Récit de Georges Chandon (1889-1940), d’après la tragédie de Sophocle Antigone, représentée en 441 ou 440 avant J.-C. aux Grandes Dionysies à Athènes (première édition, Nathan, 1947).
Retrouvez les noms propres dans le "Lexique des dieux, héros, personnages et lieux".
« Les lois des morts ont parlé dans mon cœur
plus haut que celles des vivants. »
Antigone et Ismène se promenaient à pas lents dans le jardin ombragé de lauriers. Le court crépuscule noyait déjà d'ombres bleuâtres les tours de la ville. Seuls les sommets des collines rocheuses se détachaient sur l'azur assombri comme des dentelures aux tons fauves. Thèbes allait s'endormir dans la paix du soir. Mais cette paix n'existait que pour les choses ; et les deux jeunes filles qui, au bras l'une de l'autre, passaient sous les arbres, minces silhouettes blanches, ne la sentaient pas dans leur cœur.
La lamentable destinée d'Œdipe se poursuivait à travers ses enfants : ses filles se sentaient promises au malheur. Vainement elles avaient essayé d'empêcher la lutte mortelle qui, pour une misérable question d'ambition, avait dressé face à face Polynice et Étéocle, leurs frères. Elles n'avaient rien pu. Leur retour à Thèbes, après la mort de leur père, ne leur avait apporté que désillusions et souffrances nouvelles. Du haut des remparts, elles avaient vu leurs deux frères s'affronter avec la même rage et se transpercer l'un l'autre, accomplissant ainsi leur destinée, selon les prédictions fatales des oracles. La famille d'Œdipe s'éteignait dans le sang.
Et pourtant, parmi tant de ruines, quelque chose avait fleuri : un amour, celui d'Antigone et d'Hémon, le fils de Créon. Leur hymen avait toujours été envisagé par leurs pères, au temps de leur enfance. Quand la jeune fille était revenue à Thèbes, Créon avait jugé utile pour lui de renouer ces projets. C'est ainsi que, timide et tremblant comme une fleur maladive dont les racines ont peine à se faire jour dans un sol bouleversé, l'amour avait grandi entre ces deux êtres promis, séparés, redonnés l'un à l'autre, courbés toujours sous la despotique volonté de Créon.
- Antigone, fit tout à coup Ismène en regardant fixement sa sœur, que roules-tu dans ta pensée ? Je te sens bien loin de ce jardin. Parle. À qui te confierais-tu, sinon à moi ? Nous sommes seules au monde désormais. Antigone se serra plus étroitement contre Ismène, et après avoir regardé autour d'elle pour voir si elles n'étaient point épiées :
- Ô ma sœur, fit-elle à voix basse, connais-tu l'édit de Créon qui défend, sous peine d'être lapidé, de donner un tombeau à Polynice ? Quand, pour la dernière fois, nous avons vu notre frère, ne nous a-t-il pas demandé d'enfouir son corps avec honneurs dans la terre thébaine ? J'ai promis. Et voilà que Créon, pour assouvir sa haine, n'a permis les honneurs de la sépulture que pour Étéocle. Ma sœur, peux-tu supporter cette pensée que le corps sanglant de Polynice soit déchiré par les oiseaux de proie, dans la puanteur d'un charnier ? Non, n'est-ce pas ? Cette nuit, nous enterrerons de nos mains les restes de notre frère.
Ismène tressaillit. Et d'une voix tremblante :
- Non, Antigone, il ne faut pas désobéir à Créon, dit-elle. Nous sommes faibles, que pouvons-nous contre des hommes forts ? Nous soumettre, et c'est tout.
- Quoi ! fit Antigone avec indignation, c'est ainsi que tu remplis ton devoir envers les tiens ? L'ordre de Créon est inhumain et ne peut qu'être en horreur aux dieux. Je le braverai. Seule, s'il le faut ; seule si tu n'as pas le courage de m'aider.
