, à savoir les libertés prises par Sénèque par rapport au modèle grec.
- Voir l’ouvrage classique de Lucien Goldmann, Le Dieu caché, étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1959.
Introduction
Il y a chez Sénèque une rêverie de la volonté qui est une rêverie du corps, dépassant la doctrine stoïque pour tout emprunter au théâtre. Philosophie, dramaturgie, la méditation est une, et transgresse les étiquetages génériques pour se fondre en une seule quête, celle d’un poète au sens grec, celui qui crée les figures de ses obsessions.
En mots, rythmes et jeu, Sénèque interroge inlassablement cette Hilflosichkeit que Freud associera un jour à la condition du nourrisson et du petit d’homme : la détresse d’un corps vivant assigné à exister là où il ne l’a pas choisi. « Te eripe », « arrache-toi [de là] » se dit Thyeste sentant le piège se refermer sur lui (Thyestes, v. 428) ; « vindica te tibi », « réclame-toi à toi-même », c’est le mot d’ordre qui ouvrira bientôt les Lettres à Lucilius. On aurait tort de n’y voir qu’un conseil purement moral. À peine deux ans encore et le philosophe « choisira », sur ordre du tyran, d’ouvrir les vannes du sang sur son propre corps, juste le temps de s’en expliquer en une ultime leçon. Accédant au martyre socratique, Sénèque devient à son tour un sujet classique pour les peintres (David, Noël Hallé…) et les dramaturges (Tristan L’Hermite) : seul auteur tragique, peut-être, à être devenu lui-même personnage de tragédie.
Les mots du poète, premier levier dramatique
L’étude qu’on va lire invite à se laisser guider par les mots du poète comme entrée primordiale dans le travail du dramaturge. Les poètes sont du parti de Cratyle, interlocuteur de Socrate dans un célèbre dialogue éponyme : problématique théorisée et mise en œuvre par de grands artisans du Verbe, de Mallarmé à Ponge, auteurs, c’est-à-dire « augmenteurs » de la langue qui opposent un principe de nécessité au hasard des mots, reliant le sens et le son comme par causalité « naturelle ». Ce n’est pas, bien sûr, qu’ils y « croient », qu’ils croient par exemple que les héros, fruits de l’amour, ne s’appellent ainsi qu’en référence à Eros, l’amour (exemple célèbre repris à Cratyle) : mais entre le mythe cratylien pris au(x) pied(s) de la lettre, et l’arbitraire du signe érigé en loi linguistique, une voie tierce existe, qui procure une motivation interne à l’emploi des mots. Motivation tantôt issue diachroniquement de l’étymologie : « hydre absolue » dira Valéry évoquant, dans une figure à la fois mythologique et étymologique du « Cimetière marin », le monstre serpentin à multiples têtes que peut devenir la mer, cette eau (hydôr en grec), libérée de toute entrave (ab-soluta, en latin)1. Motivation créée, synchroniquement, par le réseau sémantique et poétique que tissent dans l’œuvre les occurrences du même mot, leur contexte, et leur jeu avec des mots de proche sonorité.
C’est ce double cheminement auquel nous convie, en latin, le noir : « ater », dans le Thyeste de Sénèque, tragédie dont Thomas Jolly a signé au Festival d’Avignon 2018 une importante mise en scène. Thyeste est victime, on le sait, de la plus atroce des vengeances : devenir consommateur de la chair de ses propres enfants, lors d’un banquet anthropophage travesti en banquet de réconciliation par son frère jumeau Atrée. Le nom grec d’Atrée, Atreús, ressemble comme un frère à l’adjectif atreús, « intrépide, qui ne tremble pas » : s’il ne marque pas l’origine d’une malédiction familiale qui remonte à Tantale (lequel est présent en ouverture, on va le revoir), il inaugure la lignée des Atrides, destinée, avec les Labdacides d’où descend Œdipe, à s’illustrer comme l’une des deux grandes familles tragiques du répertoire grec aujourd’hui conservé.
