Illusion : concept clef pour étudier le théâtre

L'illusion est la finalité idéale assignée à la mimesis dans une certaine tradition du théâtre occidental issu de la scénographie italienne de la renaissance. Lorsque la mimesis aboutit à l'illusion, le spectateur est censé percevoir l'univers scénique comme un univers réel, ne pas distinguer le réel de la « copie » que lui en propose le théâtre.

Si l'illusion se définit au sens propre comme une « erreur de perception qui fait prendre une apparence pour une réalité » (DFC), on voit tout de suite que celle-ci ne peut désigner un mode effectif de perception de la scène par le public. Si « pris » soit il part ce qui se passe sur scène, jamais un spectateur n'oublie vraiment qu'il est au théâtre. En fait, la notion d'illusion théâtrale est beaucoup plus une métaphore ou une fiction théorique qu'un outil opératoire pour comprendre le fonctionnement du théâtre. D'ailleurs, dès la fin du XIXe siècle, le théâtre vivant a rompu avec elle et s'est orienté vers d'autres types de communication dont les deux pôles sont la « participation » et la « théâtralisation ». Aujourd'hui, sauf exception (par exemple l’usage très particulier que fait  Boal de l'illusion dans son « théâtre invisible »), tout le monde est bien d'accord pour dire que l'illusion théâtrale n'existe pas. Les expressions « théâtre » ou « scène d'illusion », « illusion théâtrale »… sont toujours employées pour désigner les fonctionnements traditionnels du théâtre liés à la scène à l’italienne et à la dramaturgie dite aristotélicienne, qu’Artaud et Brecht, avec des perspectives différentes, ont tous deux dénoncées.

 

Illusion théâtrale et illusion

 

Avant la Renaissance, en Europe, il ne semble pas qu'aucune pratique théâtrale ait jamais visé l'illusion. Même si la tragédie grecque n'est pas explicable par ses seuls analogie avec le rituel religieux, il est certain que le mode de « consommation » par le public du Ve siècle av J.-C. du spectacle qui lui est proposé, est plus proche de la « participation » à une cérémonie, religieuse et civique, que de l'espèce de « voyeurisme » propre au théâtre à l'italienne. L'espace scénique, non frontal, non clos, mais volumineux et ouvert, appartient au même univers que celui des spectateurs, qu'il enveloppe. L'orchestre où se déplace choeur et acteurs ne vise pas à être un  monde autonome, homologue du monde réel qui feint d'ignorer le public, comme la scène le cherchera plus tard. Aller au théâtre pour ce public ne consiste pas à assister à un simulacre, une illusion, dans laquelle il ne peut ni ne doit intervenir, mais à participer activement à un procès de communication institutionnelle — le concours tragique — dont il est l'un des actants indispensables. Il n'est pas simple consommateur d'une fiction représentée, mais, avec les acteurs, producteur d'un événement constitutif de la vie de la Cité.

En tant que représentation d'ailleurs, la tragédie du Ve siècle ne se veut pas copie du réel : le masque tragique, par exemple, vise l'irréalité, sa fonction est de signifier une certaine présence des dieux, non de figurer–ce que fera le masque hellénistique–un type humain ; quant au choeur, il s'adresse autant aux spectateurs qu'aux personnages, son mode de communication est aux antipodes de celui de la scène d'illusion, monde fermé, où les acteurs ne s'adressent que les uns aux autres (même si dans la pratique leur jeu peut rompre cette clôture). La comédie d'Aristophane est aussi peu réaliste que la tragédie classique : elle aussi repose sur toutes un système de conventions dont la mise à nu, éventuellement, est source de comique (par exemple, l'utilisation parodique qui est faite de la machinerie de théâtre dans Les Acharniens et, plus généralement de la tragédie d' Euripide dans l'ensemble de son théâtre). Le théâtre du Moyen Âge, religieux ou profane, lui aussi repose sur une stylisation, non sur une recherche de l’illusion. Hors d’Europe, il en est de même. Dans le théâtre chinois, par exemple, le maquillage n'est jamais réaliste, la gestuelle est toujours conventionnelle, l'univers théâtral est, avant tout, autre que l'univers réel.