Ismène frissonna et rougit, mais la crainte de la colère du tyran fut plus forte que la honte qu'elle éprouvait, et elle murmura :
- Je ne peux pas t'aider. Pardonne-moi. Je voudrais...
Antigone retira son bras de l'étreinte du bras d'Ismène. Un sourire de dédain, apitoyé, se montrait sur sa bouche aux lèvres volontaires ; puis un éclair orgueilleux fit étinceler ses yeux bruns.
- Je serai seule, dit-elle. Les dieux me secourront.
Elle s'enfonça dans la nuit, tandis qu'Ismène, appuyant sa tête au creux d'un arbre, étouffait ses sanglots. Antigone, rapide comme la biche au bois, courait à travers la ville ; elle se glissa hors de la porte de Thèbes juste au moment où celle-ci roulait sur ses gonds et, sans hésiter (ne savait-elle pas bien, hélas, où avait eu lieu le combat meurtrier de la veille ?), elle se dirigea vers l'endroit où gisait le corps de Polynice.
Sur sa robe blanche elle avait revêtu un manteau sombre, qui confondait sa silhouette avec la nuit. Elle marchait à pas si légers que le trottinement d'une musaraigne était plus perceptible. Un moment, en approchant du corps, elle s'arrêta : deux ombres se tenaient debout dans la plaine. C'étaient celles des gardiens que Créon avait établis près du cadavre pour empêcher qu'on ne le dérobât pendant la nuit. Ces gardiens allaient-ils donc veiller ainsi longtemps ?
Le cœur d'Antigone battait à l'étouffer. Mais bien vite elle respira : s'encourageant l'un l'autre au repos, les deux hommes s'assirent sous un bouquet d'oliviers et, pour abréger la longueur de la nuit, burent à même une outre pansue qu'ils avaient apportée, puis, se couchant sur le sol, ils fermèrent les yeux.
Antigone s'approcha alors du corps de son frère, et, à genoux, se pencha vers la face si pâle. Le regard vitreux était tourné vers le ciel. La jeune fille appuya sa main contre la terre ; elle était dure et séchée de soleil : jamais les faibles muscles d'une femme ne parviendraient à la creuser. Et les instants passaient.
Silencieusement, Antigone accomplit les rites funéraires. Trois fois, du cratère qu'elle avait emporté, la poussière tomba en libations aux divinités infernales sur l'homme immobile. Puis, fouillant toujours le sol à l'aide du vase d'airain, elle enfouit sous une mince couche d'humus ce corps de guerrier. Haletante, épuisée de son effort, elle ne s'arrêta que lorsqu'il fut entièrement recouvert, à l'abri de l'avidité des bêtes de proie. Le jour paraissait ; les gardiens allaient sortir de leur sommeil d'ivresse. Antigone s'éloigna.
Créon, en apprenant par les gardiens, honteux de leur manque de surveillance, que les honneurs funèbres avaient été rendus au cadavre de son ennemi, entra dans une colère effroyable, et peu s'en fallut qu'il ne fît payer cher à ses serviteurs leur sommeil inopportun. Il commanda d'enlever au corps de Polynice son linceul de terre et il posta la nuit suivante plusieurs soldats avec ordre de se saisir de tous ceux qui tenteraient de s'approcher.
Antigone, trompée par le silence qui régnait dans la plaine, crut pouvoir aller parfaire sa besogne de la veille ; les gardiens semblaient plongés dans la torpeur ; la jeune fille s'avança. Mais quand elle vit de nouveau exposé à l'air ce corps où la putréfaction commençait son œuvre, la douleur la saisit. Pleurant, gémissant tout haut, elle se laissa tomber sur le sol.
Des mains brutales la saisirent.
« Je suis perdue », pensa-t-elle. Mais elle ne résista pas. Un immense découragement s'était emparé de sa pensée. Sans un geste, sans un mot, elle se laissa conduire devant Créon.
- Créature indigne, qui désobéis à ton roi ! s'écria celui-ci. Quoi, tu donnes un tombeau à l'ennemi de ta ville ? Tu as osé violer ses lois ?
