Marivaux, L'Île des esclaves : la question de l’esclavage dans les sociétés européennes

Dans la continuation de la philosophie antique, qu’elle soit platonicienne, aristotélicienne ou stoïcienne, la morale chrétienne enseigne le devoir d’obéissance à tous les « sujets » de Dieu :
«  "Vous avez été appelés au service de Dieu en étant esclaves ; ne vous en mettez point en peine. Que chacun demeure en l’état où où il a été appelé." C’est la règle que nous donne saint Paul (I, Corinthiens, 7, 20-21) pour nous faire entendre que la religion chrétienne ne change rien à l’ordre de la société civile ni à la différence des conditions, parce que c’est la Providence divine qui a établi ces différences (Romains, 13, 1-7) », écrit l’Abbé Fleury dans son traité d’instruction intitulé Les Devoirs des maîtres et des domestiques (1668). Quant à Bossuet, il rappelle dans son Avertissement aux Protestants que « condamner l’esclavage reviendrait à condamner le Saint-Esprit qui ordonne aux esclaves, par la bouche de saint Paul, de demeurer en leur état et n’oblige pas le maître à les affranchir ». De fait, la tradition religieuse n’a cessé de renouveler une forme de compromis avec l’esclavage : de temps en temps les théologiens se sont élevés contre ses abus, mais l’abolition de son statut n’a jamais été un but formel pour l’institution chrétienne.

Ce qui a fait de l’Europe le lieu d’une révolution morale contre l’esclavage est la disparition progressive du travail servile pendant les six siècles qui ont suivi l’an 1000 ; mais ce qu’Adam Smith, à la fin du XVIIIe siècle, a appelé une « révolution de la plus grande importance pour le bonheur public de l’humanité » (Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations) ne fut en réalité instauré par aucun mouvement moral, politique ou religieux, mais par un processus économique auquel les courants philosophiques ou théologiques sont restés presque tous indifférents jusqu’à la veille de la Révolution française.

À partir des explorations/découvertes de la fin du XVe siècle (Afrique, Amérique), l’expansion coloniale donne de nouvelles limites géographiques et raciales au phénomène de l’esclavage. Au milieu du XVIe siècle, la fameuse grande controverse de Valladolid en Espagne constitue le dernier débat où est invoquée ouvertement l’autorité d’Aristote pour justifier l’esclavage « naturel » des Indiens d’Amérique du Sud. Les pays du Nord-Ouest de l’Europe développent un système de colonies esclavagistes (traite des noirs, commerce triangulaire ; le Code noir  promulgué par Colbert en 1685 pour règlementer le sort des déportés africains est encore durci en 1728), tandis que l’idée selon laquelle l’esclavage est moralement dégradant et historiquement anachronique se renforce. Désormais la différence entre les conceptions antiques et modernes est essentielle : l’esclavage ne se fonde plus sur le principe communément admis d’universalité et de centralisme, mais sur la différence et l’éloignement géoclimatique.

Au XVIIIe siècle, les progrès de la philosophie sociale laïque et matérialiste portent un coup déterminant aux systèmes de valeurs traditionnels qui ont soutenu les pratiques de l’esclavage. Plus que tout autre penseur, Montesquieu met la question à l’ordre du jour des Lumières européennes : on connaît son fameux réquisitoire en forme de démonstration par l’absurde (« De l’esclavage des nègres », L’Esprit des Lois, 1748, livre XV, chapitre 5). Condamnant les thèses d’un esclavage inscrit dans l’ordre « naturel », Montesquieu ne retient que l’argument « moderne » selon lequel les climats tropicaux rendent les hommes peu enclins à des travaux de force s’ils n’y sont pas contraints (L’Esprit des Lois, livre XV, chapitres 7-8). Sa prise de position s’inscrit dans la réflexion d’ensemble sur la nature humaine qui agite le XVIIIe siècle (voir "Les mythes du bonheur").

La Déclaration d’Indépendance américaine (1776) et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen fourniront un nouveau cadre de référence pour remettre en cause le principe même de l’esclavage. Il est aboli en 1793 par un décret de la Convention nationale : mais celui-ci n’est pas appliqué ; il faudra attendre 1848 pour que Victor Schoelcher impose enfin une abolition effective de l’esclavage dans les colonies.

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