C'est dans l'Italie de la Renaissance que va, explicitement, s’affirmer, au niveau de la configuration de l'espace scénique, une volonté de créer une véritable illusion théâtrale. Ingénieurs, peintres de décor voudront construire un espace fictionnel qui visuellement, à la limite, ne puisse être distingué par le spectateur de l'espace réel qu'il représente. La visée illusionniste de cette scénographie est l'un des aboutissements de la recherche picturale sur la perspective : comment, sur une surface plane, donner l'illusion du volume et comment « tromper l'œil » (technique du trompe-l’oeil).  L'encadrement de la scène par le manteau d'Arlequin et la rampe, l'apparition du rideau vont parachever cette analogie de l'espace du théâtre avec celui du tableau : espace clos, autonome, qui prétend faire oublier qu'il est construction artistique, c'est-à-dire conventionnelle. La perfection de l’art, du peintre comme du dramaturge, sera de faire oublier son art, de faire qu'on ne puisse distinguer l'œuvre de son modèle, en un mot, l’illusion.

En fait, les théoriciens italiens, n'extrapolaient pas mécaniquement l'illusionnisme du décor à l'ensemble de la pratique dramatique. Dans la lignée d'Aristote ils affirment que le théâtre est imitation de la nature, mais ne pensait pas qu'il dut être simple décalque du réel. Il devait également le rendre compréhensible par la raison du spectateur, ce qui impliquait (ce sera développé par les théoriciens du XVIIe siècle en France) un choix dans ce réel, donc une rupture de fait avec la pure recherche de l'illusion. L'illusionnisme de la scénographie baroque était d'ailleurs souvent mise au service de sujets relevant du merveilleux, Et sa fonction réelle était plus de produire un univers irréel, magique et poétique, qu'une fiction réaliste. Quant à notre théâtre classique ou préclassique, il n'a jamais vraiment cru que sa finalité (et son pouvoir) puisse être l'illusion. Le jeu de Corneille avec la dialectique baroque de la réalité et de l'apparence dans l’Illusion comique ne doit pas tromper : il sait très bien que jamais un spectateur réel ne peut tomber dans la confusion de son personnage Pridamant. L'emploi même du mot « illusion » au XVIIe siècle montre bien qu'il doit être pris dans un sens purement conventionnel. Ainsi, quand La Bruyère vante les mérites de la machinerie parce qu'elle « augmente et embellit la fiction, soutient dans le spectateur cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre, où elle jette encore le merveilleux », il est évident qu'il ne parle pas ici d'une illusion qui serait croyance dans le merveilleux : aucun spectateur de l'époque ne croyait que c'était véritablement Jupiter qui apparaissait dans Amphitryon. Ce que La Bruyère fait ressortir à travers ce jugement, c’est que le plaisir de l'illusion réside non pas dans la confusion entre réel et figuré, mais au contraire dans la conscience de l'absolue coupure qui existe entre eux, et du jeu, du «faire semblant » qu'elle permet. L'enfant qui joue avec une boîte en carton sait très bien qu'elle n'est pas un camion. Le spectateur n'est pas plus dupe du metteur en scène et du décorateur que l'enfant de lui-même. Mais cela ne l'empêche pas de pouvoir ressentir des émotions aussi « fortes » (même si elles ne sont pas  identiques), de terreur ou de pitié, pour reprendre la terminologie aristotélicienne, que dans sa vie réelle. C'est un préjugé encore vivant de croire que la force d'émotion de l'art tient toute entière dans celle de ses référents. On sait que les spectateurs de l’Orestie d’Eschyle prirent la fuite à l'apparition des Érinyes. Autre exemple célèbre plus récent : le recul des spectateurs devant le film des Frères Lumière représentant l'entrée d'une locomotive en gare de La Ciotat. Dans un cas comme dans l'autre, les spectateurs n'ont pas été terrifiée par des divinités infernales ou une locomotive qu'ils jugeaient réelles.  Ainsi que l’écrit Roland Barthes : "Dans un cas comme dans l'autre, ce que le spectateur consomme, ce n'est ni la réalité ni sa copie ;c’est si l’on veut, une surréalité, le monde doublé de ses signes" .