- C'est que Zeus ne les a point faites, répondit Antigone d'un ton las mais calme, elles ne peuvent donc l'emporter sur les lois immuables de la nature que respectent les dieux eux-mêmes.
- Tu es bien la fille de cet Œdipe au caractère inflexible, reprit Créon. Mais sache-le : le cheval le plus indompté trouve son frein.
- La mort seule me courbera, fit simplement Antigone.
Elle avait fermé les yeux, attendant vaguement le coup mortel ; une voix près d'elle la tira de son immobilité : Ismène tendait les bras à sa sœur. Son visage était pâle et ses yeux pleins de larmes.
- Ismène, fit Créon d'une voix dure, je t'ai fait venir pour te confronter avec cette misérable. Le trouble dont tu as fait preuve depuis hier montre que tu connaissais et que tu as peut-être aidé son crime. Que dois-je croire ? Réponds.
- Antigone est-elle menacée de mort ? demanda Ismène.
- Oui.
- Alors, je suis coupable aussi.
- Ce n'est pas vrai ! cria Antigone. De quel droit, ma sœur, viens-tu prendre ta part du supplice quand tu m'as laissée seule dans la tâche ? Je ne te permets pas de te condamner ainsi. Vis, Ismène. Toi qui as respecté la volonté des vivants, reste avec les vivants. Je n'ai songé qu'aux morts, je vais avec les morts.
- Que ferais-je sans toi, ma sœur ? fit Ismène en pleurant.
Autour des jeunes filles, les rudes soldats du tyran retenaient leurs larmes avec peine. Créon fronça les sourcils :
- Je pense, dit-il, que l'une de ces deux filles a perdu l'esprit et que l'autre est née insensée.
- Ô Créon, fit Ismène en tournant vers lui son visage implorant, pardonne à ma sœur. N'oublie pas qu'elle est la fiancée de ton fils. Songe à la douleur que tu vas causer à Hémon. Aie pitié !
Créon regarda les jeunes filles avec froideur.
- Mon fils m'obéit, dit-il. Son cœur ne bat que si je le permets. Gardes, qu'on aille le chercher. Je veux lui montrer moi-même, entourée de gardes et promise au supplice, celle qui a osé me braver.
Ismène se jeta en pleurant aux pieds du tyran. Quoi, la faible lumière qui brillait encore dans la maison d'Œdipe, sur la fin de sa descendance, allait-elle aussi s'anéantir ? Les sanglots de la jeune fille retentissaient lugubrement, mais ils ne troublèrent ni l'impassible Créon ni Antigone qui regardait ses bourreaux avec fermeté.
Des pas rapides se firent entendre sur les dalles de la salle voisine. Salué par les gardes, Hémon parut sur le seuil et s'approcha du trône de son père. Son visage avait la pâleur de la mort et un léger tremblement l'agitait tout entier ; pourtant ses yeux ne se portèrent pas un instant sur sa fiancée, ni sur Ismène. On eût dit qu'il se trouvait en présence de deux étrangères et qu'il était indifférent au terrible drame qui se jouait dans le palais.
- Viens-tu en ennemi, mon fils ? demanda Créon dont la voix dure s'adoucit pour parler à son unique enfant. Ou, quoi que je fasse, respecteras-tu la volonté de ton père ?
- Je la respecterai, fit Hémon simplement.
Créon regarda les deux sœurs avec une joie farouche.
- Mais, reprit le jeune homme dont les yeux bruns eurent un éclair vite réprimé, il est impossible, mon père, que toi tu songes à braver la volonté de Thèbes. Ignores-tu ce que disent les citoyens ? Ils plaignent bien haut la fille d'Œdipe, ils la louent d'avoir voulu ensevelir son frère mort en combattant, et ils te blâment de ta sévérité. Père, je suis bien jeune pour oser te conseiller. Cependant, je ne puis te laisser commettre un tel crime sans te dire qu'une autre mort suivra la mort d'Antigone. Rien ne m'est plus à cœur que ta gloire et ce serait une flétrissure pour elle que de te laisser emporter par la colère.