Avant de s’engager sur la route lexicale et latine qui s’ouvre, une précaution linguistique est nécessaire. Qu’il puisse y avoir pour un auditeur grec ou latin, comme de nos jours, contamination poétique et donc sémantique entre des mots qui se ressemblent, est attesté par Platon précisément dans le Cratyle déjà cité, où Socrate ne dédaigne pas de jouer avec les rencontres phonétiques, et de s’amuser à mimer le point de vue de Cratyle en incluant les Atrides dans ses exemples. Après avoir trouvé Agamemnon bien nommé, parce qu’ « [il] a bien l'air d'un homme capable de supporter tous les travaux et toutes les fatigues, pour mener à bien ses projets à force de constance » (Cratyle, 395a), Socrate se plaît à penser (395b) que le nom d'Agamemnon « signifie qu'il était admirable, agastos, par sa persévérance, epimonê ». Il ajoute :
Le nom Atrée est juste lui aussi : la part qu'il prit au meurtre de Chrysippe, et sa conduite atroce envers Thyeste, tout cela était nuisible et outrageant, atêra, pour la vertu, aretê. (…) Ceux qui sont versés dans l'intelligence des noms voient bien ce que veut dire Atrée : car soit dans le sens de ateires, inhumain, (395c) soit dans celui de atrestos, audacieux, ou de atêros, outrageant, de toute manière le nom lui convient. 2
En faisant ces gammes sur la motivation d’un nom, Socrate ne s’embarrasse donc ni de scrupules morphologiques, ni de décompte syllabique rigoureux : la paronymie lui suffit. De même, le nom de Thyeste qu’on l’estime sémantiquement déterminé ou pas, ne peut pas ne pas évoquer la racine thyê, liée au sacrifice, qu’on retrouve dans thyêlê, le sacrifice, thyêpolos, celui qui sacrifie, ou encore thyêphagos, celui qui mange le sacrifice… Le public cultivé, c’est-à-dire hellonophone, de Sénèque ne pouvait qu’entendre ces échos en écoutant la tragédie de Thyeste. Mais en latin le nom d’Atrée, Atreūs, présente de surcroît une parenté phonétique avec la famille de l’adjectif āter, ātra, ātrum, « noir », dont le Dictionnaire étymologique de la langue latine d’Ernout-Meillet atteste qu’il « implique souvent une valeur de terreur, de malheur, de mort » et que « ce caractère affectif de l’adjectif explique qu’il soit souvent employé en poésie ». La connotation funeste n’est cependant pas systématique, puisque d’un point de vue astrologique sont désignés du nom d’atri dies les « jours noirs » qui correspondent, après la pleine lune, à la lune descendante. Ernout-Meillet donne encore atra bilis, « la bile noire », d’où viendra l’adjectif médical puis psychologique « atrabilaire », comme l’équivalent latin de la melan(g)-cholia grecque, la mélancolie. Sur la racine d’āter, réduite par la suffixation, se construit l’adjectif atrox, ancêtre exact du français « atroce », avec cette hypothèse, pour nous particulièrement intéressante, que le morphème « -ox » aurait pu être « un mot-racine signifiant : aspect, visage », mais dont la valeur sémantique se serait perdue.
Dans ătrōx, le a est bref et le ō long ; dans Atreūs le a est bref de même. Mais āter et ătrōx sont reliés par une parenté semblable au couple ācer/ăcerbus (Ernout-Meillet, ibid.). Si le français peut encore percevoir un écho phonétique entre Atrée et l’atrocité, en revanche la proximité d’Atreus avec ater, le noir, est pour nous perdue : notre « noir » français vient de niger, nigra, nigrum, adjectif synonyme et « concurrent » d’ater. Il faut donc, pour plonger au cœur des ténèbres poétiques de Thyeste, et tenter d’en saisir la force d’auto-engendrement, reprendre la piste des mots latins eux-mêmes.
Voyage au cœur du lexique originel
Nous traçons deux pistes lexicales essentielles dans les traductions proposées ci-dessous : d’une part la piste du noir et des ténèbres, dans l’intégralité des occurrences du paradigme ater, de façon à permettre de saisir leur ballet sémantique avec les occurrences du nom d’Atrée prononcé dans le dialogue ; d’autre part l’apparition d’atrox, l’atroce, dérivé d’ater par suffixation. Restera donc perdue pour tous les traducteurs, en français, la parenté sonore qui pouvait unir en latin Atrée et ater, celle que nous allons tenter de restituer.
La mise en scène de Thomas Jolly au Festival d’Avignon 2018 nous servira régulièrement d’illustration, c’est-à-dire de mise en lumière – là où la tragédie sénéquienne choisit justement d’en manquer, afin de déployer tout le spectre d’un clair-obscur infernal.
Ouverture et extension du domaine de la nuit
« Acte » I, ou scène I, à valeur de prologue : L’ombre de Tantale, la Furie
Le chœur
La première grande subdivision de la tragédie, qu’on la baptiste « acte » ou « scène »3, remplit le rôle d’un prologue : les personnages qui y apparaissent ne reviendront plus par la suite, et surtout, loin de se contenter d’assurer une conventionnelle exposition, ils vont en déterminer secrètement, mais puissamment, le cours.
