(Suzanne à Louis) « Ce n’est pas bien que tu sois parti,
parti si longtemps »
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde
(Électre à Oreste) θανόντι σὺν σοί· πάντα γὰρ συναρπάσας
θύελλ᾽ ὅπως βέβηκας.
« Tu t'es évanoui pour rejoindre la mort. Avec toi,
tout s'est envolé dans un grand vent. »
Sophocle, Électre, vers 1150-1151
« Dans Juste la fin du monde, l’univers de la famille est en crise : la parole qui circule et bruisse rend plus sensible le drame intime de Louis, le presque mort qui ne pourra dire son secret aux siens. Elle nous montre aussi comment la fratrie est souvent le lieu où il est le plus difficile de parler et de se faire entendre. » (Introduction au dossier)
On sait avec quelle passion Jean-Luc Lagarce « a dévoré les Grecs » : la tragédie familiale des Atrides a nourri ses premières expériences théâtrales.
Nous suggérons ici quelques pistes pour confronter Juste la fin du monde avec les trois grands tragiques grecs (Eschyle, Sophocle, Euripide) sur un thème clé dans la relation familiale : le retour « à la maison de la mère et de la sœur » et le lien particulier unissant le frère et la sœur.
Louis le presque mort et Oreste celui qu’on dit mort
Absent depuis longtemps, Louis est un "revenant", dans tous les sens du terme – comme Oreste que tout le monde croit mort et qui réapparaît pour retrouver sa sœur Électre, puis le reste de sa famille.
Avec la question du retour, la rumeur de la mort, passée ou à venir, réelle ou fictive, nourrit le drame : Louis arrive pour annoncer sa mort, Oreste pour dire qu’il n’est pas mort.
Chacun des trois tragiques exploite un fonds dramatique commun, connu depuis les poèmes homériques : Oreste est très jeune lorsque son père Agamemnon, de retour à Argos après la guerre de Troie, est assassiné dans son palais par Égisthe, l’amant de sa mère Clytemnestre. Électre, craignant pour la vie de son frère, réussit à le confier à leur oncle Strophios, roi de Phocide. Élevé à la cour de Strophios, Oreste noue une amitié indéfectible avec son cousin Pylade, le fils de Strophios.
Parvenu à l’âge adulte, Oreste revient à Argos, accompagné du fidèle Pylade, pour réaliser la prophétie de l’oracle d’Apollon : venger son père en tuant Égisthe et Clytemnestre. Il se fait d’abord reconnaître par sa sœur alors qu’elle est venue honorer la tombe de leur père Agamemnon.
La scène de la reconnaissance entre Oreste et Électre est un moment proprement pathétique du drame : dans l’ensemble, elle est traitée de la même manière, avec quelques variantes, chez Eschyle, Sophocle et Euripide.
Nous n’en donnons ici que des extraits qui pourront être mis en relation avec la façon dont Jean-Luc Lagarce met en scène le retour de Louis.
Par exemple, le discours de Suzanne à son frère est mis en résonance avec celui d’Électre à Oreste (c’est nous qui soulignons). D’une manière générale, l’un comme l’autre donne à entendre une forme de "ressassement" – à la fois chant et quête d’amour et de sens.
"Ce n’est pas bien que tu sois parti,
parti si longtemps,
ce n’est pas bien et ce n’est pas bien pour moi
et ce n’est pas bien pour elle
(elle ne te le dira pas)
et ce n’est pas bien encore, d’une certaine manière,
pour eux, Antoine et Catherine.
Mais aussi
– je ne crois pas que je me trompe –,
mais aussi ce ne doit pas, ça n’a pas dû, ce ne doit pas être bien pour toi non plus, pour toi aussi.
Tu as dû, parfois,
même si tu ne l’avoues pas, jamais,
même si tu ne devais jamais l’avouer
– et il s’agit bien d’aveux –
tu as dû parfois, toi aussi
(ce que je dis)
toi aussi,
tu as dû parfois avoir besoin de nous et regretter de ne pouvoir nous le dire…"
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde
ÉLECTRE. Moi aussi, une angoisse a saisi tout mon être ;
Pareille à une flèche, elle a percé mon cœur,
Au point que des sanglots de feu, tel un torrent,
Ont jailli de mes yeux ! Je suis bouleversée
En voyant ces cheveux...
Eschyle, Les Choéphores (458 av. J.-C.), vers 183-187 (traduction Alexis Pierron, 1870)
ÉLECTRE. Je vis dans son attente, malheureuse,
Sans époux, sans enfant !
Je suis engloutie par les larmes,
Harcelée par le cortège incessant des tourments.
Et lui, ne sait plus tout ce que j'ai fait pour lui.
Ce que j'apprends à son sujet n'est qu'insignifiance.
Il « voudrait », tel est son vœu,
Mais il ne vient pas...
Sophocle, Électre (env. 414 av. J.-C.), vers 164-172 (traduction Philippe Renault)
ÉLECTRE. Quel message t'a-t-il envoyé me porter ?
ORESTE. Il demande si tu vis et, si tu vis, quel est ton sort.