Créon s'était levé de son trône, palpitant.
- Tu me menaces ? cria-t-il à son fils, tu me conseilles ? Sors d'ici. Sache bien qu'aucune prière ne peut fléchir ma volonté. J'avais ordonné. Cette jeune fille m'a désobéi et je dois me montrer d'autant plus sévère que je ne veux point me parjurer aux yeux de mon peuple. Ce n'est pas parce que le coupable est de ma famille qu'il est moins coupable. Hors d'ici ! ou elle mourra devant toi.
Hémon chancela. Un instant il hésita, mais le visage de son père avait une expression si implacable qu'il fit un pas en arrière. Déjà un garde élevait au-dessus de la tête d'Antigone son large glaive.
- Que les dieux soient avec toi, Hémon, murmura la jeune fille en fermant les yeux.
Hémon jeta un cri déchirant et s'enfuit. D'un geste, Créon commanda au garde de remettre son glaive au fourreau.
- Ce n'est pas ainsi qu'elle doit mourir, fit-il. Son sang ne souillera point ce palais, ni la ville. Holà, soldats, entourez la captive. Menez-la, à travers Thèbes, jusqu'à la tour en ruine qui domine la cité et dont il ne reste plus que les fondements. Là, vous la descendrez dans ce cercueil de pierre ; vous lui donnerez une urne pleine d'eau et un gâteau de froment, afin que la mort ne vienne que lentement pour elle, et que l'expiation de son audace soit plus longue. Elle mourra de faim dans ces ténèbres et ce silence. Et ainsi, son supplice apprendra à tous que, lorsque le roi commande, il faut obéir.
Ismène poussa un faible gémissement ; elle se cramponna aux genoux de Créon.
- Doit-elle partager le supplice ? demanda un garde.
Créon eut un regard pour la pâle jeune fille prosternée à ses pieds.
- Non, dit-il. Qu'on l'enferme dans le palais. Sa sœur est seule coupable.
Puis, se tournant vers Antigone :
- Tu ne me demandes pas grâce, reprit-il, cœur indomptable ? Es-tu donc si satisfaite de penser qu'en mourant ton frère t'a tuée ?
Antigone fixa sur le tyran ses yeux limpides et fiers.
- Je sais qu'il faut obéir aux lois, fit-elle. Mais les lois des morts ont parlé dans mon cœur plus haut que celles des vivants. Je savais ce à quoi je m'exposais ; rien pourtant n'aurait pu m'empêcher de faire ce que j'ai fait, car il s'agissait de mon frère. Même pour un époux, même pour un enfant, je n'aurais pas enfreint ainsi la loi de la cité. Car on peut avoir un autre époux, un autre enfant, mais jamais un autre frère ne me serait né, ô mon père, ô ma mère, ombres diaphanes du royaume d'Hadès !
La voix de la jeune fille sombra dans une plainte ; elle mit sur son visage ses deux mains enchaînées, puis, sans plus de résistance, se laissa emmener. Créon était monté à cheval ; Antigone fut placée sur un char et au milieu du silence épouvanté de la ville, le cortège se dirigea vers le lieu du supplice.
Créon regardait les groupes avec menace, comme si ces hommes qui s'assemblaient ici et là avaient comploté de lui enlever sa victime. Mais nul cri de révolte ne se faisait entendre. On plaignait Antigone, on pleurait sur sa fin si prompte ; cependant, l'autorité de Créon courbait trop les Thébains pour que leur pitié pût se faire jour plus ouvertement que par des regards et des soupirs furtifs.
- Pauvre jeune fille, murmurait-on quand, le cortège passé, on ne craignait plus d'être entendu, mourir dans la fleur de son âge et de sa beauté, sans avoir connu la douceur de l'hymen ni la joie de la maternité... Hélas ! en quoi a-t-elle offensé la justice des dieux pour subir un sort semblable à celui de tant de grands criminels ? Hélas ! pleurons sur le tragique destin de celle qui fut la fiancée d'Hémon.