[4] (Tantali umbra) |
L’ombre de Tantale |
[49] (Furia) |
La Furie |
[70] (Tantali umbra)
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L’ombre de Tantale
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Les personnages de cet acte à valeur de prologue sont les seuls surnaturels de la tragédie : ici un mort-vivant, ressuscité le temps de cet échange liminal, Tantale, aïeul des personnages qu’on va voir agir ensuite, l’un des grands suppliciés des Enfers, condamné pour avoir eu l’idée démente de défier les dieux en leur offrant en nourriture son propre fils, Pélops ; là Mégère, une Furie, divinité infernale, proche parente des Érinyes grecques, puissance des ténèbres reliée au cycle archaïque des vengeances de clan, à la loi du sang qui appelle le sang – celle précisément qu’Athéna réussit à enrayer dans Les Euménides, qui clôture la trilogie eschylienne. Cette apparition surnaturelle est la seule incarnation d’une divinité qu’on verra et entendra dans la tragédie, qui pour le reste sera littéralement a-thée : Zeus y sera, ou choisira d’y être, un dieu caché (une dramaturgie dont se souviendra un jour la tragédie janséniste4), et aucune justice transcendante, même désespérément invoquée, n’interviendra. La Furie, donc, ou une volonté supérieure mais invisible la faisant agir, a tiré des Enfers Tantale, qui y subit éternellement le martyre de la faim et de la soif, non loin de mets et d’une source qui se dérobent à lui en permanence. Émerge ainsi sur la scène tragique un fragment infernal, un « bloc » de noirceur tiré de l’Hadès – Thomas Jolly représente Tantale s’extrayant d’une grille d’où se répand une lumière verdâtre, anti-naturelle. Un Tantale désabusé sur le motif de cette étrange rémission, car si on l’extrait du monde des « atrae aves » qui dévorent régulièrement le foie de Prométhée, autre supplicié célèbre, ce ne peut être pour lui le signe d’une délivrance, mais d’une aggravation : « pejus inventum est », « on a inventé pire ».
La suite ne va pas lui donner tort, mais la nature de ce pejus est une première cause de suspens tragique : l’aggravation pressentie par Tantale sera de nature morale. En deux ou trois occurrences du noir, « atras naves », « nox atra » (leçon retenue par le ms. de Cambridge, mais on trouve ailleurs « alta » et « alia » – voir note ci-dessus), « in atrum cubile », le noir change de camp. Mission est donnée à l’ancêtre des Atrides de répandre sur sa maison l’esprit de furor, de folie furieuse, celui-là même qui a pu l’animer et justifier son châtiment. L’expression, que d’aucuns pourront lire comme pré-chrétienne, d’un remords, le désir contraire de mettre en garde ses descendants, n’y feront rien : mort, Tantale se résume définitivement à son acte fatal, et c’est pour qu’il en perpétue les miasmes qu’on l’a sorti du trou infernal. S’il faut l’y forcer – et il le faudra – la torture maximum, l’accentuation extrême des sensations de soif et de faim saura le réduire à n’être que le fantôme auxiliaire qu’il doit être.
Les ténèbres dès lors s’affirment comme le principe actif à l’œuvre dans la tragédie : le poison de la haine et de la folie va ensemencer le bouillon de culture dramatique, répandu par un Tantale réduit à être l’agent des Enfers. Cet empoisonnement dont le spectateur est le muet complice a deux conséquences. Conséquence dramatique : sachant que le Mal court désormais, qu’un principe souterrain de ruine et de malédiction est à l’œuvre, l’action s’annonce à deux niveaux potentiels, un niveau apparent, et un niveau latent, c’est-à-dire caché. Conséquence poétique, inséparable de la précédente : devant cette menace lourde d’horreurs, d’autant plus redoutable qu’on en ignore la nature, c’est la noirceur « familière » des Enfers qui devient rassurante, et qui amène chez Tantale le souhait paradoxal d’y retourner (« in atrum cubile carceris »), comme un chien à sa niche et à son collier. D’ailleurs, lui fait remarquer la Furie, sa présence commence à infester la nature, et il est temps de rentrer sous terre. Mais secrètement les règnes de la lumière et des ténèbres viennent de s’inverser : tous, à l’exception des acteurs initiaux qui s’éclipsent après leur forfait, à l’exception du spectateur devenu complice, l’ignorent encore. Les forces des ténèbres sont là, dans l’air, sorties de leur lit infernal : il leur reste à s’incarner.
2. Naissance dramatique d’Atrée, fils des ténèbres
« Acte » II, ou scène II : Atrée et un courtisan
Chœur
Atrée, fils de Pélops et petit-fils de Tantale, est un homme tout-puissant quand il paraît après la première intervention du chœur. Il est parvenu (avec l’aide des dieux) à bannir Thyeste, son frère jumeau, son rival, et à régner sans partage.
Et pourtant c’est cet autocrate qui tient sur lui-même, dans un virulent monologue d’ouverture, les propos les plus dégradants :
« Ignaue, iners, eneruis et (quod maximum
probrum tyranno rebus in summis reor)
inulte, post tot scelera, post fratris dolos
fasque omne ruptum questibus uanis agis… »
« Lâche, bon-à-rien, loque humaine, et (ce qui est le comble de la honte pour un roi, à mes yeux), incapable de te venger, après tant de crimes, après tant de perfidies et de parjures de la part de ton frère, tu restes là à te plaindre [à pleurnicher] ? »
Thomas Jolly, frêle silhouette d’autant plus dérisoire qu’elle s’adosse au décor d’un poing gigantesque, porte en signe d’auto-dérision une couronne transparente aux reflets fluo, une couronne… de théâtre. Dès le départ l’antithèse est posée entre celui qui peut tout, apparemment, et sa souffrance secrète, le réduisant à ses propres yeux au rang des bouffons. De ce mal secret, de ce reste qui maintient la balance de la vengeance déséquilibrée, la pièce ne nous dit rien – différence dramaturgique avec Médée, où le mal souffert par l’héroïne éponyme est visible et s’aggrave objectivement au cours de la pièce : dans Thyeste, il faudra attendre les toutes dernières répliques pour en entendre le mobile profond, pour voir s’ouvrir la plaie secrète du tyran vengé.