ÉLECTRE. Eh bien, tu vois d'abord comme mon corps a maigri.
ORESTE. Oui, miné par les chagrins, au point que j'en gémis.
ÉLECTRE. Tu vois ma tête rasée à la façon des Scythes.
ORESTE. C'est ton frère, ton père mort qui te déchirent le cœur, sans doute ?
ÉLECTRE. Ah! qu'y a-t-il de plus cher pour moi que ces deux êtres ?
ORESTE. Hélas ! hélas ! que crois-tu que ton frère ait de plus cher que toi ?
ÉLECTRE. Il est au loin. Ah ! que n'est-il là pour m'aimer !
Euripide, Électre (env. 410 av. J.-C.), vers 237-245 (traduction M. Artaud, 1842)
Suzanne et Électre, les sœurs aimantes
Le lien qui unit Suzanne à Louis est d’ordre quasi incestueux, escamoté par les non-dits de la parole, mais affleurant dans le discours de la jeune fille - comme celui qui unit Électre à Oreste.
« C’est étrange, je voulais être heureuse et l’être avec toi… … je ne sais comment l’expliquer, comment le dire, alors je ne le dis pas. »
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde
« Quand tu étais en vie, tout nous était commun… […]
Toi, toi le visage
Que je chérissais plus que tout au monde,
Te voici parmi nous ! Tu viens de retrouver, de revoir
Celle que ton cœur brûlait de revoir !
Sophocle, Électre, vers 1167-1168 et 1232-1235 (voir infra dans le choix de textes)
Comme le souligne Vincent Tasselli, « cette dimension incestueuse n’est pas sans rappeler Agatha, pièce de théâtre écrite par Marguerite Duras en 1981, à la suite de la lecture de L’homme sans qualités de Robert Musil. Dans un lieu recouvert par les sables, un frère et une sœur se disent adieu, afin de laisser mourir et vivre éternellement leur amour impossible :
« Je pars pour aimer toujours dans cette douleur adorable de ne jamais te tenir, de ne jamais pouvoir faire que cet amour nous laisse pour morts. » (Marguerite Duras, Agatha, Paris, Minuit, 1981)
Les non-dits qui déchirent ces fratries inscrivent la famille dans le sillon des grands déchirements mythiques. En ce sens, il semble que Marguerite Duras et Jean-Luc Lagarce n’aient eu de cesse de hisser leurs pièces au statut de légende, et d’approcher leur vérité pour l’amener à une universalité. »
Vincent Tasselli, « Marguerite Duras, Jean-Luc Lagarce : le dialogue troué, un geste théâtral contemporain », in revue Loxias | littératures française et comparée, 46, Doctoriales 11, 15 septembre 2014.
On sait que l’inceste est le sujet de prédilection de la tragédie et de la psychanalyse. Il est aussi sensible dans le couple fraternel exemplaire que forment Électre et Oreste.
« Attachons-nous à l'Orestie : Électre et Oreste, le frère et la sœur ont été séparés par décision de leur beau-père Égisthe et de leur mère Clytemnestre. Ces derniers ont les mains rouges encore du sang d'Agamemnon. Du fond du palais, où elle est réduite à l'état de servante, Électre appelle, désire Oreste. À son retour, ils feront couple dans l'un-illimité qu'engendre le crime. Ils tueront Égisthe et Clytemnestre, par vengeance, certes, mais aussi pour se fondre à l'ordre tragique où le Dieu et l'homme s'accouplent sans plus aucune séparation ou distinction. Le frère et la sœur ont aboli toute limite et ils accomplissent cette malédiction qu'ils redoutaient et désiraient en même temps, dans le vertige de se placer au-delà des hommes, là où seuls les dieux cruels font signe. La terreur que suscite le « sublime monstrueux » de cette fratrie représente pour notre pensée un point de répulsion. Mais cette même pensée est fascinée. Car les divinités sont complices de leur union et de leur crime. Cette fascination et cette horreur viennent jusqu'à nous, puisque Giraudoux et Sartre reprendront au théâtre cette histoire tragique, sans doute parce qu'elle nous parle au tréfonds de nous-mêmes ; elle nous parle de nous, de notre être vivant, de notre désir. Il en est de même pour une autre histoire d'inceste, celle d’Œdipe. La question est alors simple : peut-on penser la famille sans passer par Œdipe ? Peut-on penser la fratrie en évitant Électre et Oreste ? Peut-on penser le monde sans le tragique de l'inceste ? »
Roger Gaillard, « Ma sœur, mon amour… ou l’entre-dit de l’inceste », in La fratrie méconnue : liens du sang, liens du cœur, sous la direction de Brigitte Camdessus, ESF éditeur, 1998.
Eschyle, Sophocle, Euripide : quelques extraits
Pour poursuivre et approfondir la confrontation avec Juste la fin du monde, voici un choix d’extraits plus larges.
ÉLECTRE. Ô frère bien-aimé, espoir tant attendu
Du foyer paternel, ô graine du salut,
Par ton glaive vaillant, tu vas réinvestir
Le palais ancestral. Toi qui luis dans mes yeux,
Sais-tu, je t'ai voué un culte en quatre parts :
Je te vois comme un père – hélas, c'est le destin ! –
Et de plus, la tendresse accordée à ma mère,
Je te la gratifie, car elle, je la hais !