À la nuit tombante, Créon regagna la ville. Sa vengeance était satisfaite, pourtant il n'éprouvait pas l'âpre joie à laquelle il se serait attendu. L'absence de son fils l'inquiétait aussi. Comment Hémon supporterait-il la nouvelle de la mort d'Antigone ? Il n'avait rien fait pour entraver la volonté paternelle et n'avait pas paru au lieu du supplice. Mais une telle douleur le laisserait-elle sans un mot ?
Des gardes étaient restés près de la tour dans les profondeurs de laquelle avait été descendue la fille d'Œdipe ; ils avaient pour mission d'empêcher toute approche, toute tentative de délivrance.
« Où est Hémon ? » se demandait Créon en jetant autour de lui, à chaque instant, des regards inquiets. Soudain il tressaillit et arrêta son cheval : une ombre se dressait devant lui. C'était celle du devin Tirésias qui, appuyé sur l'épaule de l'enfant qui lui servait de guide, s'était placé sur la route du roi de Thèbes.
- Ah ! c'est toi, Tirésias, dit celui-ci d'une voix frémissante. Que veux-tu de moi ? Et pourquoi demeures-tu ainsi sans mot dire ?
- Il arrive à tous de faillir, fit le vieillard d'un ton solennel, mais si celui qui a failli persiste dans son erreur, c'est un fou ; ne sois pas ce fou, Créon. Écoute-moi.
Créon s'inclina avec respect.
- J'ai toujours écouté tes conseils, vieux sage, dit-il, et toujours je me suis applaudi de les avoir suivis. Dans les cris des oiseaux, dans le battement de leurs ailes, dans la graisse qui fume et pétille sur la cendre chaude, tu sais lire le destin des hommes, c'est pourquoi tu es respecté de Créon, ô Tirésias.
- Eh bien, reprit le vieux devin avec force, puisque ma science t'a convaincu déjà, qu'elle te convainque encore. Ou sinon... Ne refuse pas plus longtemps au fils d'Œdipe la sépulture que réclame sa vaillance. Les chiens et les oiseaux de proie se disputent son cadavre. Arrache-le à cet ignominieux destin.
Créon éclata d'un rire sardonique plein de haine.
- Je ne me soucie pas de mon ennemi, cria-t-il. Tais-toi donc si tu ne veux pas m'irriter. Sans doute t'a-t-on payé pour te faire me donner ce conseil. Combien as-tu reçu, Tirésias ? Car on le sait bien, les devins sont les amis de l'argent.
Tirésias leva bien haut son front auréolé de cheveux blancs.
- Ne parle pas ainsi, dit-il d'une voix lente et triste. L'argent me corrompt-il donc quand je t'annonce ceci ? Le temps est proche où ta demeure retentira de lamentations. Les Érinyes te dresseront des embûches ; tu n'éviteras pas leur colère. Tes mains sont rougies du sang familial. À cause de toi, l'âme d'un vaillant guerrier erre sans paix, sans avoir pu trouver le repos honoré du sépulcre. Ô Créon, tu payeras ces crimes par tout ce que tu as de plus cher.
L'accent de Tirésias était tel que le roi se mit à frissonner. Il voulut interroger le vieillard sur ces menaçantes paroles, mais déjà le devin et l'enfant, son guide, s'éloignaient. Créon demeura un instant immobile et silencieux. Ses yeux erraient avec anxiété sur les frêles silhouettes qui s'enfonçaient dans la nuit et sur ses serviteurs qui chuchotaient entre eux.
- Que faire, ô dieux, que faire ? dit-il tout haut, plein d'angoisse.
Un vieux serviteur s'approcha. Il avait vu naître Créon et ne l'avait jamais quitté.
- Daignes-tu demander un conseil à ton esclave, ô mon roi ? fit-il. S'il en est ainsi, écoute Tirésias, je t'en supplie. Car depuis que mes cheveux noirs sont devenus blancs, il n'a jamais rien prophétisé qui ne fût vrai.