Après avoir culminé avec le théâtre naturaliste, l'idéologie de l'illusion a vite périclité, ce qui ne l'empêche pas de sous-tendre toujours plus ou moins le théâtre de grande consommation. Dans le domaine de la recherche théâtrale actuelle, une utilisation originale de l'illusion a été tentée par le metteur en scène Augusto Boal dans ce qu’il appelle le « théâtre invisible ». Des acteurs se mêlent incognito à une foule et, à partir d'un scénario axé sur un thème précis (le racisme par exemple), créent une situation « dramatique » dans laquelle ils cherchent à entraîner le plus de gens possible (la finalité ultime étant de les amener à une prise de conscience et à une réflexion critique sur le thème choisi). Ceux des « spectateurs » qui entrent dans le jeu croient participer à un événement réel où les attitudes et les discours sont issus de la spontanéité de personnes comme eux et non de la préméditation d'acteurs jouant des rôles. Là on peut dire que l'illusion est totale. Mais est-ce encore du théâtre ? Il y a un texte, un metteur en scène, des acteurs. Mais peut-il y avoir théâtre, au sens propre, sans spécification d'un espace dramatique et sans, du moins au départ, position explicite d'un rapport acteur/spectateur ? Ce n'est pas sûr, même si cela ne change rien à l'intérêt et à l'efficacité (aux dangers aussi) de ce genre d'entreprises. Peut-être faut-il aboutir à cette conclusion qu'en fait théâtre et illusions sont incompatibles.

 

Illusion réalisme et signification

 

1- Réalisme et illusion théâtrale

En France c'est à l'époque du réalisme et du naturalisme que l'idéologie de l’ « illusion » au théâtre s'affirmera avec le plus d'éclat. Le mot d’ordre de « vérité », le souci de « faire vrai » iront de pair avec une esthétique de l'illusion, du « trompe-l'œil ». Plus que jamais la finalité assignée à la scène sera de construire un univers qui puisse être pris pour l'univers réel. Maupassant ironisera très justement sur l'ambiguïté du projet réaliste : « faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai… J'en conclus que les Réalistes de talent devrait s'appeler plutôt les Illusionnistes ». Dans cette citation est d'ailleurs repérable la confusion fondamentale qui fausse souvent le discours réaliste sur le théâtre (et sur le roman), la confusion entre les concepts de " vrai" et de" réel". Celle-ci est perpétuelle chez Zola, critique et théoricien du théâtre naturaliste. Pour lui, le théâtre n'est pas un système de saisie du réel mais le réel lui-même, dévoilé, objet de constat et non d'analyse.

L'idéologie de l'illusion comme garante de vérité fait oublier aux Naturalistes que le passage du réel à la scène implique toujours un « discours » sur le réel, même non formulé, et qu'il n'est pas de théâtre sans convention. Cet « oubli » n'est pas nouveau : il est intéressant de remarquer que Classiques et Romantiques se sont battus pour ou contre la règle des 24 heures, dans les deux cas, au nom de l’ « illusion » et de la « vérité ». Il ne s'agit évidemment pas de la même vérité, c'est-à-dire du même discours sur le réel, ici le temps et l'histoire.

On voit bien sur cet exemple que l'illusion est toujours relative et n'est en fait qu'un système de conventions parmi d'autres, qui refuse de se dire comme tel. Diderot aussi avait voulu que son drame soit plus « vrai » que la tragédie classique, mais il savait bien que la « vérité » du théâtre n'est pas d'être une copie du réel et que les pleurs sur scène et dans un salon ne peuvent être les mêmes (voir Paradoxe sur le comédien).

 

2- Théâtre dans le théâtre et distanciation

Le procédé du théâtre dans le théâtre (qui fait du théâtre même un objet de représentation théâtrale) est issu de la dramaturgie baroque. En montrant sur scène la matérialité des fonctionnements de l'illusion, il la casse, puisqu'il oblige le spectateur à voir, en même temps que l'univers représenté, les techniques de fabrication de cet univers ; le théâtre se désigne comme tel, au lieu de se donner comme transparence permettant un accès direct au réel. Le théâtre ne prétend plus être une image « essentialisée » du réel, mais être un point de vue sur le réel. Le théâtre moderne a également utilisé le théâtre dans le théâtre (Pirandello par exemple). Peter Weiss, dans La persécution et l'assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l'hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade, a poussé très loin la distanciation dialectique que permet le procédé en multipliant les points de vue intermédiaires entre le spectateur et la chose représentée. D'ailleurs, les recherches du théâtre baroque ont porté autant sur l'illusion (la scène à l'italienne) que sur la cassure de l'illusion (le théâtre dans le théâtre). Apparente contradiction seulement, car le jeu entre les deux techniques permet d'obtenir une déréalisation du réel, ce qui était une des visées de ce théâtre. C'est ce contre quoi Brecht s’insurgera : plus encore que de ne pas analyser le réel, il reprochera au théâtre d'illusion de faire glisser son irréalité au réel qu'il représente, de le présenter comme hors de portée de l'intervention, pratique et théorique, du spectateur.