En toi, je vois encore ma sœur sacrifiée ;
Enfin, tu es mon frère, et je te porte aux nues.
Que la force et le droit, que Zeus, suprématie,
Que cette Trinité soient notre aide farouche !
Eschyle, Les Choéphores, vers 235-245
ÉLECTRE. Relique de celui qui fut si cher aux hommes,
Reste du souffle de vie d'Oreste : Ah ! espoirs
Fracassés ! Quel gouffre entre celui qui partit
Grâce à moi, et celui que j'accueille aujourd'hui !
Désormais tu n'es plus que néant dans mes mains.
Ah ! ton avenir était si prometteur
Quand tu quittas ces lieux. Oui, j'aurais dû mourir
Avant de t'envoyer de par ma volonté
En terre étrangère afin de te préserver
Du meurtre. Bien sûr, on t'aurait assassiné
Comme ton père, mais au moins reposerais-tu
Auprès de lui, dans son tombeau. Car aujourd'hui,
Tu es mort atrocement, loin de ta patrie,
En exil, loin de moi. Quelle infinie tristesse
Que mes mains si tendres n'aient point lavé ton corps,
Et ne l'aient point paré. Je n'ai pas recueilli
Tes restes consumés par un feu frénétique :
Ce sont des mains étrangères qui t'ont soigné ;
Et ce qui nous revient n'est qu'une pauvre cendre
Au fond d'un petit vase, ô malheureux enfant !
Quelle misère ! Vaine fut la douce ardeur
Avec laquelle je t'ai couvé autrefois.
En ce temps, c'était moi qui t'aimais, pas ta mère !
Tu n'étais point dans les bras de quelques nourrices,
Mais dans les miens. Souvent tu aimais m'appeler
« Sœurette ». Et maintenant, dans l'espace d'un jour,
Tu t'es évanoui pour rejoindre la mort.
Avec toi, tout s'est envolé dans un grand vent :
Notre père a péri, moi, je suis presque morte,
Toi, la mort t'a saisi... Nos ennemis jubilent.
Notre mère ne peut plus contenir sa joie,
Cette mère dont tu m'as dit secrètement
Que tu envisageais bientôt le châtiment.
Mais de cela, le sort qui nous est si funeste
Nous en a frustrés : aussi, à la place
D'un visage chéri, on m'offre un peu de cendre,
Une ombre de toi-même. Hélas ! Hélas ! Pauvre corps !
C'est affreux ! Quel retour abominable ! Hélas !
Frère aimé, tu me tues ! Allons ! accueille-moi
Dans ton séjour obscur, je veux qu'à ton néant
Réponde mon néant, afin que dans l'Hadès
Je sois auprès de toi. Quand tu étais en vie,
Tout nous était commun : or j'aspire à la mort,
À ne plus être loin de toi dans le tombeau,
Après tout, les défunts ne souffrent plus chez eux.
Sophocle, Électre, vers 1126-1170
ORESTE. Ce n'est pas un mensonge.
ÉLECTRE. Il serait donc... en vie ?
ORESTE. Oui, puisque je respire.
ÉLECTRE. C'est toi ?
ORESTE. Vois ce que j'ai entre les mains, ce sceau :
C'est celui de mon père. À toi de constater.
ÉLECTRE. Jour heureux entre tous !
ORESTE. Tout à fait, je l'atteste.
ÉLECTRE. Ô voix fraternelle, enfin, tu m'es revenue !
ORESTE. Ne cherche pas ailleurs pour te le confirmer.
ÉLECTRE. Je te tiens dans mes bras.
ORESTE. Restes-y pour toujours !
ÉLECTRE (au chœur). Ô femmes bien-aimées, filles de ma cité,
Voyez Oreste qu'une ruse fit passer
Pour mort et qu'une ruse a sauvé néanmoins.
LE CORYPHÉE. Nous le voyons ma fille, et la joie est si grande
Que des larmes de joie s'écoulent de nos yeux.
ÉLECTRE. Toi, toi le visage
Que je chérissais plus que tout au monde,
Te voici parmi nous ! Tu viens de retrouver, de revoir
Celle que ton cœur brûlait de revoir !
Sophocle, Électre, vers 1220-1235
ÉLECTRE. Ah !... Enfin tu m'apparais ! Je t'ai, contre toute espérance ! (Elle s'est jetée dans les bras d'Oreste).
ORESTE. Tu es à moi, enfin !
ÉLECTRE. Non, je ne l'aurais jamais cru !
ORESTE. Jamais non plus je ne l'ai espéré !
ÉLECTRE. Est-ce bien toi ?
ORESTE. Oui, un allié pour toi, le seul.
Euripide, Électre, vers 578-581
Électre, Oreste et Pylade devant la tombe d'Agamemnon, pélikè lucanienne, env. 380 av. J.-C., Musée du Louvre, Paris. © Wikimedia Commons.