Selon un processus psychologique et invocatoire dont Florence Dupont a livré une analyse désormais anthologique, le cheminement intérieur du héros prend l’aspect d’une conversion progressive du dolor, la douleur ressentie, douleur active en ce sens qu’elle tend à se commuer en autre chose, à sortir d’elle-même, en furor, mélange de fureur et de démence, état proche de la transe, par lequel le protagoniste trouve l’issue irrémédiable et commet l’irréparable. Chez Médée comme chez Atrée, ce processus quasi maïeutique est un accouchement à soi-même.
La vis poetica en fait aussi un jaillissement onomastique : vomi en quelque sorte par les ténèbres à l’œuvre, le nom d’Atrée, quand il apparaît, par un dédoublement significatif, dans la bouche même de celui qui le porte, est le produit des forces conjuguées et de l’accouplement sémantique et sonore de l’ater et de l’atrox.
[192] (Atreus) |
Atrée |
[271] (Atreus) dignum est Thyeste facinus et dignum Atreo: |
Le crime est digne de Thyeste, et digne d’Atrée : |
[277] (Atreus) (…) Liberos auidus pater |
Qu’un père joyeux dévore ses enfants |
Quand Atrée se nomme, il se crée : la matière noire du poème lui offre sa motivation, et cette motivation poétique est une motivation criminelle. Inséparable du sentiment de puissance, comme l’écho de dea dans le célèbre vers de Médée :
« Medea nunc sum [Maintenant je suis Médée]. »
L’idée de génie (au sens latin : l’idée propre à sa nature), Atrée la cherche longtemps, il invoque pour cela à son secours les précédents connus (« Mère et sœur de Daulis, insufflez-moi votre courage ! »), il opère sur lui-même une invocation quasi chamanique d’auto-possession. Le spectateur sait que les forces des ténèbres sont déjà complaisamment à sa disposition : plus encore : que ce sont elles qui ont réveillé sa douleur et qui l’inspirent, c’est-à-dire lui prêtent leur souffle. C’est le motif sénéquien du « nescio quid », le « je ne sais quoi », la force innommable qu’on a invoquée, qui répond, et à laquelle on s’abandonne. Ainsi fera également Médée :
« Nescio quid animus maius et solito amplius
supraque fines moris humani tumet
instatque pigris manibus.
« Je ne sais quelle force supérieure, inouïe,
fermente en moi, m’entraîne au-delà des bornes de l’humain,
et fait frémir mes mains d'impatience ». (v. 266-268)
Tuer, c’est bien trop peu, c’est presque de la clémence, il faut faire souffrir. Manger la chair humaine, c’est déjà pris, et c’est dans la famille. Faire dévorer à un père ses propres enfants, voilà l’idée neuve, le superlatif absolu, produit d’une gradation qui par son enthousiasme noir n’est pas dépourvue d’un humour atroce. La touche de perfection résidant dans la perversion trouvée : Thyeste lui-même sera l’agent du crime ; en parfaite gémellité détachée, Atrée n’en sera que le spectateur avide. Idée dramatique très riche, dont le récit et le film d’épouvante se souviendront de Bram Stoker à l’Alien de Ridley Scott, en passant par les fictions de sorcellerie satanique : la nourriture dévoyée, l’insémination diabolique par laquelle la chair qui se croit innocente accouche de l’agent actif d’un mal inoculé, tandis que le vrai criminel a repris sa distance. Dans un autre champ, celui de l’histoire contemporaine, les violeurs des guerres d’extermination y trouvent aussi le ressort de leurs crimes sinistrement réels.
Pour revenir à la matrice poétique du mythe réorchestré par Sénèque, on y entend donc la première apparition prononcée du nom d’Atrée dans la bouche d’Atrée lui-même, bouche d’ombre devenue infernale : l’ater, le noir, l’atrox, forme atroce du noir, s’incarnent poétiquement et littéralement en un Atrée nouveau, qui parle de lui, c’est logique, à la troisième personne. Les ténèbres viennent d’accoucher de leur enfant. Et déjà il brûle d’agir.