- Ainsi, dit le roi avec effort, il faudrait, pour empêcher les malheurs qui me menacent, que j'arrache Antigone, cette morte vivante, à son sépulcre, et que je donne un tombeau à celui qui gît délaissé ? Faire cela, moi, moi !
- Le temps presse, fit ardemment le serviteur. Et les châtiments envoyés par les dieux ont des pieds rapides. Hâte-toi.
Créon hésitait, partagé entre la crainte et son ressentiment. Enfin, il se décida.
- J'obéirai, dit-il d'une voix brusque, j'obéirai à ce qui est l'ordre des dieux, à ce que je ne puis méconnaître. Je renoncerai à ma vengeance. Holà, vous tous, apportez des torches et courons à la plaine élever un tombeau à Polynice. Puis...
Créon fit tourner bride à son cheval. Derrière lui couraient serviteurs et soldats ; la plaine du combat où gisait le cadavre du fils d'Œdipe s'illumina de lumière. Au bord de la fosse que les esclaves creusaient à grands coups de pioche dans la terre dure, le tyran de Thèbes regardait, pâle et angoissé.
Ces pauvres restes que les vautours et les chiens déchiquetaient la veille furent pieusement enfermés dans un linceul et offerts à la flamme fumeuse d'un brasier fait de jeunes rameaux de myrte. Un tertre fut élevé au-dessus des cendres.
Créon, à mesure que passaient les instants, sentait une impatience et une anxiété grandissantes lui étreindre le cœur. Quand le dernier chant funèbre monta en l'honneur d’Hadès vers le ciel de la nuit, il ne put se contenir davantage.
- À la tour ! cria-t-il. Et qu'Antigone vive !
Et de nouveau, sur la terre obscure, le galop de son cheval fit son bruit précipité.
- Ô roi, cria soudain dans l'ombre une voix lugubre, où cours-tu si vite ? Tu n'arracheras pas ton fils au tombeau.
- Mon fils ? balbutia Créon, tremblant.
Il était parvenu à la tour en ruine. Avec des leviers ses serviteurs arrachèrent la dalle qui fermait le caveau où, quelques heures auparavant, Antigone avait été emmurée. Créon se pencha et poussa un cri terrible : aux pieds de sa fiancée morte, Hémon, le cœur percé de son propre glaive, gisait livide et sanglant. Ses yeux sans regard semblaient faire peser sur son père un reproche muet et terrible.
La nuit s'emplit de clameurs désespérées. Créon, serrant dans ses deux mains son front qui le brûlait, s'éloigna en chancelant, insensible à ce qui l'entourait. Une seule pensée le soutenait, l'obligeait à marcher. Il songeait que, sur le seuil du palais, il allait trouver cette femme, cette mère qui attendait et qu'il lui faudrait raconter la chose épouvantable, la mort de l'enfant, leur unique orgueil.
Mais nul n'attendait sur le seuil. Le palais semblait vide. Créon s'arrêta, les yeux hagards. Autour de lui, les serviteurs, haletants de leur course rapide, demeuraient sans un mot.
Lentement, le roi de Thèbes franchit ce seuil désert et silencieux. Et alors, il comprit que les dieux ne l'avaient pas frappé à demi et que la malédiction d'Œdipe ne laissait plus un seul refuge à sa douleur : la mère d'Hémon était morte elle aussi. Le poignard dont elle s'était percé le cœur avait roulé, sanglant, au pied de l'autel des ancêtres, des protecteurs séculaires du foyer. Le dernier cri de cette mère mourant de la mort de son fils avait été une imprécation contre le tyran impitoyable.
Créon soupira ; la folie tournoyait dans son cerveau ; elle lui montrait sa vie à venir comme une route aride où il allait marcher sans trêve et sans espoir, seul avec ses remords ; ses jambes plièrent sous lui et il s'abattit, inconscient, entre les bras de ses serviteurs.