La « distanciation brechtienne » sera dans la continuité de la théâtralisation propre au théâtre dans le théâtre, mais dans la perspective sans ambiguïté d'intervenir sur ce réel. Le théâtre épique s'affirme d'abord en tant que théâtre. Il rejette le type de communication, fondé sur la fascination et l'approbation, du théâtre d'illusion et cherche à susciter chez le spectateur une attitude d'étonnement et de questionnement devant la fiction représentée. Il n'est pas sûr pour autant que tous les fonctionnements traditionnels du théâtre soient exclus du théâtre brechtien, en particulier en ce qui concerne l'identification entre le spectateur et le personnage. Mais pour Brecht le théâtre demeure avant tout un discours sur le réel qui doit provoquer discours et actions du spectateur sur ce même réel.

3- Le théâtre comme système signifiant. Spécificité du « langage » théâtral

Le théâtre dans le théâtre et le théâtre épique attirent l'attention sur deux points :

  • Il faut se méfier de l'effet de réel de l'univers théâtral ;
  • Et réfléchir à son aptitude à signifier autre chose que la seule image qu'il offre, même si elle semble tout à fait « figurative » (au sens que ce mot a pour la peinture), réaliste. Au-delà de leur matérialité imitative du réel, les signes théâtraux ont aussi des effets de sens distincts de leurs effets de réel. Ce qui fait la cohérence d'un système de signes théâtraux (le texte dit par les acteurs est un élément de ce système), ce n'est pas son homologie avec les structures du réel (pour le texte, sa mimesis du langage parlé), c'est sa nature de système signifiant, de code.

En France, à l'époque même du théâtre naturaliste, le théâtre symboliste était parti en guerre contre la recherche de l'illusion. Pour Lugné-Poe ou Maeterlinck, l'effet de réel détourne de la signification du réel. En utilisant les signes théâtraux comme « langage », en les détournant de leur effet mimétique immédiat, ce théâtre retrouvera certains fonctionnements symboliques du théâtre médiéval.

C’est avec Copeau surtout et la notion de « théâtralité » que va s’affirmer la spécificité du « langage » théâtral : l'union consubstantielle de toute une série de systèmes de signes qui mettent en jeu non seulement la parole humaine, mais la gestuelle, la structuration de l'espace, l'éclairage, la musique…

Le problème de l'illusion, dans cette optique, n'est plus pertinent. Que l'acteur s'assoie sur une chaise Louis XIII ou sur un cube en plastique ne ressortit plus à une problématique d'illusion réaliste, mais de signification. Le metteur en scène choisira entre les deux, nous en fonction de leur aptitude à figurer un siège à l'époque représentée, mais de leur aptitude à s'intégrer dans un ensemble de signes théâtraux qui produiront la « lecture » qu'il fait de la pièce. Sur scène une chaise n'est plus, fonctionnellement, le même objet que dans le réel, elle devient signe. Il en est de même pour le texte théâtral : à lui seul, il ne peut épuiser la signification de la pièce et les autres systèmes de signes sont nécessaires pour la construire, du moins dans une pièce vraiment « théâtrale » qui ne ressortit pas à un purement « littéraire » (par exemple le « Lesedrama, le « drame à lire » allemand). En dehors d'une mise en scène précise pouvons-nous, à partir du seul texte de Molière, dire si Alceste « est » ridicule (comme le jouait Molière lui-même) ou tragique (comme le voyait Rousseau) et comme le jouait Jacques Dumesnil à la Comédie-Française ?

Le refus du « réalisme de l’illusion avait amené Brecht à donner une nouvelle définition, marxiste, du réalisme.  Autre refus de l'illusion, mais qui est également refus de la théâtralisation brechtienne, celui d’Artaud. Son Théâtre de la Cruauté veut renouer avec les origines cérémonielles, non théâtrales, du Théâtre. Il refuse d'être représentation du réel ou discours sur le réel. Pour ceux qui participent à son rituel, il est un événement unique, une expérience vitale non reproductible, où ils peuvent vivre l'irreprésentable de la vie.

 

Réfléchir sur le thème de l’illusion

 

Il est important d'amener le lecteur-spectateur « naïf » à se rendre compte que le réalisme scénique n'est qu'une convention parmi d'autres, qu'un mode de signification parmi d'autres.