3. Le pressentiment de Thyeste
« Acte » III scène 1, ou scène 4 :
Thyeste et ses fils : le jeune Tantale, Plisthène et un troisième fils, muets
[476] (Thyestes) (Tantalus) (Thyestes) (Tantalus) (Thyestes) |
Thyeste Le jeune Tantale Thyeste Le jeune Tantale Thyeste |
Grand-maître du suspens dramatique, auprès de qui Shakespeare saura trouver un manuel permanent, Sénèque, à peine a-t-il campé la naissance de son monstre, à peine l’a-t-il montré furens et impatient, qu’il le quitte. Il va s’intéresser au camp adverse, en route vers la rencontre fatale - ce type de montage parallèle sera un jour la bible d’Hollywood. Thyeste et ses trois fils cheminent vers le palais prétendu hospitalier qui les atteint pour le pire des sorts : aux côtés du père, seul l’aîné s’exprime (tradition du dialogue tragique à deux voix), le deuxième et le troisième restant in-fantes, c’est-à-dire dépourvus de la parole – tout jeunes, juste assez grands, dans une perspective terrible, pour servir de chair au sacrifice et de viande au banquet infernal. Exemple anthologique d’ironie tragique, sans doute. Mais cette ironie n’est pas sophocléenne : si Thyeste vient se jeter avec ses trois enfants dans la gueule du loup, contrairement à Œdipe arrivant à Thèbes, il est totalement lucide. Pressentiment impossible à définir, mais pressentiment juste.
Dans la longue comparaison ex absurdo par laquelle il proteste de l’hypothèse même d’un amour dans le cœur de son frère, plaçant cette haine au rang des données cosmiques et des constituants de l’univers, la nox atra prépare poétiquement l’Atrea (accusatif grec) timendum : même matière noire dont la terreur est tissue.
Le deuxième trait de génie de Sénèque dans cette très belle scène est « naturellement » (rien de moins naturel pourtant dans cette structure) de donner le soin de convaincre Thyeste à Tantale : le jeune Tantale, aîné de ses fils, qui avec la fougue des adolescents (même lorsque la notion d’adolescence n’existe pas encore…) proteste avec l’énergie de la jeunesse qu’il n’y a pas de fatalité du passé, que le monde s’ouvre, qu’il faut s’en saisir… Sans voir, dans son innocence, qu’il est déterminé par les crimes de sa lignée jusque dans le nom qu’il porte. Tantale l’ancêtre, obligé de répandre la peste morale dans sa descendance, parle-t-il surnaturellement par sa voix ? Au contraire inspire-t-il, à l’insu des Furies, les réticences du père ? Les deux à la fois ? Quoi qu’il en soit, tout est fait dans ce moment intercalaire pour faire ressentir la présence de la scène invisible sous la scène visible : subconscient du pressentiment, ou simultanément action des forces infernales qui composent avec art la plus cruelle des situations, l’innocence impatiente de courir à sa propre perte. Le résultat est une vertigineuse amphibologie prophétique : « uos facitis mihi / Atrea timendum », « c’est vous qui me rendez Atrée redoutable ». Disant cela Thyeste croit de bonne foi tenir un propos altruiste et exprimer son amour de père. Mais le poète, lui, prépare son dernier vers : celui-ci révélera en écho combien, effectivement, ce sont les propres enfants de Thyeste qui vont à jamais faire de son frère l’objet de sa terreur.
4. Le piège
« Acte » III, ou scène 5 : Atrée, Thyeste et ses trois fils, muets
Chœur
[504] (Atreus) |
Atrée |
(Thyestes) |
Thyeste |
CHORVS. |
Le chœur |
Enfin advient la rencontre attendue – fin du montage parallèle, dirait un scénariste. Thyeste « tout entier » est venu, (Venit in nostras manus tandem Thyestes, uenit, et totus quidem » : « Enfin Thyeste est venu entre mes mains, il est venu, et tout entier). En surface, la scène est la scène classique, codifiée dès l’Iliade (chant XXIV) : le suppliant à l’aspect misérable embrasse les genoux de son hôte potentiel, qui le relève, physiquement et moralement, l’étreint, lui offre dans la mesure du possible réparation des maux subis, lui offre à boire, et à manger… Point par point, jusque dans la réaction du chœur berné, le rituel d’hospitalité est suivi. Le spectateur sait que dans cette application Atrée met une pietas infernale : tout est trompeur, tout est double, et d’abord les propos tenus. Chaque geste et chaque parole d’Atrée sont un sacrilège verbal, le viol méthodique de ce que des camps rivaux peuvent avoir imaginé de plus civilisé pour faire la paix.
Pour parvenir à ses fins, Atrée doit masquer sa colère « Ira (…) tamen tegatur » Il met le masque de l’hôte bienveillant et magnanime. Il fait du théâtre. Il regarde : « Aspice… » au total découplage de l’attitude apparente et des intentions cachées, à la maîtrise du prédateur étourdissant sa proie, va correspondre une attitude d’Atrée spectateur du jeu tragique dont Thomas Jolly, interprète d’Atrée dans sa mise en scène, tire les plus troublants effets de distanciation. Le monologue à part soi, destiné en aparté au spectateur, par lequel Atrée nous renseigne sur ses véritables sentiments, exclut toute hypothèse empathique : la stupéfaction vite réprimée par Atrée à l’aspect misérable et hirsute de son frère relève plus d’une répulsion mimétique que d’un quelconque mouvement de pitié.
Scène sous le masque pour Atrée, théâtre dans le théâtre de son point de vue, cette scène à double niveau dédouble la parole, favorisant l’éclosion de ce que le théâtre baroque du premier XVIIe siècle appellera la réplique à équivoque, voire la pointe par équivoque.
« Ego destinatas uictimas superis dabo »: « Moi j’offrirai aux dieux les victimes qui leur sont destinées », dit Atrée en quittant un Thyeste totalement désarmé, pour avoir été le spectateur trop crédule de la comédie de la réconciliation : il a fini par accepter l’offre ironique du partage du pouvoir, il a cru à ce fétiche de théâtre, une couronne, non sans avoir longtemps protesté contre l’hybris de l’offre si complète qui lui est faite. Car Thyeste, toute la pièce le dit, et d’abord Atrée lui-même, n’est pas un adversaire moindre que son jumeau. Incidemment, le vers 534 lui donne cette réplique : « Meum esse credo quidquid est, rater, tuum » : « Je regarde comme mien, mon frère, tout ce qui est à toi. » Il n’est pas du tout certain, le dénouement nous le confirmera, qu’il n’y ait là qu’une noble formule de refus poli – à tout le moins, aussi déchu soit-il, Thyeste semble affirmer l’intangibilité du droit à la communauté des biens.
Pour être complet, le triomphe d’Atrée doit donc être difficile, et absolu : c’est un brasier de furor où tout l’être va s’engager, irrémédiablement. Il y joue son identité la plus profonde, sa santé mentale, non seulement son apparence mais son être : les deux occurrences d’ « Atreus » dans cette scène le signalent à leur façon. Au vocatif, puis au nominatif, dans la parole de Thyeste puis dans celle du Chœur, le nom Atreus résonne un instant comme en suspens sémantique. Le chœur s’étonne (et s’émerveille) que les épithètes qui lui étaient couramment associées n’aient plus lieu d’être : « Fratris aspectu stupefactus haesit / ferus, acer, nec potens mentis truculentus » : « Cette brute sauvage et incontrôlée, capable de tout, Atrée, est resté figée, immobile, en voyant son frère ». Pour les mores humani, pour la moyenne des hommes qu’incarne le chœur, l’incapacité à dominer sa violence est le fait de l’animal, de la bête féroce (fera). La suite va démontrer qu’entre sauvagerie et calcul les frontières ne sont pas toujours si claires.
5. Déchaînement des forces noires : le sacrifice pervers, l’atrocité
« Acte » IV, ou scène VI : Le messager et le chœur
ACTUS QUARTUS |
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[622] (Nuntius) (Chorus) [690] (Nuntius) |
Le Messager : Le Chœur : Le Messager : |
[698](Nuntius) [703] (Nuntius) |
(…) De la gauche du ciel
(…) Tous sont saisis par ces prodiges, mais seul |
[712] (Nuntius) (Chorus) (Nuntius) |
(…) Ainsi, sans pitié, Atrée observe les têtes Le Chœur : Le Messager : |
[736] (…) Atreus saeuit atque ira tumet, (…) [745] (Chorus) (Nuntius) (Chorus) |
(…) Atrée se déchaîne, il crève de colère ; Le Chœur : Le Messager : Le Chœur : |
Savamment ourdie comme un piège poétique, la vérification d’Atrée par l’atrocité peut désormais éclater : c’est l’événement narratif, d’une dramaturgie intégralement médiée par le Messager, qui est le lieu de cet accomplissement. Atrée était bien porteur de toutes les promesses de la grande nuit infernale venue l’enfanter. L’immense récit fait au chœur par le messager, peinant à dire l’indicible, s’y reprenant à plusieurs fois pour y parvenir, présente une très forte singularité dramatique. C’est, si l’on veut, un incroyable morceau de bravoure.