Pour figurer l'espace scénique de Lorenzaccio, le metteur en scène doit-il seulement se fonder sur les indications scéniques de Musset et tenter de reproduire le plus fidèlement possible la Florence de1537 ? Le texte à dire des acteurs est aussi important pour déterminer la fonction et la signification du lieu scénique : Florence, dans ce tout structuré qu’est la pièce. Tenir compte dans la mise en scène, des métaphores récurrentes qui font de Florence un « mauvais lieu » sera aussi important, du point de vue de la communication théâtrale, qu'une simple recherche d'illusion réaliste (le Vieux Palais ou le parvis de San Miniato comme si vous y étiez !) Il n'y a pas d'ailleurs de contradiction entre un décor « réaliste » et son aptitude à signifier plus ou autre chose que lui-même ; simplement, (comme dans un tableau surréaliste), les objets figuratifs du réel fonctionneront également dans un autre système de signification, celui du théâtre. De même, les mots de la prose peuvent dire plus ou autre chose s'il fonctionne dans un système poétique.

L’espace scénique racinien, comment le représenter ? Les indications scéniques de Racine sont bien succinctes. Faut-il tenter de reconstituer l'antichambre d'un palais Romain du Ier siècle ap. J.-C. (Britannicus, Bérénice), d'un palais de la Grèce archaïque (Phèdre), ou le vestibule de l'appartement du Grand Prêtre du Temple de Jérusalem à l'époque biblique (Athalie)?

Les romantiques raillaient l'artifice et l'uniformité de ces antichambres de convention. Aujourd'hui, dans la lignée des lectures modernes de Racine, on sera plutôt sensible à l’unité de signification des lieux scéniques raciniens. Si l’on suit Barthes, l'antichambre racinienne n'est pas n'importe quelle antichambre, mais l'antichambre du Pouvoir. Pouvoirs du tyran et/ou du Roi et/ou du Dieu caché. Pour le lecteur, le spectateur, le metteur en scène (qui, lui, doit mettre en scène une « lecture » totale de la pièce au moyen de tous les systèmes signifiant du théâtre) le problème de l'illusion du lieu devient second. Et le rapport du lieu avec la parole tragique qui s'y déploie devient seul pertinent.

Quel costume pour Phèdre ? Une tunique à la grecque ? Cela a-t-il un sens –et quel sens ?– de la vêtir d'un costume du XVIIe siècle ? Ou du XXe siècle ? etc. Le metteur en scène Lavelli fit scandale en osant habiller en frac XIXe siècle Faust et Méphisto, dans l’opéra le plus joué dans le monde, le Faust de Gounod. Par la distance prise vis-à-vis de la tradition de la représentation (qui mimait un Moyen Âge de convention) et en jouant sur les connotations pour un spectateur d'aujourd'hui de l’habit bourgeois du XIXe siècle (le bourgeois fêtard-débauché-séducteur chez Balzac, Flaubert, Hugo, Maupassant…), il voulait rappeler que la très célèbre et très triste histoire de Faust et Marguerite n'est pas une « histoire d'amour » hors du temps mimant une relation éternelle entre l’homme et la femme, mais que Gounod, à travers elle, parle aussi du rapport social d’oppression qui lie la femme à l'homme dans un certain type de société situé historiquement.

Illusion et Manipulation. À partir de la « manipulation » par le magicien metteur en scène Alcandre du spectateur Pridamant dans l’Illusion comique et du principe du Théâtre invisible de Boal, il conviendrait de dégager les ambiguïtés et les dangers du maniement de l'illusion au théâtre (voir Boal, Jeux pour acteurs et non-acteurs, Maspero).

Existe-t-il un jeu théâtral « naturel » ? Une diction théâtrale « naturelle » ? Etc. Non, bien sûr. Chaque époque a ses styles, ses conventions, y compris sur le naturel. Cela n'empêche pas l'illusion réaliste d'être encore bien vivante. C'est le cinéma maintenant qui, éventuellement, prétend pouvoir approcher le plus l'illusion. L'échec à l'époque du cinéma-vérité (qui reproduisait la vieille confusion entre réalité et vérité) a bien montré que le cinéma lui aussi repose sur la convention, et, dans cette mesure, est un art. Au-delà de l’art, nous savons maintenant que l'image (la photographie, par exemple) n'est en fait pas plus « objective » que le discours ; l'effet de réel comme garant de vérité au théâtre est aussi illusoire que l’ « objectivité » de l'image et du discours.

Texte repris d'un ouvrage réalisé pour l'Association Pouvoir de lire et Pouvoir d'écrire et Duculot de Book en 1979. Le collectif.

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