Une évidente caractéristique est d’abord l’entorse faite à la dramaturgie traditionnelle du chœur, qui « reprend du service », à peine vient-il d’énoncer , dans son intervention précédente calquée sur le stasimon grec, le commentaire à contresens qu’on vient de voir, puis quelques (belles) généralités sur la réversibilité des destinées. Avec l’irruption du Messager s’engage donc, sans transition, une démystification progressive du chœur, construite en gradation vers l’abominable : « gradus est »… Gradation dans la démence meurtrière, dans le sacrilège impie, puis dans la perversité vengeresse (des enfants sacrifiés, puis massacrés, aux enfants convertis en nourriture, en nourriture pour leur propre père…) : on n’est pas surpris d’entendre Atreus et ater composer un entrelacs sonore qui les réunit dans leur connivence profonde, avant de culminer dans la question : « Quid atrocius ? » Scéniquement et poétiquement, le règne de la nuit s’installe, les ténèbres s’emparent du monde, accomplissant le programme de la Furie : le soleil refuse d’éclairer une telle scène de crime, prodige suprême après tous les signes envoyés en vain au meurtrier qui les a ignorés. Thomas Jolly plonge à ce moment tout le plateau dans une lueur blafarde, comme diffusée par un générateur de secours, une lumière de catastrophe, d’apocalypse froide où l’espèce humaine est définitivement abandonnée à elle-même. La version d’Avignon complétait la puissance de ce signe par un chœur d’enfants chantant la nostalgie du soleil disparu. « Furens », « immotus », « dirus », Atrée revêt pour toujours les qualificatifs, un temps suspendus, de la dureté et de l’hystérie monstrueusement mêlées. Méthodique dans le mal, accomplissant le rite et la volonté initiale de la Furie jusqu’à faire coïncider Tantale l’adolescent avec Tantale l’ancêtre, puis emporté par l’ivresse du sang quand il massacre l’enfant le plus jeune de son frère, il puise dans sa colère perpétuellement inassouvie la force d’organiser la scène finale, celle du banquet, au risque d’entraîner l’humanité au gouffre infernal. « Quid atrocius ? » devient comme la devise de cette aristie noire et corrompue, destinée semble-t-il à ne finir jamais.
6. La révélation insoutenable et l’adieu à la paix
« Acte » V, scène 1, ou scène VIII : Atrée seul
« Acte » V, scène 2, ou scène IX, et dernière
Thyeste, Atrée
[1070] (Thyeste) |
Thyeste : (…) Enfers, écoutez-moi ! |
[1110] (…) (Thyestes) (Atreus) |
Thyeste : Atrée : |
Si, du point de vue narratif, tout est dit du crime d’Atrée, du point de vue dramatique l’essentiel, le sommet absolu, reste à advenir : après la torture physique des enfants, c’est la torture morale de la prise de conscience de Thyeste qui est le repas spectatoriel dont Atrée entend se repaître : Là seulement est l’enjeu. Thomas Jolly interprétant Atrée joue ici non pas l’outrance expressionniste, mais la curiosité presque entomologique, détachée, absorbée dans l’examen sincère de « comment ça va réagir », en face… Ici encore la dramaturgie sénéquienne ignore le schéma attendu qui serait : montée-climax-retombée ; tout n’est que crescendo ininterrompu, entre l’angoisse montante de Thyeste qui dégrise, son indicible tourment viscéral, la révélation de la mort des enfants, la révélation du lieu où leur dépouille repose, la nature exacte des mets dont il est repu, de l’excellent vin dont il s’est gorgé… Pour le tortionnaire qui observe sa victime tout en la manipulant, le supplice est un festin en trois services et quelques entremets.
Mais le furor renaît : tout ceci est « fade » finalement, puisque, dit Atrée dans sa folie, Thyeste était inconscient en dévorant sa progéniture, qui elle-même n’a pas connu son sort ultime. C’est alors que s’élève la longue malédiction de Thyeste, son appel à Zeus vengeur pour le réduire en cendres et lui accorder ainsi la grâce de devenir le bûcher funèbre de ses fils. Mais le ciel, éloquent en phénomènes prodigieux, reste vide de tout message de justice. Où trouver refuge, sinon dans la « nox Tartarea grauis et atra nube », dans cette même brume noire des Enfers d’où sortait Tantale le supplicié au début de la tragédie, et qui revêt ici encore la même paradoxale valeur de refuge matriciel et nostalgique ? Plutôt le noir souterrain, l’ater connu, que l’ère terrestre où se déchaîne la folie d’Atreus l’atroce, le bourreau imaginatif. Ainsi les ténèbres qui avaient ouvert l’action, qui ont accouché d’Atrée leur chef-d’œuvre monstrueux, referment le drame après avoir tout envahi. Voyant son frère désirer la damnation, appeler l’Hadès, Atrée, devant le degré de douleur atteint par sa victime, pour la première fois s’arrête et se déclare content, c’est-à-dire satisfait :
« Nunc meas laudo manus,
nunc parta uera est palma. Perdideram scelus,
nisi sic doleres. Liberos nasci mihi
nunc credo, castis nunc fidem reddi toris. »(v. 1096-1099)
« Maintenant je suis content de mon oeuvre,
maintenant je jouis de ma victoire. Mon crime aurait été perdu,
Sans l'excès de ta douleur.
Maintenant je me sens le père de mes enfants,
je crois à la fidélité de mon épouse.
Et plus tard, la fureur analogique de la gémellité des frères ennemis le reprenant :
« Fuerat hic animus tibi
instruere similes inscio fratri cibos
et adiuuante liberos matre aggredi
similique leto sternere. hoc unum obstitit :
tuos putasti.»(v. 1106-1110)
« Tu avais songé à servir un pareil repas
à ton frère trompé,
et à te liguer contre mes fils avec leur mère
pour leur faire subir une mort semblable.
Une seule chose t’a retenu :
tu as pensé qu'ils étaient de toi. »
La tragédie va finir car tout est dit, enfin. Tel était le cœur des ténèbres d’Atrée, le moteur secret de son dolor : l’obsession de l’adultère, et la hantise permanente de croire sa descendance aliénée. À cet instant seulement l’énigme psychologique prend fin : le spectateur apprend (ou réapprend, s’il est versé en mythologie) pourquoi, au fond de lui-même et à ses propres yeux, Atrée restait le perpétuel inultus, l’invengé. La torture de son frère n’est pas seulement une vengeance délectable, un plat à déguster : c’était aussi une authentique mise à la question, dont un aveu était secrètement attendu. Le degré de douleur paternelle ressentie par Thyeste possède une force indicielle, il a valeur de preuve. Alors seulement, le lecteur, plus que le spectateur, peut se souvenir d’un vers passé presque inaperçu trois actes auparavant, le vers 534 : « Meum esse credo quidquid est, frater, tuum » (« Je regarde comme mien, mon frère, tout ce qui est à toi ») et s’interroger autant sur l’intention de l’émetteur de ce vers que sur la réception de son auditeur.
Les ténèbres quittent le texte des répliques mais elles occupent tout l’espace de la scène, on l’a vu, et surtout elles forment à présent un manteau qui réunit deux frères rendus à leur parité dans la haine, nouvelle version de l’archétype thébain, Étéocle et Polynice. Avec cette invention propre à Sénèque : Étéocle et Polynice se donnaient mutuellement la mort, alors qu’ici la condamnation à la vie répond à la condamnation au châtiment des dieux.
C’est l’extraordinaire symétrie du distique final :
« Thyestes : Iis [deis] puniendum uota te tradunt mea.
Atreus : Te puniendum liberis trado tuis.
Thyeste : Ma prière te voue aux dieux pour te punir.
Atrée : Et moi pour te punir, je te voue à tes enfants. »
Thomas Jolly a eu l’idée fulgurante d’en faire, plus qu’un jeu de disputatio rhétorique où la seconde réplique coifferait la première, le moteur d’un enchaînement sans fin. Il y a celui qui veut croire au Ciel, il y a celui qui l’ignore. En l’absence de toute réponse transcendentale, le match est nul, en effet, et infiniment rejoué.
Conclusion
On a pu entrevoir, au fil de ce parcours lexical et sémantique, perdu pour le locuteur français s’il ne remonte pas la trace des mots latins, que l’art dramatique de Sénèque se révèle aux antipodes de l’idée facile d’une trame mythique reprise des Grecs, que viendrait recouvrir l’élégant badigeon du latin impérial. Les mots de Sénèque, poète dramatique, sont des forces germinatives : lâchées dans l’air tendu de forces invisibles, elles savent enfanter des monstres du seul fait dans leur dispositio. Sorcellerie évocatoire, oui, au sens magique et anthropologique du terme.
Dans Thyeste, Atrée le héros qui s’accouche lui-même porté par projet infernal dont il est le jouet autant que l’agent, les règnes de l’Hadès et de la terre se font concurrence jusqu’à l’inversion. Le royaume de morts devient refuge, la vie se fait mort permanente, non pas à petit feu mais à feu vif, chez la victime bien sûr, mais potentiellement chez son « truculent » bourreau, qui ne tient pas en place.
Les mots du dialogue dramatique de Sénèque sont les agents opératoires d’une catalyse morale, par laquelle le personnage dépouille sa vieille enveloppe pour s’entêter dans un être toujours plus inouï, et plus spectaculaire. Tous les plus grands y trouveront la matrice de genèses futures : Corneille, naturellement, Shakespeare tout autant. Mais aussi Savinien de Cyrano de Bergerac, Racine…
Oreste dans Andromaque :
« Mon innocence enfin commence à me peser » (III, 1)
reprenant à l’identique un vers de Séjanus de La Mort d’Agrippine, descend d’Atrée dans sa fascination de l’abîme :
« Tamdiu cur innocens uersatur Atreus? »
Il épouse ainsi la vocation des explorateurs noirs, de ces voyageurs de l’Érèbe pour qui la mort n’est qu’une porte à pousser. Autre chose est de souffrir, et faire souffrir, en quête d’un assouvissement et d’une vérité qui n’attendent que l’occasion de se dérober, comme l’eau et les mets devant la bouche de Tantale.
Ater, Atreus, atrox… C’était écrit dans la langue, nous chuchote le poème. Et il se met en cinq actes et mille vers pour nous en convaincre, c’est-à-dire pour faire naître en nous le désir d’être convaincus de cette nécessité. Le mot le veut, dit-il, c’est ainsi : Carmen est omen.